
Cette esquisse se veut le prolongement d’un élément spécifique dont parle l’auteur Chantal Delsol dans son livre « La fin de la Chrétienté » dont j’ai parlé dans un billet précédent (que je vous invite à lire avant cette esquisse). C’est un point important qu’elle aborde, et que j’avais envie de traiter de manière plus large, tant il est l’un des oubliés de la pensée chrétienne à mon sens. C’est la question de l’héritage et des influences. L’héritage est souvent un argument brandi par certains croyants pour justifier la conservation d’influences chrétiennes au sein de notre société. Pourtant, il est largement oublié lorsqu’il est question de l’histoire de l’Église et des textes bibliques. En effet, dans mes nombreux échanges avec des collègues aumôniers, des croyants, ou dans des entretiens d’accompagnement, je ne cesse de faire face à une « envie de croire » que les textes bibliques sont originaux et « originels ». Créés ex nihilo, tombés du ciel, déconnecté de toute influence antérieure. Ils seraient neufs et créés de toutes parts. Or, le champ scientifique a bien démontré que la Bible n’a rien d’originel. C’est cette croyance en « l’originelité » que j’aimerais questionner ici.
Avant toute chose, qu’est-ce qu’un palimpseste ? Il s’agit d’un parchemin, d’un manuscrit effacé, que l’on utilise pour réécrire quelque chose de nouveau. C’est l’image que Chantal Delsol utilise pour parler de la manière dont la société postchrétienne s’approprie des valeurs d’héritage chrétien. Par exemple un humanisme procédant des droits de l’homme : on en garderait la substance en mettant de côté la source transcendantale. On effacerait le contenu du parchemin pour le réécrire en somme. « Les modernes se rendent compte que leur monde est assis sur des principes dont ils ont en quelque sorte l’usage inconscient, dont ils ont l’usage sans plus en avoir la connaissance, la maîtrise, la conviction. […] Le libéralisme, âgé de seulement deux siècles, ne vit que grâce à des principes moraux qui le précèdent et qu’il n’aurait pas su inventer : le respect des contrats par exemple. L’homogénéité de la société libérale repose sur la structure morale héritée des périodes illibérales. » Certains appellent cela du parasitisme. L’autrice ne voit pas les choses de cette façon : « Car ce que l’on peut appeler en effet du parasitisme, représente la manière habituelle de se perpétuer pour les sociétés humaines. […] Il s’agit de vraiment utiliser tous les matériaux possibles, mais de les priver de leurs significations pour réinventer celles-ci au profit de la nouvelle époque. » À ce titre, l’image du palimpseste lui parait plus juste que celle du parasitisme : on se contente de réécrire le sens des choses.
J’entends donc pour ma part régulièrement dans la bouche des acharnés de la défense de l’héritage chrétien que la société postchrétienne refuse de se souvenir de son héritage et de ses racines pour faire table rase. L’auteure nous explique que c’est une réalité, et que cela en a toujours été une. Elle prend comme exemple l’installation de l’Église au 4ᵉ siècle et montre comment, de la même manière, celle-ci a repris le cadre de l’héritage d’alors, tout en balayant son aspect transcendantal : « Une religion nouvelle écrit sur l’autre comme sur un palimpseste. […] De la même façon que la Chrétienté naissante investissait les temples païens en les christianisant, de la même façon la modernité vient habiter la morale et l’anthropologie d’origine chrétienne, pour les employer autrement, et parfois en détourner l’usage et la compréhension. » Car dit-elle, et c’est une idée fondamentale, « [r]ien ne commence ex nihilo, et chaque nouvelle époque, nouveau courant, nouvelle pensée, emprunte aux précédents et se déploie avec eux et contre eux à la fois. Les emprunts contractés alors ne sont pas toujours reconnus, voire sont souvent niés – la pâte humaine a ses prétentions !«
Il y a ici une posture d’entre-deux à adopter. À savoir l’idée que la réécriture et l’emprunt à ce qui nous a précédé est naturelle, et que vouloir prétendre à une primauté ou une « originellité » est absurde. L’héritage lui-même provient d’un autre héritage, et ainsi de suite. Les racines ont elles-mêmes des racines, puis des radicelles. Il n’y a donc a priori rien d’originel dans le christianisme, étant lui-même héritier de ce qui lui a précédé. Non seulement la Chrétienté naissante s’est appropriée les temples païens qui furent détournés, mais a aussi calqué sa mythologie sur les cycles cosmiques et le calendrier païen, à l’image de Noël qui n’a pas été placé par hasard au solstice d’hiver, symbole de l’arrivée de la lumière dans le monde. Après la nuit la plus longue de l’année, c’est le retour progressif de la lumière, symbolisant la figure du Christ.
