Chroniques d’un désaffilié : quand la croyance supplante la relation

Une chronique un peu plus courte cette fois-ci tant cette histoire est limpide à mes yeux. Comme je vous le disais dans ma chronique précédente, j’aimerais raconter la fin des rapports avec ma cheffe (la divisionnaire romande) alors que je travaillais comme animateur jeunesse à l’Armée du Salut. Mais, avant toute chose, remettons cette histoire dans son contexte.

Tout d’abord, disons-le franchement : la personne dont je parle n’est pas une personne méchante. Elle n’avait aucune mauvaise intention et j’en ai bien conscience. J’ai relu quelques échanges de courriels ou ses propos étaient même plutôt bienveillants, bien que parfois un peu enfermant en ce sens que j’avais le sentiment de devoir entrer dans un moule trop serré pour moi. Néanmoins, je ne peux pas nier les sentiments qui m’ont habités toute la période où nous avons collaboré et lors de notre dernier échange. Cela a commencé lorsque j’ai officié dans mon premier poste pastoral dans le canton de Vaud. Puis cela s’est poursuivi par un poste d’animateur jeunesse dans le canton de Neuchâtel. Durant toute cette période, j’ai très mal vécu nos rapports. L’Armée du Salut m’avait engagé alors que j’étais dans une période où je recherchais ardemment du travail. Je ne peux qu’être reconnaissant que l’on m’ait donné ma chance. Néanmoins, j’ai toujours eu l’impression que l’on m’a engagé parce que j’étais libre plus que pour ce que j’avais à apporter, et que l’on a voulu me faire rentrer dans une case plutôt que de s’intéresser à ce que j’avais à proposer. C’est ce que j’ai ressenti : engager Jérôme, c’est s’assurer de form(at)er un jeune prometteur. J’étais un membre remplaçable qui pouvait être placé ici ou là, et qui n’avait qu’à s’effacer face aux consignes institutionnelles. J’avais le sentiment qu’aux yeux des chefs, je n’étais bon qu’à entrer dans une superficialité toute faite, à délivrer des messages fades et récurrents, à promouvoir la doctrine et à surtout ne pas trop poser de questions. Ce n’était absolument pas ma vision de l’Église. Par ailleurs, j’ai toujours estimé que si je devais être engagé, c’était certes pour mes compétences et/ou un potentiel, mais également pour qui j’étais. Or le fil conducteur de mon expérience pastorale, c’est que ce « je » n’existait pas. Non pas parce qu’il ne voulait pas exister, mais il n’y avait pas de place pour lui. C’est mon fil conducteur jusqu’à présent : le sentiment d’avoir été plus objet que sujet.

Bien après la fin des rapports avec ma cheffe, et à mesure que j’avançais dans ma psychothérapie (mon passage chez les évangéliques avait laissé des traces), je ressentis un besoin émerger de plus en plus : celui de lui dire ce que j’avais vécu et ressenti pendant toutes ces années à travailler avec elle. Non pas pour l’accabler de reproches, mais pour qu’elle prenne conscience de tout ce qui s’était joué. J’avais non seulement besoin de reconnaissance à titre personnel, mais je continuais aussi de côtoyer (et j’en côtoie encore aujourd’hui tant dans ma vie privée que professionnelle) des personnes dévastées par le sentiment de ne pas avoir de place, de ne pas exister, de n’être qu’un pion au service d’une doxa et d’une croyance. En somme, des personnes qui comme moi avaient et ont le sentiment d’être objets et non sujets. Il me semblait de ma responsabilité, dans la relation que nous avions, de lui dire ce que j’avais vécu tout simplement. J’ai donc mis par écrit ce que j’avais ressenti. Cela m’a pris plusieurs semaines pour être sûr de ne pas mal m’exprimer. Une fois que mon texte était prêt, je l’ai contactée afin de convenir d’un rendez-vous téléphonique en lui expliquant que j’avais quelque chose d’important à partager avec elle, ce qu’elle accepta.

Je l’appelai. Avant d’entrer dans le vif du sujet, je lui ai expliqué que j’avais des choses à lui dire et que j’allais lire un texte que j’avais préparé. Il m’a paru percevoir dans sa voix un peu d’appréhension, mais elle m’a invité à commencer. Dans un premier temps, cela m’a fait beaucoup de bien. À mesure que je lisais mon message, un poids se déchargeait de mes épaules. J’ai pu lui exprimer tout ce que j’avais ressenti : le fait de m’être senti nié, mis de côté, le sentiment de ne pas exister, etc. La manière dont la hiérarchie et le dogme conjugués ne permettaient pas de penser librement. Même si je n’utilisais à l’époque pas les termes d’objet et de sujet, c’est finalement déjà le sentiment d’avoir été « objectifié » que j’ai pu lui transmettre. J’ai senti mon interlocutrice au bout très touchée. Je l’entendais pleurer à mesure que j’égrainais les lignes, et je commençais à pleurer moi aussi. Elle a compris ce que j’avais vécu. Cela ne lui semblait pas hors de propos. Elle m’a même demandé pardon, ce que j’ai bien évidemment accepté. Je me sentais de plus en plus libre. Libre d’avoir pu m’exprimer, d’avoir été reconnu et d’avoir pu pardonner aussi.

