
Il y a eu ce patient, que pour des questions de confidentialité nous appellerons Roger. Roger est le premier patient que j’ai vu lorsque je suis arrivé dans l’EMS où il résidait. Et pour cause, c’est lui qui est venu à ma rencontre.
« Bienvenue, vous êtes nouveau ? » qu’il me lance d’emblée. Je lui réponds : « Bonjour, je suis le nouvel accompagnant spirituel ». Roger tourne les talons, et s’en retourne à sa place sans un mot. Un peu étonné, je vais voir l’équipe soignante. Ils ne me connaissent pas encore, alors je dois me présenter. Après quelques présentations d’usage, on me transmet une liste de patients à visiter. Parmi eux figure Roger. Je demande : « pourquoi ce monsieur spécialement ? ». La réponse est tranchante : « Il est très seul, sa famille habite dans un autre canton, et nous peinons à entrer en interaction avec lui ». Je suis un peu étonné, car ce monsieur me paraissait tout à fait avenant en dehors de son volte-face inattendu.
Après un tour dans la maison pour prendre mes marques, je descends à la salle à manger. Roger me toise depuis sa place. Il se lève, s’approche de moi et me dit : « Bienvenue, vous êtes nouveau ? ». Je lui donne la même réponse que précédemment : « Bonjour, je suis le nouvel accompagnant spirituel ». Roger s’en souvient : « Ah oui, je me rappelle maintenant ». Je lui propose de m’asseoir boire un café avec lui, ce qu’il accepte. Il nous prépare deux cafés et m’invite à sa table. « Que faites-vous dans la vie ? » qu’il me lance. Je lui réponds : « J’accompagne les personnes dans des EMS et en psychiatrie ». Lui : « Ah, vous êtes dans le médical, ça tombe bien, moi aussi j’étais chirurgien avant de prendre ma retraite ».
Roger s’est lancé de lui-même dans un récit passionnant. Il m’a parlé de ses études et de tout son parcours avant de devenir chirurgien dans un établissement universitaire. Un jour, alors qu’il avait choisi sa voie de chirurgien, il désirait ardemment qu’un illustre médecin dont j’ai omis le nom devienne son précepteur. Il s’approcha de lui et il eut en guise de réponse : « allez faire deux cent autopsies, et lorsque vous les aurez faites, revenez et je vous prends à mes côtés ». « Qu’as-tu (le tutoiement s’était installé rapidement) fait Roger » je lui demandais. « Ben, j’ai fait mes deux cent autopsies et je suis allé travailler avec lui ».
Roger et moi avons développé rapidement une relation de confiance, et au fil des mois une amitié sincère. Très rapidement il s’est confié à moi sur ses difficultés et sur sa solitude dans la maison.
« Je suis un vieux con, du coup je suis un peu seul ». Après une demi-heure, il me dit comme ça : « Assez parlé de moi, parle-moi de toi : tu fais quoi dans la vie ». Je lui réexplique que je suis accompagnant spirituel, et que je fais une formation donnée par la fac de médecine à Lausanne en « Santé, médecine et spiritualité ». Il me demande alors : « Tu es pasteur, prêtre, diacre ou un truc du genre ? ». Je lui réponds par la négative et il me répond avec le sourire : « Ah voilà, ça explique pourquoi tu n’es pas chiant ». Je lui confie que j’espère à terme pouvoir faire de la recherche clinique en lien avec la spiritualité, mais que je ne me fais pas d’idées : sans un cursus universitaire solide, cela sera difficile. Cela fait naître un second sourire sur son visage. Il me prend la main et me dit avec beaucoup de tendresse : « tu vas y arriver, tu as les idées claires, ça se voit ».
Roger était peut-être un vieux con, mais un vieux con rempli de tendresse et de choses qu’il souhaitait transmettre. Des vieux cons comme ça, j’en veux d’autres.
Lorsque je reviens la deuxième fois rencontrer Roger, il a oublié mon nom, ma fonction, mais pas mon visage. Il m’accueille avec un « cher ami ». Je m’assieds en face de sa place, et il arrive aussitôt avec deux cafés. Nous reprenons nos discussions. Inévitablement, il y a un peu de redite, car Roger oublie une partie des évènements et des discussions. Mais, la même complicité s’installe rapidement. Je le questionne sur lui, sur comment il se sent, sur son histoire et lui se déverse dans une totale confiance avant de me poser la question fatidique : « mais du coup, tu es pasteur, prêtre, diacre ou un truc du genre ? ». Je lui réponds que non, que je suis simplement accompagnant spirituel, que je suis laïc. « Ah oui, c’est vrai, toi, tu es un bon. Moi, Dieu je m’en fous, car il n’existe pas ». Je souris, et il me demande : « Et toi, Dieu tu t’en fous ? ». Je lui réponds : « Oui, je m’en fous. Ce qui m’importe, c’est toi Roger, pas Dieu ». Roger se lève et va nous chercher deux autres cafés.
Roger avait été assez saoulé par ceux qu’il appelait les « dealers d’espoir » qui venaient lui expliquer que s’il croyait, il n’aurait pas de souci à se faire pour l’après-vie. Il y avait eux, et ceux qu’il appelait les « pasteurs consensuels » qui venaient lui serrer la main et passaient leur chemin. « Mais tu sais, aucun d’entre eux ne s’est intéressé à moi. Peut-être que tu les connais, peut-être ce sont des collègues à toi ». Peut-être. Mais, je ne voulais pas le savoir. Parce que j’étais bien juste avec Roger.
Roger n’avait personne à qui transmettre ce qu’il avait en lui. Du savoir, une sagesse immense, et beaucoup d’affection. En allant le visiter régulièrement, je suis rapidement devenu celui à qui il transmettait ces choses. Roger m’accueillait comme si je venais à son domicile privé, et me raccompagnait à ma voiture ou au moins jusqu’à la porte de l’EMS après chaque passage. J’ai eu le privilège de profiter de toute sa sagesse et de ses expériences. Et, plus que tout de son bon sens de chirurgien. Un jour, alors que COVID était arrivé dans l’histoire, je dus rester à distance des patients, ce qui a considérablement bouleversé Roger, qui avait un cruel besoin de contact humain. Je l’ai vu fâché pour la première fois lorsque, à la demande de l’EMS, je dus refuser de lui serrer la main. Roger s’est retourné en criant : « quel manque de respect de la part de tous ces gens, c’est ça l’amour du prochain ? », et ne m’a plus parlé pendant quelques jours. J’étais d’accord avec lui. Et en même temps je devais suivre les instructions données par l’établissement. Bloqué entre la conscience du besoin humain de la personne en face de moi, et la règle à suivre. Bloqué entre mon devoir professionnel et mon devoir humain. J’ai fait le choix professionnel, à contrecœur.
Un jour, sans prévenir, il est venu vers moi frontalement, a pris une bouteille de désinfectant, m’a désinfecté les mains, s’est désinfecté les siennes et a pris mes mains dans les siennes en me disant : « Quand les règles sont bêtes, on les emmerde. À quoi servent ces litres de désinfectant si je ne peux pas serrer la main d’un ami. On bosse les deux dans un hôpital, on sait bien que ce désinfectant suffit pour se dire bonjour, non ? Utilisons notre bon sens ». Roger avait mes mains dans les siennes. Il m’a souri. C’est vrai qu’il était plein de bon sens Roger. C’est le dernier échange que j’ai eu avec lui. Bon vent Roger.