
Il y avait ce patient, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Laurent. Après quelques passages dans l’EMS où il séjournait, je ne l’avais pas encore rencontré. Et pour cause, il restait en chambre. C’est l’équipe soignante qui m’a envoyé vers lui en me disant qu’il était angoissé, et que peut-être ma visite lui ferait du bien.
Effectivement, Laurent était angoissé. Je crois même n’avoir jamais côtoyé une personne me communiquant ses angoisses à ce point. Les premiers entretiens se passaient somme toute assez tranquillement. J’entrais dans sa chambre, je me posais à la gauche de son lit, sur une chaise. Nos échanges étaient parcimonieux, car le simple fait de discuter avec une personne lui était stressant. Stressant parce qu' »il faut parler« . Alors, pour respecter son rythme, nous habitions le silence ensemble. Mais, voilà… trop de silence, c’était stressant pour lui aussi. Après quelques instants, il terminait les entretiens, toujours de la même manière : « merci d’être venu, ça m’a fait du bien de vous voir. Mais là, ça devient stressant pour moi. » Parfois après dix minutes, parfois après une heure. La seule règle, c’était sa limite.
À mesure que le temps passait, les angoisses de Laurent s’amplifiaient. Celles-ci touchaient principalement à sa famille pour qui il avait le sentiment d’être un poids lourd. « Ma femme, elle m’appelle et elle vient me visiter souvent. Mais j’ai l’impression d’être un immense poids pour elle. Mon fils, lui, il ne vient même plus me voir, ça veut tout dire. » Du côté de sa femme, c’était un tout autre son de cloche. Elle voulait être présente, et n’aimait pas le voir ainsi. Mais elle était dans une impasse, parce que voulant le calmer, elle sentait bien qu’elle nourrissait ses angoisses.
Puis un jour, une lueur d’espoir. Je me rends régulièrement en institution avec ma chienne. Une border collie de bientôt deux ans, qui adore le lien avec les humains. Tout est parti d’un oubli de ma part : j’avais oublié de l’inscrire au refuge un jour. Et j’ai du la prendre avec moi. Depuis, je la prends quasiment à chaque passage dans les EMS. Quand je suis entré dans cette chambre pour la première fois avec elle, j’ai d’abord eu peur. Elle m’a échappé des mains et est allée lécher les mains de Laurent qui était alité. J’allais m’excuser, mais je me suis ravisé : pour la première fois depuis que je le connaissais, je voyais un sourire sur son visage. J’ai cru comprendre que pour la première fois depuis longtemps, Laurent pouvait être en relation sans enjeu autre que la relation elle-même. Sa famille, l’équipe soignante, moi : chaque lien était sous-tendu par un enjeu. L’enjeu familial, la manière de se considérer et de se sentir considéré, l’accompagnement, les enjeux médicaux, etc. Mais avec ma chienne, rien d’autre que le lien et le plaisir d’être ensemble.
La fois suivante, j’entrais dans la chambre sans ma chienne, et Laurent me dit de prime abord : « Votre chienne n’est pas là? ». Du tac-o-tac, avec un sourire, je lui dis : »Bonjour Laurent ». Il sourit. Pour la deuxième fois. Ce jour, j’ai compris que je pouvais faire preuve de toute l’empathie du monde, de tout le professionnalisme et de toutes les compétences possibles, je n’étais pas ma chienne. Elle, ponctuellement, le calmait et l’apaisait. Je me suis alors mis en retrait pour laisser la place à ce qui advenait. Pour que ce qui avait surgi par la présence de ma chienne puisse se déployer pleinement. Ce que certains diraient être un oxymore : un non-agir agissant. Quel bonheur !
Nos visites se sont succédé dans la chambre de Laurent. Pendant presque un an. À mesure que le temps passait, je le voyais s’amaigrir. Il ne mangeait plus. À force de rester alité, ses muscles déjà amoindris, perdaient de leur vigueur. Mais chaque visite lui faisait du bien, parce qu’il pouvait voir ma chienne. Pendant quelques minutes, il avait sa bulle, hors de tous enjeux pesants à ses yeux. Moi, je restais là à les regarder. Cela me faisait du bien de le voir ainsi libre. Je trouve ça beau, la liberté.
Un jour, j’entrais dans la chambre. J’ai frappé, attendu une réponse et j’ai poussé la porte. Ce n’était pas Laurent. Pris par l’habitude de mes visites chez lui, je n’avais pas vu que le nom du pensionnaire sur la porte avait changé. Laurent n’était plus là. J’appris ce jour qu’il était décédé. Ma chienne, à son habitude, a fait le tour de la chambre, mais n’a pas trouvé Laurent. Elle le reconnaissait, mais elle n’a pas « reconnu » son absence. Elle ne peut que saisir ce qui est, et non penser à ce qui n’est pas/plus. Finalement, elle a rencontré ce nouveau patient, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Martin.