
Il y a eu ce patient, que pour des raisons de confidentialité nous appellerons Marc. L’équipe soignante de l’EMS m’a demandé d’aller le visiter parce qu’il avait arrêté de se nourrir et qu’il avait besoin de parler.
J’entre dans la chambre, et je tombe nez à nez avec un homme assis dans son lit, un livre posé sur les jambes. « Ah vous devez être Jérôme. On m’a prévenu que vous passeriez me voir. Venez seulement, je ferai ma sieste plus tard ». Marc avait un peu les traits tirés, mais il semblait en bonne forme. Il avait 89 ans. « J’ai nonante ans dans trois semaines, j’aimerais bien y arriver, mais là j’ai plus d’énergie, j’ai plus d’envie. » Le ton est donné. Marc a arrêté de manger, car il n’en peut plus. Il est fatigué. Je lui demande frontalement : « pourquoi avez-vous arrêté de manger ? ». Sa réponse est tout aussi frontale : « J’aurais voulu faire appel à EXIT, mais vous voyez, certaines personnes de mon entourage ne veulent pas. Ça ne rentre pas dans leurs valeurs. Alors dès que j’aborde le sujet on me rabroue un peu et du coup je ne sais pas trop quoi faire. Si je ne mange plus, je pourrai partir tranquillement. Ça prendra un peu plus de temps, mais on ne peut pas me forcer à manger non?». Il a choisi la voie passive et silencieuse. Marc est fatigué dans sa tête. Il est fatigué dans son corps. « Et puis j’ai fait mon temps » qu’il me dit. Je lui demande s’il est serein avec la décision qu’il a prise. « Je suis serein. Je n’ai pas peur de mourir si c’est ce que vous me demandez. Par contre, j’espère que je ne souffrirai pas. Ça, ça me fait peur ».
Pendant la suite de l’entretien, Marc me parle de lui. Il est musicien et joue de tout un tas d’instruments. Il aime la vieille musique française. En bruit de fond passe « mon amant de St-Jean » et d’autres chansons des années 40. Le moment est devenu très convivial. « L’infirmière m’a dit que vous étiez musicien vous aussi. De quel instrument jouez-vous ? ». Je lui dit que j’étais bassiste, mais que je ne joue plus pour le moment. Il me demande si je peux lui faire écouter ce que je fais. Je lui passe un morceau de mon ancien groupe, et je lui fais découvrir le punk/hardcore. « Ah oui, à l’époque on avait pas de musique comme ça. Votre ami chanteur, il est fâché là non ? Il crie fort dites». Il rigole. Marc et moi nous reverrons quelques fois pendant 2 semaines et demi.
Après nous être vus plusieurs fois, le tutoiement s’est installé. Marc et moi discutons et il se montre toujours heureux de me voir. Il est d’une transparence totale et parfois désarmante. Je sens de l’affection de sa part, et cela me touche profondément. Il y a quelque chose de très paternel dans le lien qu’il a avec moi. Dans ces moments, je me dis toujours que je ne mérite pas vraiment cette affection que les patients me donnent. Mais en même temps je suis reconnaissant et je sais que pour un bout je suis le bon objet dans ces instants parfois difficiles. A la fin d’un entretien très intime ou il m’a parlé de choses très profondes sur lui en me signifiant explicitement son attachement Marc me dit au revoir : « Au revoir Patrick ! ». Il vient sans s’en rendre compte de m’appeler par le nom de son fils. Sur le moment, je suis gêné. Gêné parce que même si ce n’est qu’un lapsus je ne veux pas prendre une place qui n’est pas la mienne dans la relation. Et déstabilisé, parce que je ne l’avais pas vu venir. Et en même temps, je sais que les projections font partie du travail. Ce petit lapsus en apparence anodin n’avait pas fini de me troubler alors que je rentrais chez moi. Du coup, j’en ai parlé avec un ami qui m’a répondu avec un sourire. « Cela dit quelque chose du lien que vous avez toi et lui. Je trouve ça beau ». En y repensant, c’est vrai que c’était touchant.
Quelques jours plus tard, j’ai reçu un coup de fil de l’infirmière : « peux-tu monter demain ? On pense que Marc n’en a plus pour longtemps ». Le lendemain, je monte donc vers lui. Marc est alité, couché, inconscient. Il est sédaté et ne répond plus. Je m’assieds à son chevet et lui prend la main. Je reste vers lui un peu plus d’une heure, vais visiter d’autres résidents de l’EMS, vais manger, puis retourne vers lui. Quelque chose a changé: Marc ne répond toujours pas, mais épisodiquement sa main se crispe autour de la mienne et il s’agite pendant quelques secondes dans son lit. Ces quelques secondes semblent durer une éternité tant il a l’air de souffrir. Son visage se déforme sans bruit, et je ne sais même pas s’il a conscience que je suis à côté de lui. La plupart du temps, la fin se passe sereinement…mais pas toujours. Pas cette fois. J’ai depuis longtemps accepté le fait d’être impuissant dans des situations comme celle-ci, mais la souffrance est toujours difficile à vivre lorsqu’elle est si présente, si intense. Les crises se succèdent et une infirmière me rejoint. Encore quelques crises, puis Marc décède, ma main et celle de l’infirmière dans les siennes. Son dernier souffle a été un mélange de tristesse et de soulagement. Tristesse de le voir partir, et soulagement de ne plus le voir souffrir. Ce jour, j’ai pris la mesure de la manière dont la douleur d’un autre pouvait m’impacter.
L’infirmière et moi nous regardons et nous remercions mutuellement pour ces instants passés ensemble. Je dis au revoir à Marc et je laisse l’équipe soignante le préparer pour l’arrivée des pompes funèbres. Je descends les escaliers pour aller prendre une pause. Un peu plus tard, Patrick son fils arrive à l’EMS et me demande comment va son père. Je comprends que l’information n’a pas encore quitté l’étage. Désarmé et toujours impuissant, je lui annonce son décès et l’accompagne dans sa chambre. Puis nous allons boire un café tous les deux et nous discutons pendant une bonne heure de lui et de son père. Au début, je pensais que cet entrevue allait finir de m’épuiser émotionnellement pour ce jour. Mais finalement, la gentillesse et la bienveillance de Patrick, même dans sa tristesse, étaient exactement ce dont j’avais besoin après la demi-heure extrêmement éprouvante que j’avais de passer. « Mon père vous appréciait beaucoup Jérôme ». Cette parole et d’autres m’ont fait beaucoup de bien. Moi aussi j’appréciais beaucoup son père. Patrick m’a remercié pour l’accompagnement que j’ai offert, à lui et à son père. Il était sans le savoir dans la réciprocité.
Alors merci Patrick. Et bon vent Marc !