
Il y a eu cette patiente. Que pour des questions de confidentialité nous appellerons Janine. Janine allait bientôt avoir la nonantaine, lorsqu’elle fut clouée au lit par une maladie incurable. C’est alors qu’elle a demandé que j’aille la visiter.
Je me rappelle parfaitement la première fois ou je suis entré dans sa chambre : une grand-mère, qui me rappelle furieusement ma Nonna décédée il y a quelques années. Les décorations de la chambre me mettent immédiatement la puce à l’oreille : la croix et la Sainte Vierge au mur indiquent probablement une dame de confession catholique. Son accent révèle une origine italienne : décidément, elle me rappelle de plus en plus ma Nonna. Indépendamment de ce qu’elle m’évoque et de ce que je peux projeter, il y a quelque chose d’extrêmement accueillant chez elle. Je me sens immédiatement à l’aise en sa présence. Je me suis présenté, et elle m’a souri en guise de seule réponse. Je lui lance : « l’infirmier m’a dit que vous souhaitiez me voir. Dites-moi Janine, que puis-je faire pour vous ? ». Sa réponse est désarmante : « je vais mourir ».
Un bref silence puis elle me parle d’elle. De sa vie, de son parcours oh combien riche. Elle me parle de la guerre vue d’Italie par les yeux d’un enfant. Enfin, après quelques minutes, elle en vient à sa demande. Je suis stupéfait : « dites-moi, comment je dois faire par rapport à Dieu, par rapport à la religion » ? Je suis stupéfait car dans ma tête ce n’est pas à moi, pas encore quarantenaire, de dire à une dame qui pourrait être ma grand-mère comment dealer avec ce qui arrive. Ce sont eux, les anciens, mes maîtres à penser. Ce sont eux les gardiens de la sagesse. Puis, elle précise sa question : « vous êtes accompagnant spirituel, vous devez savoir ce qu’il en est, non ? ». Je suis certes jeune, mais à ses yeux, je revêts une autorité en vertu de mon statut d’accompagnant : elle pense qu’en tant qu’accompagnant spirituel, je « sais ». Comme les prêtres, les pasteurs sauraient. Je me suis rapidement débarrassé de cette (fausse) croyance dans notre relation.
Janine et moi nous sommes vu plusieurs fois. Au fil de nos échanges, je n’ai eu de cesse de la renvoyer à elle et à sa lecture du monde. Parce que voyez-vous, Janine a été une chrétienne fidèle. Elle a tout au long de sa vie suivi les préceptes de l’église et s’est attachée aux dogmes. Du moins en apparence. Car, elle me confessa alors qu’elle était alitée : « le Dieu que l’église m’a présenté tout au long de ma vie me fait peur et il m’angoisse. Je n’aime pas ce Dieu-là. Quand je lis les textes de la Bible (et elle les connaissait très bien), je ne vois pas ce Dieu que l’église présente. Je ne vois pas toute cette morale, je ne vois pas tous ces devoirs religieux. Je ne vois qu’une bienveillance et l’amour du prochain ».
Alors que je suis à côté d’elle dans un moment de silence, elle m’explique que Dieu tel qu’elle le voit « chasse toute peur en elle ». Que ce qui arrive devant elle n’est pas effrayant à ses yeux. Qu’elle craint de souffrir, oui, mais pas de la fin. Et, que la plupart du temps, elle avance sur son chemin comme ça.
« Le prêtre dit qu’il est tout-puissant et qu’il est partout. Qu’est-ce qu’il en sait lui ? Je lui ai demandé toute ma vie des choses à Dieu, il ne m’a jamais rien répondu. Alors comment il peut savoir ça le prêtre ? » De temps à autre, le Dieu qu’on lui a enseigné toute sa vie et les devoirs religieux y relatifs reviennent et reprennent toute la place à son corps défendant : dans ces moments, elle angoisse, car l’après-vie qu’on lui a promise lui fait peur. Alors, je m’ose à lui demander : « Janine, tu (le tutoiement s’était installé entre nous) me parle du Dieu de l’église avec lequel tu es en rupture. Pourquoi ne t’en émancipes-tu pas si cela t’empêche d’avancer sereinement ? Pourquoi tu ne t’attaches pas à « ton » Dieu ». Sa réponse est claire : à cause des autres. Sa famille, ses enfants, ses amis, sa communauté religieuse : tout le monde l’encourage à voir le prêtre et à être en lien avec l’église dans ces moments. Tout le monde a des attentes sur ce qu’elle devrait faire. Ce qu’elle a accepté malgré tout. Les loyautés sont trop fortes. Sa singularité s’est progressivement effacée au nom du devoir collectif et social. Je ne me risquerai pas à dire si c’est bien ou mal. Je me risquerai à dire que peut-être Janine vit mal le fait d’être devenu un objet et de ne pas s’approprier pleinement un statut de sujet au sein des groupes dans lesquels elle évolue. En tout cas cela m’a touché, et j’ai ressenti de la peine pour elle.
Après une rencontre avec le prêtre, l’équipe soignante m’a demandé de retourner la voir, à sa demande à nouveau. J’ai eu comme seule information que cela ne s’était pas bien passé. Je me suis donc rendu dans sa chambre et elle m’a accueilli une fois encore avec le même sourire. Je l’ai salué et lui ai demandé comment elle allait. Elle m’a répondu qu’elle allait bien, et qu’elle était ravie de me revoir. Elle me racontait sa rencontre avec le prêtre et ponctuait son récit par ces mots qui m’ont profondément ému : « avec toi il n’y a que nous, il y a de la place pour moi et il y a de la place pour toi. Alors, j’ai envie que tu continues de me visiter ». En parallèle, elle continuait à voir le prêtre pour soulager les demandes de sa famille qui pensaient que cela lui faisait du bien. Elle a fait son devoir social et religieux. Et, dans un sens, ça lui en faisait du bien. Elle était heureuse de recevoir une visite de plus dans ces moments.
Mais, ce dont Janine avait besoin avant tout, c’est d’exister. D’exister après toute une vie où elle s’est mise de côté pour les autres, après avoir suivi les devoirs imposés par la religion chrétienne. Après avoir suivi les injonctions morales de sa communauté et fait ce que sa famille pensait bon pour elle. Pour une fois, elle voulait avoir la légitimité d’être ce qu’elle était simplement et sans compromis. Bon vent Janine, et merci.