
Il y a cette patiente, que pour des raisons de confidentialité nous appellerons Jocelyne. Elle à bientôt 80 ans. Nous nous sommes rencontrés lors de sa première semaine à l’EMS. L’infirmière m’a simplement dit qu’une nouvelle résidente était arrivée et je suis allé me présenter à elle.
C’est une des patientes que je vois le plus souvent. Enfin, que je voyais. Car depuis quelques semaines, j’ai plus de peine à aller la visiter pour des entretiens en tête à tête. Si les relations avec les patients, qui plus est en gériatrie, sont la plupart du temps aisées pour moi, il y en a qui sont plus compliquées. Celle-ci était simple au début. Compliquée, elle l’est devenue par la suite.
Jocelyne est sculptrice. Lorsque je l’ai rencontré elle venait de déposer ses valises dans l’institution. Et ses valises étaient pleines de vieilles sculptures. « Ce sont des restes d’anciennes expositions, ou des commandes que les personnes n’ont jamais prises. Venez, je vous les montre ». J’ai passé une bonne heure et demi avec elle. Elle a passé au crible chacune de ses œuvres, et je dois avouer que j’étais assez admiratif. Il y a chez cette femme un talent indéniable. Au fil des semaines et des mois, nous enchaînions les rencontres. Les premières fois, elle me redemandait à plusieurs reprises si je voulais voir ses sculptures. Je lui disais qu’elle me les avait déjà montrées et nous nous asseyions. Elle me parlait d’art, de littérature. Elle partageait ses lectures avec moi. A notre deuxième rencontre, elle me parle, passionnée, d’un livre qu’elle a lu sur l’art de la préface. Petit à petit, au fil des partages littéraires, elle s’ouvre de plus en plus sur elle et sur sa vie, et sa personne prend de plus en plus la place des livres dans les discussions : elle était une jeune alsacienne venue en Suisse pour des raisons qu’elle ne m’a jamais évoquées. Toujours est-il qu’elle a trouvé du travail assez rapidement, tout comme elle a rencontré son mari aujourd’hui décédé. « Il était allemand, et il travaillait ici lui aussi. Nous nous sommes rencontrés et il m’a demandé si nous pouvions nous revoir le lendemain, puis le surlendemain et ainsi de suite. Et nous ne nous sommes finalement jamais quittés jusqu’à son décès ».
La perte de son mari est encore bien présente lorsqu’elle me raconte leur rencontre. Et les photos de celui-ci sont nombreuses dans sa chambre. « C’était un grand homme. Il m’a toujours laissé faire ce que je voulais. A une époque où les femmes n’étaient pas libres comme maintenant, moi j’avais le loisir de faire ce que je voulais. Alors j’ai décidé de devenir sculptrice. D’ailleurs, je vous ai déjà montré mes sculptures ? ». Je lui réponds par l’affirmative. Elle se lève alors, et me dit : « Je suis très reconnaissante de ce que vous faites pour moi. J’aimerais pouvoir vous remercier. Choisissez une œuvre, je vous en offre une ». J’ai refusé poliment : je me sentais gêné à l’idée d’accepter. Puis après plusieurs insistances de sa part, et une discussion avec des membres de l’équipe, j’ai fini par accepter. Aujourd’hui, une petite sculpture de Jocelyne trône dans mon atelier, aux côtés de photographies et d’œuvres d’amis et de connaissances : toutes ces choses m’inspirent et me stimulent lorsque j’écris ou fais de la musique, car elles viennent de personnes que je connais. Toutes me rappellent des souvenirs et me raccrochent à moi et à mon vécu: aux relations. A ce moment-là, la relation se passait bien. Nous nous voyions régulièrement, et elle venait au groupe de parole que j’anime de temps en temps.
Un jour Jocelyne a souhaité aller visiter son mari au cimetière. Vu la relation de confiance qu’elle avait avec moi et la nature de l’activité (spirituellement très connotée par Jocelyne), on m’a demandé si je pouvais l’y accompagner avec une autre infirmière. J’acceptai volontiers, et nous nous rendîmes donc tous les trois sur la tombe de son époux. Jocelyne a acheté des fleurs, puis s’est recueillie quelques minutes. Sur le chemin du retour nous avons pris le temps de nous arrêter boire un café. A notre retour à l’EMS, Jocelyne nous a remercié chaleureusement. Je la raccompagnai en chambre pour prendre congé. Arrivé dans la chambre, elle me remercia encore chaleureusement. Elle a alors pris une sculpture : « Celle-ci c’était la préférée de mon mari. J’aimerais bien que quelqu’un qui compte autant que lui l’ait aujourd’hui ». A ce moment-là, je me rappelle avoir été extrêmement mal à l’aise. Et ce malaise aura été confirmé dans les minutes qui ont suivies : « Vous ne voudriez pas la prendre chez vous ? C’est quelque chose qui me ferait plaisir. Savoir que c’est vous qui l’avez ». J’ai refusé poliment, et lui ai rappelé que j’avais déjà reçu une petite sculpture de sa part. Elle a souri, et rangé la sculpture. Je lui dis que je devais partir. Non pas que je le devais, mais à ce moment je le voulais vraiment. Jocelyne s’est alors approchée de moi et a ouvert ses bras. « Je vous embrasse alors. Merci encore pour tout ». Un peu gêné, et ne sachant pas quoi faire, je lui mis une main sur l’épaule, car elle arrivait vite près de moi et j’étais un peu pris au dépourvu. C’est là que Jocelyne m’a tiré contre elle avec force, appuyé son bas ventre contre le mien, et mis sa main droite sur ma fesse. Par reflexe je me suis dégagé, et je suis tout de suite sorti de la chambre sans rien dire, étonné, surpris, chamboulé.
J’en ai immédiatement parlé à l’équipe. Et j’ai repris cela avec Jocelyne la fois suivante. Elle m’a dit ne pas se souvenir de cet épisode. Pour ma part, il m’est depuis difficile d’aller la visiter, à tel point qu’à ce jour je ne la vois plus qu’au groupe de parole. D’entente avec une des infirmières présentes le jour de l’incident, je ne me rends plus en chambre pour des entretiens en tête à tête. Cette relation m’a fait réaliser que justement, la relation ne va pas de soi. Et elle m’a ramené à l’idée que si je suis responsable de la part qui m’incombe dans le lien, je ne peux me rendre responsable de la part qui incombe à l’autre. A ce titre, je ne suis ni un sauveur, ni présent pour porter l’autre. Chacun étant pour moitié responsable de la relation, et chacun étant, hors de la relation, responsable de soi.
Alors d’une certaine manière, merci Jocelyne de m’avoir appris et/ou rappelé cela. Et bon vent pour la suite.