
Il y avait ce patient, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Christian. Je l’ai connu alors que je travaillais comme accompagnant spirituel en addictologie.
Il y a Christian, tel qu’on le découvre à la première rencontre. Un homme d’une soixantaine d’années, grand, avec une voix caverneuse et profonde. Il se présente à moi comme un grand économiste, ayant gradé au service militaire comme fusilier : « vous savez, c’est une des casernes les plus difficiles de Suisse, il faut avoir ce qu’il faut pour tenir là-bas« . Un homme de technologie aussi, qui « préfère Mac à Windows. C’est plus intuitif« . Et, il y a Christian, tel qu’on le rencontre à mesure que l’on passe du temps avec lui, plus fragile et plus sensible. Au fil du temps, j’apprends qu’en réalité, il n’a pas terminé ses études d’économie, qu’il n’a pas fait son service militaire. Lorsque je me rends à l’atelier occupationnel ou il passe ses journées, je rencontre un homme qui peine à utiliser un ordinateur pour une opération Excel simple.
Comme mécanisme de défense, Christian s’est créé un personnage idéal qu’il incarne dans ses rapports sociaux. Un personnage qui est un peu son homme idéal : réussite dans les études, qui a fait son service militaire et qui connait très bien les outils de son temps. Mais, qu’il lâche plus ou moins dans l’intimité de la rencontre en tête-à-tête. Pendant six ans, je le vois une fois par semaine en entretien et une fois de plus pour le groupe de parole du mercredi. Durant ce temps, j’apprends à connaître une personne qui se montre sensible et émouvante. Un homme qui, bien qu’il bombe le torse en public, sait et ose être dans l’authenticité avec moi. Parce qu’il a compris que je n’étais pas une menace pour lui. Bien plus : que j’étais son allié. Même s’il a fallu plusieurs mois d’entretiens et d’échanges avant qu’il ose se lâcher.
Parfois, ce fut difficile. Délicat parce qu’étant intégré dans une équipe de soin pluridisciplinaire, je participais au colloque thérapeutique, lieu d’échange des différents acteurs de la prise en soin. Mais, il y avait des patients comme Christian pour qui la confidentialité sur le contenu de nos échanges était importante. Alors, je devais donner des directions à l’équipe sans pour autant retranscrire le contenu de ce que l’on se disait. Car Christian ne voulait pas que l’équipe le voit « comme un pleurnichard« . Je devais alors taire ses larmes et ses confessions. J’étais à chaque fois touché de voir Christian, de pleurer avec lui, et de le voir bomber le torse et de crier à pleine voix un « Bonjour madame » caractéristique quand il croisait une infirmière dans le couloir (l’infirmerie était à côté de la salle d’entretien). Il y avait Christian et Christian. Mais, mon directeur était très clair : « si le patient demande la confidentialité totale, sauf en cas de mise en danger ou de consommation d’alcool, il te faut la respecter.«
Lucide, il l’était. Il répétait souvent : « L’alcool est une drogue dure en vente libre » et d’ajouter : « « L’alcoolisme, seul, on ne s’en sort pas. » Pourtant, la lucidité, même si c’est le meilleur des points de départ, ne suffit pas toujours à tenir le coup. À deux reprises en six ans, j’ai constaté Christian mis en échec par l’alcool. Deux rechutes qui ont eu un impact considérable sur lui et sur la manière qu’il avait de se percevoir. Une fois fut particulièrement marquante, alors qu’il était allé rendre visite à sa tante sur un lit d’hôpital. Il m’avoua à demi-mot, dans l’intimité de l’entretien, que l’émotion suscitée par la vue de sa tante était un prétexte pour aller boire. Surtout, le personnage qu’il s’était créé, une sorte d’idéal, avait pris la place du « vrai » Christian et était devenu la mesure de ses rechutes. Alors, il culpabilisait. Un homme de sa trempe, grand économiste, sergent fusilier, avec une volonté de fer, ça ne rechute pas. Les deux fois, c’était très dur à vivre pour lui. Il a fini par relever la tête.
Côté spiritualité, il était très ouvert sur le fond. « Vous savez Jérôme, j’ai grandi et fait mon catéchisme à l’Église catholique. Et, à l’époque, on nous présentait un Dieu dont on doit avoir peur. Un juge qui punit. Un berger, mais qui trie, bâton à la main, les bonnes brebis des galeuses. Si j’étais resté dans cette considération de Dieu, alcoolique que je suis, je sais quelle brebis je serais aujourd’hui« . Progressivement, il s’est émancipé de l’image qu’on lui avait transmise pour se faire sa propre idée de Dieu, hors des girons institutionnels. « J’aime partager les points de vue et entendre chacun. C’est ce qui me permet de me construire spirituellement. » Raison pour laquelle il ne manquait jamais un groupe de partages hebdomadaire. En revanche, s’il était ouvert sur le fond, il était un peu plus rigide sur la forme. Un jour, j’ai passé un morceau de punk/hardcore dont les paroles me paraissaient un bon point de départ pour lancer une réflexion. J’avais imprimé les paroles, et les avait distribuées à chacun. Christian s’est levé outré et me dit : « Je ne peux pas écouter cette musique-là, c’est vraiment Stalingrad. Des bombes qui fusent partout. Insupportable. Et quelle idée de nous infliger cela pour un groupe de partages. » La semaine suivante, il était de nouveau là, tout sourire.
Entre nous, il y avait cette amitié franche, de même qu’une confiance. Même dans l’hypothèse où il s’inventait une vie, là où d’autres collègues prenaient tout avec des pincettes, voire ne supportaient pas le mensonge, j’avais moi une pleine confiance dans la relation. Sa confiance, il me la témoignait par la transparence dont il faisait preuve à mon endroit lorsque nous étions seuls. À travers ses partages et ses larmes. Lorsque j’ai quitté l’institution pour changer de lieu de travail, il m’a serré la main franchement. Et, là où certains collègues m’avaient chaleureusement remercié avec de belles grandes phrases, lui m’a simplement regardé dans les yeux et dit : « Merci Jérôme ».
J’ignore ce qu’il est devenu aujourd’hui. Comme il était d’un autre canton, il a sûrement dû retourner dans ses contrées natales. Assurément, c’est l’une des personnes qui a le plus marqué mon parcours, et je garde de très bons souvenirs de nos échanges. Très vite, il est aussi le premier à m’avoir fait comprendre (c’est l’une des toutes premières personnes que j’ai suivies) que si j’avais effectivement un rôle à jouer dans l’accompagnement, mes patients avaient des choses à m’apprendre sur moi-même. Depuis, j’aime à dire, sans langue de bois, que les patients que j’ai côtoyés en addictologie étaient vraiment mes maîtres à vivre. Merci pour tout Christian.