La triple réalité

Dans une précédente chronique, je vous parlais d’une traduction d’un verset biblique que j’ai fait il y a une dizaine d’années. Plusieurs personnes m’ont demandé d’approfondir une notion de cette traduction qu’est « la réalité de Dieu ». Reprenons donc le passage en question, tout en rappelant que mon interprétation n’en est qu’une parmi d’autres :

Matthieu 28 :19-20 (traduction personnelle)
En chemin, instruisez toutes personnes en les immergeant dans [la réalité de] Dieu, père, fils et esprit. Instruisez-les à s’occuper de ce qui vous a été prescrit, et voici je suis avec vous ce jour et jusqu’à la fin des temps. 

La réalité de Dieu

Avant de comprendre ce que sont les réalités du père, du fils et de l’esprit (= du souffle étymologiquement) dans mon interprétation, comprenons ce que j’entends par la réalité de Dieu. Pour cela, j’aimerais convoquer Klaas Hendrikse, un théologien néerlandais qui a ceci de particulier qu’il est pasteur et athée (pour plus d’explications quant à cet improbable combo, je vous renvoie à son livre « croire en un Dieu qui n’existe pas »). Je fais appel à lui car pour parler de la réalité de Dieu, encore faut-il définir ce que j’entends par Dieu.

Ce que j’entends par Dieu n’est pas ici compris comme une personne, mais bien plutôt comme une expérience. Ce qui se produit quand un évènement banal se transforme en expérience, que le dicible devient indicible : « C’est dans la mesure où nous parvenons à transformer un évènement en une expérience que nous pouvons nous considérer comme croyant »[1].

L’évènement se décrit avec des mots. L’expérience est indicible et ne peut que s’ancrer dans le soi. Elle s’ancre dans le corps par les émotions, les sentiments. Elle s’ancre dans le souvenir. Et, cet indicible qui se produit dans la rencontre à l’autre, est ce que je comprends dans l’idée que : à la rencontre, Dieu (l’expérience) ne s’ajoute pas, mais il se manifeste. Si l’évènement est raisonnable, l’expérience, bien qu’en ne la contredisant pas, dépasse la raison.

Je crois que, dans le cadre de la relation, la réalité de l’expérience, de Dieu, décrit et propose une posture d’accueil inconditionnel de l’autre. Posture qui présuppose d’être soi-même ancré et enraciné, d’être libre de son terreau et d’être en phase avec les sensations qu’induit le lien au monde et à l’autre. C’est en cela que je décline les réalités du père, du fils et du souffle.

La réalité du Père

Par père, je ne crois pas qu’il faille entrer dans une compréhension patriarcale, ni même imaginer une personne (hypostase) en soi (même si disserter sur l’idée d’hypostases peut être intéressant). Considérant pour ma part Dieu comme une expérience, je souhaite comprendre ce que pourrait symboliser l’image du père. Pour cela, j’aimerais faire appel à Thomas Römer: Quand nous entendons le mot loi, nous pensons naturellement à un concept abstrait, juridique ou philosophique. Mais l’hébreu tora que nous rendons, à la suite de la traduction grecque, par « loi » vient d’une racine dont la première signification est « instruire », « enseigner ». Le terme tora désigne primitivement l’enseignement du prêtre, ou du père de famille : « Mon fils n’oublie pas ma tora » (Pr 3,1). La tora est liée à la sagesse, elle est indispensable à la réussite de la vie humaine [2].

Si pour les juifs de cette époque la mère est symbole de filiation, le père pourrait, en lien avec ce que représente la tora, symboliser l’instruction dans la sagesse, l’enracinement. J’ai parlé dans une chronique de trois phases par lesquelles on passe lorsque l’on est immergé. Allons même plus loin et imaginer que ces réalités du père, du fils et du souffle sont deux faces et la tranche d’une même pièce.

