Chroniques d’un accompagnant #13

Il y avait cette patiente, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Anne. Je ne connaissais pas Anne au-delà du groupe de parole qu’elle fréquentait lorsque je l’animais. Je n’avais pas eu l’occasion de parler avec elle en tête-à-tête. Notre première rencontre à deux s’est faite à son chevet alors qu’elle était inconsciente et mourante.

Un mercredi après-midi, j’étais en sortie avec mes enfants. J’ai pris mon téléphone pour voir l’heure : j’avais un appel en absence d’une collègue. Je la rappelle. Elle m’annonce qu’Anne vit ses derniers instants, et que sa famille a demandé si l’accompagnant spirituel pouvait passer la voir. Comme j’étais avec mes enfants, je lui ai indiqué que je viendrai le lendemain matin. Mes enfants qui étaient dans la voiture ont rapidement compris au ton de ma voix, et à travers certains de mes mots que c’était une dame qui allait mal. Ils connaissent évidemment mon travail. « Papa, il y a une personne qui va mourir à ton travail ? », « Oui, une dame que j’irai voir demain » je leur dis. A suivi une longue discussion existentielle sur la finitude de la vie qui, une fois de plus, m’a démontré qu’il n’y a pas d’âge pour aborder ces sujets fondamentaux avec eux et que le réel mérite d’être traité de manière franche.

Le lendemain matin, j’ai amené les enfants à l’école, puis je suis monté avec ma chienne à l’EMS pour aller visiter Anne. J’ignorais à quoi m’attendre. On m’a simplement dit d’aller la voir. Je n’avais aucune idée de ce à quoi j’allais faire face en ouvrant la porte de la chambre. Ma chienne était agitée, ce qui ne m’a pas aidé à me calmer. Finalement, la situation était tranquille : Anne était fortement sédatée et elle respirait calmement. J’ai pris quelques secondes pour ajuster ma respiration. Elle n’était pas consciente et ne bougeait pas. Je me suis avancé vers le lit. La radio diffusait de la musique classique. Arrivé à son chevet, je me suis assis sur la chaise à côté du lit et je lui ai dit quelques mots : « Bonjour Anne, c’est Jérôme, l’accompagnant spirituel. Je suis venu pour passer un moment auprès de vous. Je vais m’asseoir et rester un moment. J’ai avec moi ma chienne qui restera couchée au pied du lit. Là, elle vous regarde et d’ici à quelques instants, elle va se coucher. Je vais mettre ma main sur votre épaule (je lui touche l’épaule) ». Après un silence, j’ai ajouté : « Je m’assieds maintenant à côté du lit, et je reste auprès de vous un moment. »

J’ai passé une heure assis en silence au chevet d’Anne, qui était inconsciente. La chienne est restée tranquille, elle aussi. Le temps est passé vite. Puis, j’ai pris congé : « Anne, je vais partir, il est 10h. Je reviendrai demain matin pour passer encore un moment avec vous. À demain. » Je n’ai pas eu l’occasion de revenir : en fin d’après-midi, j’ai reçu un coup de fil d’une collègue qui m’informait qu’Anne nous avait quitté vers 15h. Mes enfants qui étaient à la maison m’ont immédiatement questionné : « c’est la dame de ton travail qui est décédée ? » « Oui, elle est décédée.« 

Ces entretiens sont certes calmes, mais ils sont fatigants pour moi émotionnellement. Et, si j’en perçois bien sûr le sens, beaucoup, jusqu’à des collègues, ne comprennent pas que je puisse considérer que passer une heure assis dans le silence soit réellement du travail. « Elle est inconsciente, et n’a probablement pas idée que tu es près d’elle, alors à quoi cela sert d’aller la voir ?« . Cette question, je me la suis posée au début de mon activité d’accompagnant. Aujourd’hui, ces entretiens me paraissent essentiels.

Ils me paraissent essentiels pour tous. Pour Anne qui n’est pas restée seule dans ces derniers instants d’abord. Pour moi-même et pour tout ce que cela m’apporte, ainsi qu’en l’occurrence, la manière dont cela m’a permis d’aborder ce sujet avec mes enfants. Pour sa famille, apaisée de savoir que l’accompagnant spirituel était près d’elle et qu’elle n’était pas seule. Enfin pour les autres patients. Lorsque je travaillais en addictologie, un patient un jour disait : « je n’ai pas envie de voir l’accompagnant spirituel. Toutefois, si un jour j’en ai besoin, je sais qu’il est là et qu’il viendra me voir. » Le simple fait de me voir entrer dans la chambre de personnes inconscientes le rassurait, car il savait alors que si son tour venait, il ne serait pas seul. Oui, cet entretien va largement au-delà de l’accompagnement qu’une personne mérite. Anne me rappelle qu’une présence touche bien plus largement que ce que l’on peut imaginer. Même dans l’hypothèse où cela n’apporterait absolument rien au patient inconscient (ce que je ne crois pas), une simple présence au chevet tend à faire du bien à tous, de manière totalement non maîtrisée. Une raison suffisante pour me convaincre qu’une heure dans le silence, cela a du sens et de la valeur dans la relation et dans les relations.

Merci Anne pour la force que cela transmet. Et, bon vent !

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