Chroniques d’un accompagnant #6

Il y a cette patiente que pour des raisons de confidentialité nous appellerons Diane. Alors que le directeur de l’EMS où elle réside me faisait visiter la maison, celle-ci était assise au salon à nous observer.

« Dans les prisons il y a le panoptique, ici il y a Diane » me dit le directeur en rigolant. Diane se fend d’un sourire et me pointe du doigt : « c’est qui ce beau gosse là ». « Diane, je vous présente le nouvel accompagnant spirituel, il s’appelle Jérôme ». Diane devient soudain très sérieuse. Elle me regarde avec un petit sourire en coin et me dit : « Pardon mon père, si j’avais su, je n’aurais pas dit ce que j’ai dit. Je vais aller en enfer ? » Le ton était donné. Diane s’est très vite sentie à l’aise avec moi… comme avec tout le monde en fait. Pendant notre premier entretien, elle me parle des autres résidents, et me les décrit un par un. « Celle-là là-bas, avec le pull en laine rose tout moche, on comprend rien à ce qu’elle dit. Elle rode toujours pour écouter les conversations. Une vraie chipie je te dis. Lui là-bas il est gentil, mais celui à côté, c’est un miston. Comme toi, t’as une tête de miston. » Le tutoiement s’était installé naturellement.

Elle était serveuse. Elle travaillait à la cafétéria d’une maison qui accueillait des jeunes en difficulté en atelier de jour. « Qu’est-ce que je les aimais mes jeunes. Ils arrivaient là tout paumés, mais avec moi ça filait droit crois-moi. De temps en temps je leur offrais un sirop ou un chocolat, alors je me faisais gronder par le directeur. Mais il pouvait pas me renvoyer… ah non, personne aurait tenu le lieu aussi bien que moi ça c’est sûr ». Très vite j’ai compris toute la fierté qu’elle tirait de ses années de travail. D’ailleurs, quand son corps ne lui fait pas de « chicanes », elle aime s’occuper des fleurs, ou remettre les couverts droits au réfectoire. « C’est des petites choses, mais ça fait la différence tu vois ». Pendant cette première rencontre, elle me parle aussi de son chien, qu’elle a du laisser quand elle est entrée en EMS. Une de ses plus grandes déchirures. « Tu vois, il est toujours au village. Alors des fois je le vois passer avec son nouveau maître. Il a une tête de con, mais c’est pas un mauvais bougre j’en suis sûr. Ils ont l’air heureux tous les deux ».

Après une bonne heure d’entretien, je signifie à Diane que je vais gentiment partir. Elle me regarde étonnée : « quoi déjà ? » Je lui explique que j’ai encore une longue journée devant moi, et que j’ai eu plaisir à la rencontrer. Elle dit comme ça : « Bon, d’accord. T’es excusé parce que c’est pour ton travail. Mais tu reviens me voir c’est promis hein ? ». Depuis cette rencontre, Diane et moi buvons un café ensemble à chacune de mes venues. A chaque fois que j’entre dans le salon, elle est là, face à la porte et je ne peux échapper à son regard perçant. Le panoptique disait le directeur : Il y a un fond de vrai. A chacune de mes apparitions, elle se fend d’un sourire qui réchauffe le cœur. Et du coup, le rituel s’est petit à petit installé : à chaque fois que je monte, je commence mon travail par un café avec elle. Et gare à moi si j’ai l’outrecuidance de changer les habitudes.

Un jour alors que j’entre dans le salon, Diane n’est pas là. Je m’approche de l’infirmière qui me dit qu’elle est hospitalisée. Rien de grave, mais elle doit passer une ou deux nuits sous surveillance à cause d’une mauvaise chute. On me demande si je peux aller la visiter, ce que je fais en fin d’après-midi le jour même. J’arrive devant l’hôpital et on m’explique qu’avec COVID il faut annoncer ses visites. Diane est seule et elle n’a pas de visite agendée. Du coup, un coup de fil pour m’annoncer à l’hôpital et douze minutes plus tard je peux entrer. Arrivé dans sa chambre elle me dévisage. « Toi, enfin. Il fallait que quelqu’un vienne me voir, je m’ennuyais sérieusement ici. Heureusement que t’es là ! ». Diane rentrera ensuite à l’EMS ou elle sera alitée encore quelques temps.

A ma visite suivante, c’est en chambre qu’elle se trouve. Couchée dans son lit. Elle m’accueille somnolente et me demande si elle peut rester couchée. Les antidouleurs font qu’elle a le sentiment de perdre pied par moment. Pour la première fois à l’EMS, je suis assis et pas elle. Ça la gêne : « Je suis contente de te voir, mais j’aime pas que tu me voies comme ça… tu vas te dire que je suis une vielle ». Elle rigole. Après quelques plaisanteries en guise de préambule à notre rencontre du jour, Diane me dit avec un ton sérieux et quasi cérémoniel : « Aujourd’hui je vais te montrer une chose. Une chose que je montre à peu de gens. Prend le cadre qui est au mur derrière toi ! ». Sa requête me parait saugrenue, mais je m’exécute. Interrogatif, je lui demande qui est sur la photo à côté d’elle. Elle me coupe net : « Mais non patate, pas l’image : derrière l’image. Ouvre le cadre. » Je relève les taquets et débloque le cache arrière du cadre photo. Derrière la photo, bien à l’abri des regards, il y a une feuille pliée en quatre. « Ça, c’est ma fierté » me dit Diane. « Ouvre-le tu vas voir ». Son regard est soudain rempli d’émotions. Je déplie le papier. Il s’agit d’un certificat de travail : celui du travail de serveuse dont elle m’a parlé. « En dehors de ceux que j’ai dans ma tête, c’est le seul souvenir qu’il me reste de ça. Fais attention quand tu le replies s’il te plait c’est précieux ». En effet, c’est ce que Diane a de plus précieux : le souvenir des autres, de ceux qu’elle a aimé comme une mère et dont elle a pris soin. Du coup, nos rencontres n’ont que plus de valeur. Nous nous rappelons l’un l’autre, et savoir que je pense à elle lui fait du bien. « Moi aussi je pense à toi quand tu n’es pas là » me dit Diane, qui attache une importance particulière aux relations. Aujourd’hui encore, plus de trois ans après notre rencontre, je continue avec plaisir à boire le café avec elle à chaque venue.

Alors merci Diane, et au prochain café.

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