Puis s’est produit l’impensable. Alors que je pensais que nous nous dirigions vers une restauration du lien, c’est l’inverse qui s’est produit. D’une seconde à l’autre, elle s’arrêta de pleurer et me demanda avec calme et ce que j’ai pris pour de la froideur : « Qu’en est-il de la place que Dieu t’as préparé auprès de lui ? ». J’étais abasourdi. Pas en colère, pas triste… mais complètement surpris. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la foi chrétienne évangélique repose sur l’idée que le simple fait de croire en Jésus nous assure littéralement une place auprès de Dieu, au paradis, après la mort. La question qu’elle venait de me poser était en fait celle-ci : est-ce qu’à cause de ce que tu as vécu avec moi, tu as renié ta foi en Dieu ? Comprendre : Suis-je (ou l’institution est-elle) responsable de la perte de ta foi, et par extension de ton salut ? Alors que je venais de me mettre totalement à nu, tout ce qui l’a intéressé, c’est de savoir si j’avais gardé la foi malgré tout.

En une seconde, tandis que nous étions dans un lien profond de personne à personne, la culpabilité potentielle d’être responsable de m’avoir fait perdre la foi a fait que le lien a été rompu. Cette rupture, à ce moment précis, je l’ai personnellement vécue de manière très violente. Ce fut un choc assez clinique pour moi en ce que cela a largement contribué à mon départ de ces milieux. Il y avait toujours lieu d’expliquer tout ce qui s’était passé et de garder le lien. J’ai toujours surmonté les abus, les décalages et les divergences, aussi grands étaient-ils. Mais pas cette fois. À partir du moment où le lien avait été rompu de manière si brutale, ce n’était plus possible pour moi. À partir du moment où la croyance, les dogmes ou les doctrines prenaient le dessus sur les personnes, j’avais atteint ma limite. Après cette expérience marquante, j’ai repassé au crible tout mon parcours évangélique. Je me suis rendu compte que la foi, à bien des égards, avait été toxique en ce qu’elle s’était mise entre les personnes et avait rompu un nombre incalculable de relations. J’ai donc non abandonné la foi en soi (encore que la foi telle que je la comprends aujourd’hui me rendrait sûrement anathème aux yeux de mon ex-cheffe), mais abandonné celle que l’on me l’avait présenté jusqu’alors.

À la fin du coup de fil, elle m’a demandé si elle pouvait partager notre discussion avec son mari (et collègue) afin de pouvoir en tenir compte pour la suite, même si je n’étais plus présent. J’ai dit oui, mais je dois bien confesser qu’à ce moment-là, je n’en avais plus rien à faire. Ce qui se passerait ou non n’était plus de mon fait. J’avais fait tout mon possible et n’avais plus d’énergie à donner pour ce lien-là.

Dans la prochaine chronique, j’aborderai la question de l’autorité dans l’église, en vous racontant comment, refusant de suivre les ordres, j’ai été contraint de quitter une communauté.

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Après avoir rédigé cette chronique, je l’ai envoyé à un ami comme à chaque fois, afin qu’il me fasse un retour sur le fond. Avec sa permission, je vous transmets ci-dessous un de ses messages. À noter que la divisionnaire n’était plus la même que dans la chronique ci-dessus.

« C’est curieux, mais c’est exactement la même chose qui s’est passé quand ils ont fermé le poste (de l’Armée du Salut) que je fréquentais. La seule chose qu’ils nous ont dit en gros c’était « ne laissez pas tomber la foi et continuez d’aller à l’église ». Je comprends qu’ils se disent « pourvu que l’institution ne les ait pas éloignés de Dieu », mais ils ne comprennent pas que ça, c’est un truc que l’on règle avec nous-même. […] C’est vraiment déplacé. Mais, je pense que c’est du déplacé maladroit. […] Je pense que ce n’est vraiment pas le moment, parce que ça ne les regarde pas au fond non plus. C’est ça que je n’aime pas dans les liens hiérarchiques. C’est que tu ne sais jamais si tu discutes avec l’humain ou avec le responsable ».

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