Néanmoins, avoir conscience d’un héritage, cela ne veut pas dire s’y accrocher absolument et vouloir la sauvegarde de ce qui fut ou ne sera bientôt plus. C’est simplement reconnaître d’où l’on vient, notion indispensable si l’on veut savoir où l’on va, ce que l’on porte avec soi et pourquoi on le porte. Mais, aussi ancrée et ancienne soit-elle, toute croyance est questionnable. Le chrétien a donc tout intérêt à lâcher prise face à l’avancée inéluctable du monde et la réappropriation de valeurs qu’il pense à tort originelles. Et, le « postchrétien » a pour sa part tout intérêt à prendre conscience de son héritage et à l’assumer plutôt que de vouloir faire table rase de tout ou partie du passé. Dit autrement : les racines et les traditions sont tout aussi légitimes que questionnables et remplaçables.
La question de l’héritage biblique
Le parallèle est tout trouvé : cela ouvre la question de l’héritage et des influences du texte biblique, et par extension de toute la spiritualité chrétienne. Comme l’a dit Chantal Delsol, rien ne naît ex nihilo, et les Écritures ne font pas exception. On retrouve, par exemple, dans la Bible les influences des mondes et des époques dans lesquelles sa rédaction s’inscrit : sumériennes, babyloniennes, égyptiennes, proche-orientales, etc. Plusieurs exemples viennent en attester. Ainsi, la Bible n’est déjà pas un livre, car c’est une collection de 66 livres. Et, elle a donc pris des influences dans nombre de traditions et textes antérieurs. Certains textes bibliques sont même, a priori, non des constructions monolithiques, mais des fragments mis bout à bout pour former un tout. Une sorte de mosaïque textuelle.
Dans « l’invention de Dieu », Thomas Römer écrit : « [L]es récits contenus dans le Pentateuque et dans les autres parties de la Bible hébraïque ne sont pas des inventions sorties de la tête d’intellectuels assis derrière leur bureau : la littérature biblique est une littérature de tradition ; ceux qui l’ont mise par écrit l’ont reçue, et ils ont ensuite eu tout le loisir de la transformer et de l’interpréter, de la récrire à nouveau en modifiant les versions les plus anciennes, parfois d’une manière drastique, mais, dans la plupart des cas, fondée sur des noyaux archaïques qui ont pu être rédigés très tardivement, tout en conservant des « traces de mémoire » de traditions et d’évènements antérieurs.«
Prenons donc quelques exemples d’influences antérieures aux Écritures pour bien comprendre.
L’épopée de Gilgamesh
L’une des influences les plus connues est celle de l’épopée de Gilgamesh et de l’un de ces personnages, Outa-Napishtim, l’aïeul immortel. Les influences de ce récit sont colossales : en plus d’un apport structurel et thématique à l’Iliade et l’Odyssée, le récit présente de grandes similitudes avec le récit biblique de Noé et du déluge. Outa-Napishtim construisit une grande arche, car il fut averti par les dieux de l’imminence d’un déluge. Il y fit embarquer avec lui des couples d’animaux. Le peuple hébreu ayant vécu en exil à Babylone à une période où ces anciens textes furent mis par écrit, il n’y a rien d’étonnant à ce que ces influences soient présentes dans la Genèse. À titre d’exemple, voici un passage tiré de l’épopée de Gilgamesh :
« J’ai porté dans le bateau tout ce que je possédais. Tout ce que je possédais d’argent je l’ai porté. Tout ce que je possédais d’or, je l’ai porté. Tout ce que j’avais d’espèces vivantes je l’ai porté. J’ai fait monter dans le bateau toute ma famille et mes parents, j’ai fait monter les bêtes domestiques et celles de la plaine. Tous les artisans je les ai fait monter aussi. Le dieu Shamash m’a fixé le moment précis et m’a dit : « Lorsque le soir, celui qui tient les tempêtes fera pleuvoir la pluie de malheur, entre dans le bateau et ferme la porte ! » Lorsque le moment fut venu le soir, celui qui tient les tempêtes a fait pleuvoir une pluie de malheur. Je regardai le temps, il était sombre et effrayant à voir alors j’entrai dans le bateau.«
Sargon D’Akkad