La réalité du père, c’est le symbole de l’enseignement. C’est ce qui fait l’enracinement : on ignore où l’on va si l’on ignore d’où l’on vient. Les traditions, qui sont les gardiennes du savoir, la sagesse orale, le terroir, les coutumes et conventions sociales, toutes ces choses sont ce qui fera, avec les relations qu’elle aura, le fondement d’une personne. Immerger dans la réalité du père, c’est immerger dans la transmission de ce qui nous a précédé et du monde dans lequel nous vivons pour pouvoir y être connecté et choisir un chemin en toute liberté. Cela pour autant que l’on ait reçu ce dont on a besoin pour être enraciné sans en être prisonnier : c’est là la réalité du fils.

La réalité du fils

Qu’est-ce que le fils sinon un adulte en devenir ? Et qu’est-ce qu’un adulte en devenir sinon une personne qui apprend à s’autodéterminer et à se différencier des autres, y compris de son cocon familial ? Mais aussi de son terroir, de ses traditions et de son contexte. Cette différenciation, nous la retrouvons dans le décalogue, dans ce verset par exemple :

Exode 20 :12 (traduction personnelle)
Honore (=rends gloire, mets du poids) à ton père et ta mère pour que tes jours soient longs sur la terre que Yehovah ‘elohiym t’accorde.

Si certains commentaires confèrent au terme « honorer » une notion de supériorité identique à celle de Dieu pour les parents, si d’autres encore y voient une notion d’obéissance ou de respect, j’aimerais aller plus loin et dépasser ces dialectiques. Honorer ses parents, mettre du poids sur eux, leur rendre gloire, c’est rendre témoignage de leur réussite dans la transmission qui a été offerte. Qui (en général), sinon les parents, sont les premiers (mais de loin pas les seuls) responsables de ce avec quoi l’enfant va se construire ? Honorer son père et sa mère, c’est réussir à opérer un changement de regard (= metanoia) sur soi pour oser trier ce qui nous a été transmis. C’est ce tri qui fera de nous des personnes libres, enracinées, mais non prisonnières. Non pas pour tout jeter, mais pour garder ce qu’il y a à garder et s’ajuster, cela dans le but de suivre sa propre route et non celle de nos parents. Autrement dit, c’est faire œuvre de différenciation, d’autodétermination.

Cela présuppose que la transmission, bien plus que l’enseignement d’une tradition ou d’un cadre, de règles et de savoirs, est l’enseignement de ce qu’il faut pour pouvoir s’émanciper de ce qui nous a été transmis : ce que l’on pourrait appeler un esprit critique. C’est en même temps que l’on dote son enfant de tout ce qui est nécessaire pour vivre, le doter de ce dont il a besoin pour devenir pleinement lui, et ne pas rester enfermé dans ce qu’on lui a transmis. Par ce changement de regard, par un œil critique et ce tri effectué, l’enfant passe à l’âge adulte, et montre à ses parents qu’ils ont réussis dans leur mission. Il les honore, leur rend témoignage, il leur rend gloire. C’est cela, je crois, honorer son père et sa mère.

La réalité du fils, c’est ce qui en nous permet de devenir qui l’on est profondément. Cela présuppose donc un enracinement clair et la transmission d’une posture de recul vis-à-vis du cadre de transmission. Pour cela, encore faut-il ne pas être prisonnier de soi : c’est pour cela qu’il faut une troisième réalité : celle du souffle.

La réalité de l’esprit

Qu’est-ce que le souffle, sinon dans l’évangile de Matthieu, ce qui tisse la vie ? Le souffle créateur, qui symboliquement, tissa la vie dans le ventre de Marie, qui se trouva enceinte « par le souffle » de celui qui devra être l’avatar du salut.

