
Il y a cette patiente, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Andrée. Je n’ai jamais fait d’entretiens formels avec Andrée. Mais, je la croise dès que je passe à l’EMS.
Elle fait partie de ces patients qui vont bien, et vers lesquels le personnel ne m’envoie pas. Andrée, elle va bien, c’est vrai. Ce n’est pas une façade comme cela pourrait l’être pour beaucoup d’autres. Elle est heureuse de vivre, elle est bien là où elle est. En somme, c’est un peu la patiente sur laquelle on aurait envie que des inspecteurs tombent si l’on est directeur. Pour elle, tout le monde est sympathique, l’ambiance est superbe, la nourriture est fantastique. La vie est belle.
Notre première rencontre se fait à l’EMS au détour d’un couloir. Elle marche avec son déambulateur alors que je visite l’EMS avec l’animateur. « Ah ben Andrée, je vous présente Jérôme, c’est notre nouvel accompagnant spirituel ». André s’exclame : « Eh ben »… après un long silence, elle rajoute : « il me tarde de faire votre connaissance jeune homme ». Une fois que j’ai fini le tour de la maison, je suis repassé par le réfectoire où elle m’attendait. Lorsqu’elle me voit, elle me fait signe et tapote sur la chaise à côté d’elle, ce que je comprends être une invitation à la rejoindre. Je m’approche d’elle et m’assieds.
Je suis attendu par l’ICUS pour être présenté à l’équipe et je suis un peu embêté : Andrée a une locution extrêmement lente. J’ai décidé de prendre malgré tout le temps de converser quelques minutes avec elle. Après quelques minutes, je lui explique que je suis attendu. Elle prend ma main et me dit : « nous nous reverrons vite, je ne m’en fais pas. Vous m’êtes très sympathique ». Je me rends au bureau des infirmières et je m’excuse pour mes quelques minutes de retard. Je regarde l’animateur présent et je lui signifie que j’étais avec André. Une infirmière rit puis s’exclame : « Oh, vous êtes très fort si vous n’avez que quelques minutes de retard ». Non seulement elle se sent bien, mais en plus, elle semble aimer papoter. Les infirmières rigolent : « J’étais avec Andrée » parait être la raison de retards récurrents. Je confesse que cela me rassure de savoir que les soignants prennent le temps de converser avec elle. Cela explique probablement en grande partie pourquoi elle se sent si bien ici.
Le temps a passé depuis notre rencontre. Presque quatre ans. Chaque semaine, je monte dans cet EMS et chaque semaine, je croise Andrée qui déambule au détour d’un couloir. Depuis le début, elle fréquente aussi le groupe de parole que j’anime. C’est très bien : lorsque je suis trop speed, Andrée arrive avec son calme et sa lenteur providentielle. Oh certains râlent parce qu’elle prend trop de temps selon eux, mais elle s’en fiche : elle dit ce qu’elle a à dire. Ça aussi, c’est assurément une des clés de son bien-être. Elle n’est pas rapide, elle le sait, elle s’en incommode, et les remarques de ses colocataires lui passent au-dessus. Bien plus, elle a de la répartie : alors qu’une dame présente au groupe de parole râlait parce qu’Andrée était trop lente à son goût, cette dernière lui lança avec son calme légendaire : « et vous pensez sincèrement que j’irai plus vite parce que vous râlez ? » Mais ne vous y trompez pas. Andrée a aussi ses coups de sang. Il arrive parfois qu’elle pousse une gueulante comme elle dit. Là encore, la sagesse nous rattrape : « Il vaut mieux que ça soit sorti que ça pourrisse en dedans » qu’elle dit.
La semaine passée, alors que je passais dans le réfectoire, j’ai vu bouger sous la table d’Andrée. Je me suis demandé ce que c’était, alors je me suis accroupi pour vérifier ce qui se passait. Je suis tombé sur André qui bricolait le pied de sa table. Après quelques minutes, elle est lentement ressorti et m’a demandé de l’aider à se relever. Je lui demande ce qu’elle faisait: « Le pied de la table grinçait, et la table n’était plus stable. Alors j’ai voulu aller le réparer. Quand quelque chose ne vas pas, il faut faire en sorte que ça aille si on veut être bien. Mais la je vais devoir appeler l’intendant, car je n’y arrive pas. » Encore une fois, le bon sens et la sagesse ont parlé. Et c’est probablement là le plus gros secret d’Andrée pour aimer vivre: lorsque quelque chose ne va pas, elle ne subit pas et prend les choses en main, malgré toutes ses limites. Lorsque l’orage gronde, quelque soit son intensité, elle se dresse devant lui et pacifie les choses par sa simple posture. Elle ne s’endort jamais. Elle reste éveillée, et bien vivante.
Andrée, c’est aussi le dosage des plaisirs. Chaque midi, elle a son petit verre de rosé. « Un verre par jour, c’est agréable. À mon âge, je pourrais me permettre d’en boire plus, mais vous savez, il faut savoir raison garder ». Bref… Andrée, c’est une de ces personnes qui marque le lieu où elle se trouve par sa simple présence et par ses fulgurances. Comme elle va bien, elle risque d’être là encore un moment, pour le plus grand plaisir de l’équipe, et pour mon plus grand plaisir aussi. Alors merci Andrée, et à la prochaine.