C’est une figure biblique, un archétype qui tout au long des âges fut reprise : celle de l’enfant abandonné puis sauvé miraculeusement. Œdipe, Romulus, Superman… et Moïse. Oui, mais antérieur à Moïse, il y a Sargon d’Akkad, fondateur de l’empire assyrien, ayant approximativement vécu au milieu du 3ᵉ millénaire avant notre ère. « Ce récit qui date probablement du VIIe siècle (av J.-C.), présente d’étonnantes similitudes avec celui de la naissance de Moïse : dans les deux cas, la mère agit seule ; Sargon comme Moïse, est placé dans une corbeille qui est elle-même déposée sur l’eau d’un fleuve avant d’être ensuite retirée. Tous les deux sont adoptés et accèdent ainsi à une position très élevée : alors qu’une déesse se prend d’affection pour Sargon et fait de lui un roi, Moïse est adopté par la fille du pharaon et intègre, lui aussi, une cour royale. L’auteur du récit biblique connaissait manifestement la légende assyrienne et voulait certainement faire de Moïse un personnage aussi important que Sargon. La légende de la naissance de Moïse revêt ainsi une tonalité subversive : le sauveur d’Israël n’a rien à envier au plus grand des souverains assyriens.« (T. Römer, l’Ancien Testament commenté)
Sortir d’une lecture originelle et accepter l’influence antérieure du texte nous permet ici de voir le champ des possibles s’ouvrir, de comprendre l’intention du rédacteur et de nouveaux champs herméneutiques se déployer. Moïse aurait pu être volontairement présenté comme une figure affiliée au symbole de Sargon. Ce dernier était un modèle que de nombreux rois mésopotamiens ont par la suite tenté d’imiter, figure unificatrice de Summer et Akkad. Enfin, c’est une figure royale emblématique. Le texte nous dit que Moïse était beau, caractéristique des enfants royaux, et se fait donc affilier au mythe de Sargon, lui-même roi. On le voit ici : l’influence sert un propos, celui de faire de Moïse une figure importante, d’aura royale, symbole d’unification.
Yahweh, un dieu importé
Beaucoup d’indices semblent converger vers l’idée que le nom de Yahweh ne sort pas de nul par, qu’il n’est pas « originel »; mais qu’il serait importé d’autres cultures/cultes.
Dans son livre « l’invention de Dieu », Thomas Römer soutient l’idée vraisemblable selon laquelle le dieu YHWH (ou Yahvé) était initialement une divinité parmi d’autres dans la région du Levant avant de devenir le dieu principal du peuple d’Israël. Il examine l’évolution de la religion israélite ancienne, suggérant que YHWH aurait été vénéré dans un contexte polythéiste avant de devenir le dieu unique associé au monothéisme plus tardif du judaïsme.
Römer s’appuie sur des preuves historiques, des textes anciens et des études comparatives pour étayer sa théorie sur l’évolution de la croyance en YHWH et sur la transformation du polythéisme au monothéisme dans la région du Levant à l’époque antique.
Moïse cornu

De nombreuses représentations présentent Moïse avec des cornes sur la tête, comme sur l’image ci-contre. Cela est dû à la traduction de la Bible de Jérôme, la vulgate, dont le texte nous dit que Moïse avait des cornes qui lui avaient poussé. C’est en Exode 34, que l’on peut lire que Moïse, descendant de la montagne, avait le visage qui rayonnait. « [L]e terme hébreux que l’on traduit habituellement en français par « rayonnant » a été rendu par cornuta (« doté de cornes ») ; cela ne constitue toutefois pas une erreur de traduction car les consonnes hébraïques qui sont à la racine de ce terme peuvent aussi bien désigner un rayonnement que des cornes ; de plus dans l’Antiquité les cornes étaient des attributs importants de la divinité. » (T. Römer – l’Ancien Testament commenté)
Il est intéressant de voir qu’ici la description de Moïse s’enracine dans un terreau cultuel autre que celui de la Bible. Les cornes étaient symbole de force et de divinité. Apparues sur un homme, elles pouvaient être le symbole de la manière dont Moïse remplace le taureau d’or, lui aussi cornu, et donc symbole de représentation de la divinité. Moïse n’en est pas la représentation, mais en devient symboliquement le représentant. Cela rejoint la volonté d’élever la figure de Moïse, à l’image des symboles relatifs à Sargon d’Akkad. Je fais une parenthèse pour dire que cette histoire de cornes nous permet aussi d’interpréter par un prisme nouveau l’architecture de l’autel des sacrifices, qui comprend une corne à chacun de ses coins, figurant ainsi le lieu où la puissance de la divinité se manifeste.
