
Il y avait ce patient, que pour des raisons de confidentialité nous appellerons Bastien. Je l’ai connu par sa femme qui venait lui rendre visite régulièrement à la maison de retraite et qui s’est très rapidement approchée de moi pendant un groupe de parole.
C’était l’un des premiers groupes que j’ai animé dans cet EMS. Bastien y vivait alors que sa femme, qui venait le visiter plusieurs fois par semaine, vivait encore au domicile familiale. Elle ne pouvait plus s’occuper de lui. Bastien souffrait d’une démence avancée l’ayant quasiment privé de l’usage de la parole. Il ne marchait plus non plus. Sa femme, diminuée par l’âge, n’avait plus les ressources nécessaires pour le prendre en charge. Ainsi, c’est plutôt avec elle, que pour des raisons de confidentialité nous appellerons Delphine, que j’avais de longues discussions. Ils étaient tous deux très croyants, et c’est très naturellement qu’elle est venue vers moi afin de parler de la situation et de la manière dont ses croyances en étaient impactées : l’absence de Bastien et son état se dégradant lentement la touchaient profondément. « Pourquoi Dieu ne le reprend-il pas ? Je n’en sais rien. On n’a pas la main sur ces choses-là ».
Le couple fréquentait une église évangélique de leur village quand ils étaient encore mobiles tous les deux. Leur vie était très simple : la semaine ils géraient le domaine et la ferme et le weekend ils s’investissaient dans leur communauté. C’est à travers Delphine que j’apprenais à connaître Bastien. « Déjà il faut que tu (le tutoiement s’était très vite installé) saches que c’est un homme de la terre. C’est un paysan. Tu peux le tutoyer sans problèmes car il aurait fait la même chose avec toi ». C’était un homme extrêmement simple, franc et direct. « Oh c’était un gars un peu bourru, mais jamais dans la malveillance. Il était très taquin. Et puis s’il avait quelque chose à te dire, il le disait franchement et après on pouvait passer à autre chose ».
Au fil des semaines, je me suis senti de plus en plus proche de lui, et j’aimais bien aller le visiter. Nos rencontres en tête à tête n’ont jamais cessé de me questionner : Est-ce qu’il me comprend ? Si oui, est-ce que je l’embête ? Aimerait-il que je le laisse tranquille ? Et si c’était le cas, comment le savoir ? Ces questions et tant d’autres, je ne pouvais les empêcher d’émerger. Tantôt je lui faisais la lecture (il aimait bien l’Illustré), tantôt nous écoutions de la musique. Parfois je parlais, et d’autres fois nous restions silencieux. En revanche, chaque fois que je lui prenais la main, il la serrait.
Un jour, durant un groupe un groupe de parole, nous discutions du sens et de la marche de la vie. La plupart des patients de cet EMS ont des démences à différents stades. Pour cela l’animateur et l’infirmière me demandent de les stimuler individuellement dans les activités collectives. Bien qu’il n’ait presque jamais répondu autrement que de manière monosyllabique, j’ai toujours mis un point d’honneur à questionner Bastien, pour laisser la porte ouverte à ce que quelque chose se passe. Ce jour-là, il était particulièrement bavard : il répondait à toutes mes questions par oui ou par non. « J’aimerais bien qu’il me parle autant, je suis un peu jalouse de toi » me dit Delphine en riant. Et puis l’improbable se passa : je demandais à tous les patients s’ils arrivaient à injecter du sens dans ce qu’ils traversaient. Je ne sais pas pourquoi, mais ce jour, lorsque j’ai posé la question à Bastien, je me suis levé et je me suis approché de lui. Il tourna la tête vers moi et me dit : « Oh tu sais, l’important, c’est de toujours aller de l’avant ». Silence. Les deux soignantes présentes et moi-même sommes restés bouche bée. Delphine pleurait tout en souriant. Il venait de nous faire un sacré cadeau.
Après le groupe de parole, Delphine, Bastien, une collègue et moi-même sommes restés quelques instants dans le salon. Delphine parlait à son mari : « Bon alors, tu me dis quelque chose à moi aussi ? ». À ce moment, je n’ai pu réprimer en moi le sentiment d’avoir reçu quelque chose qu’une autre personne désirait et méritait plus que moi. Avec le recul je ne peux qu’être reconnaissant. Cela s’est passé comme cela s’est passé.
Pendant plusieurs mois encore, j’ai visité Bastien. De temps en temps sa femme était là. De temps en temps, je buvais le café avec elle au salon. Et puis une nuit, Bastien s’en est allé. Sans prévenir, mais sans heurts non plus. Une fin sereine et calme. Parfois cela se passe dans la souffrance, mais parfois cela se passe aussi dans le calme. Après son décès, Delphine et moi sommes restés en contact pendant quelques semaines. Comme elle ne venait plus à l’EMS, je l’appelais. Et au fil du temps, j’ai espacé les coups de fil pour la laisser poursuivre son chemin. Mais qui sait, peut-être nous recroiserons-nous.
Quoi qu’il en soit, merci Bastien et Delphine pour ces moments passés ensemble. Bon vent à vous deux.