Que Marie soit vierge ou non m’importe peu. Que cela soit surnaturellement que l’enfant ait été créé par un être supérieur m’importe peu aussi. Ce qui m’importe, c’est la puissance du souffle créateur auquel Matthieu nous renvoie. C’est cette indicible partie de nous. La réalité du souffle, c’est la possibilité d’entrer dans une démarche créatrice au monde et à l’autre. C’est incarner ce souffle créateur par lequel on a été soi-même tissé. C’est cette réalité qui incarne ce que nous sommes et induite par notre environnement : ce sont nos sensations. L’immersion dans le souffle, c’est autant ressentir qu’avoir conscience de ces sensations qui nous tissent et nous font tendre vers l’indicible.

Et, si le souffle a tissé Dieu (l’expérience) incarné dans l’humain, qu’il nous a tissé, c’est bien dans l’idée que ce salut incarné par la figure de Jésus se trouve en l’humain et non dans une transcendance. (Ce qui n’exclut pas une transcendance en soi). Autrement dit : si dans le texte Dieu s’incarne en humain, c’est bien pour nous montrer que c’est vers l’humain qu’il faut tourner nos regards : le salut (=la restauration) est dans l’humain et dans la relation que nous construisons avec lui. C’est dans cette altérité et dans la rencontre que se cache l’indicible. C’est dans cette altérité que la restauration a lieu.

Conclusion

Cette proposition m’encourage à ne plus considérer ces versets (Matthieu 28, 19-20), comme le commandement d’un agir, mais à l’envisager comme la proposition d’une posture. Une posture qui nous place dans la relation à l’autre et nous invite à vivre par trois prismes : celui de la transmission, celui du devenir, et celui de nos sensations. Autrement dit, c’est cet équilibre constant entre le passé, le présent et l’avenir. Un passé par lequel nous sommes enracinés, un ici et maintenant matérialisé par ce que nous ressentons, et un avenir encore non écrit, mais aux multiples possibilités que nous procure la force du devenir.

Ce que je crois, c’est que dans une optique d’altérité, de relation à l’autre, ces trois piliers sont indissociables et inévitables si l’on veut pouvoir construire des liens solides et sains, et par extension une vie en communauté saine et où chacun à une place et une reconnaissance. Une vie ou les personnes ne sont pas des objets, mais restent en tout temps des sujets. C’est d’ailleurs en cela que dans le texte biblique, Jésus nous promet une place (Jean 14,2) : non pas une place dans un hypothétique paradis. Mais, une place dans cette réalité, en ce que « je suis qui je suis », différencié de l’autre, des autres.

C’est donc dans la connaissance et l’embrassement de ses racines, la possibilité de les faire évoluer, de les transcender, et l’assise dans nos sensations de l’ici et maintenant que l’on peut vraiment être soi en face de l’autre et l’accepter inconditionnellement. Dans la rencontre à l’autre, le divin ne s’ajoute pas, il est déjà présent en germe et se manifeste. Comme l’expérience s’incarne en humain, c’est dans l’humain que nous devons chercher : Dieu ne se [produit] pas sans les hommes et […] croire implique un rapport à l’autre, et donc à d’autres personnes. Autrement dit : quand advient quelque chose entre les hommes, dans l’un d’eux, Dieu revêt, pour l’autre, une forme personnelle. Je ne saurais trouver illustration plus saisissante de ce phénomène que celle qu’offre dans la Bible le récit de Jacob au gué de Jabbok [Genèse 32, 22-32]. De l’obscurité surgit quelqu’un qui assaille Jacob : un homme inconnu. Ils luttent pendant toute la nuit. Par la suite, Jacob dit : « J’ai vu Dieu face à face […] », alors qu’il n’a vu qu’un homme. Peut-on faire plus « personnel » ? [3]


[1] Klaas Hendrikse, croire en un Dieu qui n’existe pas, Labor et Fides, 2011, 110.

[2] Thomas Römer, Le peuple élu et les autre – La Bible hébraïque entre exclusion et ouverture, cerf, 2022, 37.

[3] Klaas Hendrikse, 186.

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