Les influences, un désenchantement ?
Ces exemples viendraient-ils ôter la légitimité du texte biblique ? Bien au contraire. Ils seraient le témoignage que ce texte s’incarne dans l’histoire humaine et des processus naturels de réappropriation et de recontextualisation de mythes et de symboles qui ont parlé à nos semblables à travers les âges. C’est parce qu’elle a un sens universel que l’histoire du déluge a été reprise à travers les siècles. C’est parce qu’elle témoigne de l’humanité qui habille les noms du divin que l’histoire de Yahweh, Dieu de l’orage, est belle. Bien plus que de désenchanter le monde, la conscience de ces influences le réenchante en nous plaçant dans une lignée qui court à rebours jusqu’à la naissance de l’humanité. En nous plaçant, conscients, dans le temps. Et, comme les textes bibliques prennent du sens à la lumière de ses influences antérieures, c’est parce que nous pouvons nous inscrire « à la suite de… » que ce que nous faisons prend plus de sens, plus d’ampleur.
Mais, et c’est là la force du mythe, et la force du texte biblique : il s’inscrit dans la lignée des textes qui, bien que se situant « à la suite de… » s’inscrivent, par leur universalité, hors du temps. Par ailleurs, nous prenons conscience que nous sommes les héritiers certes du judéo-christianisme, mais également des siècles qui lui précèdent. La symbolique du texte nous élève au-dessus de la temporalité pour nous inscrire dans une universalité. C’est là la force du mythe. En cela, le texte biblique prend toute sa légitimité, et non en vertu de la croyance en un Dieu, un dogme ou une doctrine. Ce n’est pas parce que Dieu existerait que les textes bibliques ont du poids, mais plutôt parce que ces textes disent quelque chose de l’ordre de l’universel.
Bien plus : cela pose la question d’une lecture littérale ou allégorique des textes. En effet, lire le texte de manière littérale, croire que cela s’est passé ainsi historiquement, sans considérer qu’il s’agit à bien des égards de procédés narratifs, et de références à des éléments culturels et cultuels antérieurs aux textes bibliques, c’est passer à côté de la portée symbolique des textes et de leur signification profonde potentiel. C’est passer à côté d’une compréhension profonde du texte et de ce que l’on pourrait en tirer de plus qu’une « vérité ». C’est fermer le champ herméneutique, et brider la créativité du lecteur. Vouloir en faire des vérités objectives et littérales, c’est donc passer à côté de leur profondeur et de la manière qu’ils ont de s’inscrire dans l’universel.
Sources et pour aller plus loin
- Chantal Delsol – La fin de la Chrétienté, Cerf, 2021.
- Thomas Römer – l’Ancien Testament commenté, l’Exode, Labor et Fides/Bayard, 2017.
- Thomas Römer – l’invention de Dieu, Seuil, 2014.
- Thomas Römer – Dieu obscur : cruauté, sexe et violence dans l’Ancien Testament, Labor et Fides, 2009.
- Thierry Alcoloumbre – La Bible avant la Bible, « la Bible et le monde mésopotamien. Réflexions comparatives », dans Pardès 51, 2012 : https://www.cairn.info/revue-pardes-2012-1-page-15.htm
- Dominique Charpin – Tu es de mon sang, les alliances dans le Proche-Orient ancien, Les Belles Lettres/Collège de France, 2019.
- Dominique Charpin – La vie méconnue des temples mésopotamiens, Les Belles Lettres/Collège de France, 2017.
- Abed Azrié (traducteur) – L’épopée de Gilgamesh, Albin Michel, 2015.
- Thomas Römer – les cornes de Moïse : https://www.youtube.com/watch?v=8_z9hTiQg0g
- L’épopée de Gilgamesh par « Nota Bene » : https://www.youtube.com/watch?v=pYkdudibadY
- Sargon d’Akkad : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sargon_d%27Akkad#%C3%89tymologie
- Yahweh : https://fr.wikipedia.org/wiki/Yahweh#R%C3%B6mer2014