Chronique d’un accompagnant #19

Il y a ce patient, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Toni. Toni est arrivé dans l’EMS où il séjourne depuis deux ans. Mais je n’ai fait sa rencontre que tout dernièrement, par hasard…

Il y a parfois des patients que, lorsque vous êtes de passage comme moi, vous ne voyez jamais. C’est le cas de Toni. Je passe dans son EMS une demi-journée par mois ; c’est peu. En deux ans, je ne l’ai jamais vu. Pas une fois. Plusieurs raisons à cela : il est indépendant et sort se promener tout seul. Lorsqu’il n’est pas dehors, il reste généralement en chambre. Finalement, il n’a jamais exprimé de besoin particulier qui fasse que l’équipe m’envoie vers lui… et disons-le franchement, il y a beaucoup de patients à voir pour peu de temps de présence.

Je l’ai rencontré, car j’étais allé visiter Diane qui n’était pas prête. À 10 h, elle n’avait pas fini sa toilette. Elle m’accueille en robe de chambre, assise sur son déambulateur en riant : « Bon, je finis de me laver, je m’habille et je te retrouve en bas dans une demi-heure environ, ça marche ?« . Je suis sorti de sa chambre, et je me suis dit que j’allais rendre visite à une personne de l’étage à l’improviste. Au fond du couloir à gauche, il y a une enclave dans laquelle il y a deux portes de chambres que je n’ai jamais visitées. Je frappe à la porte de Toni, il m’invite à entrer. Le monsieur est devant son miroir. Il a fini de se raser. Il me regarde, et il pointe ses oreilles avec ses index : « Je dois mettre mes appareils, sinon je ne vous entends pas bien. » Il marche lentement jusqu’à sa table de nuit pendant que je découvre sa chambre. Il y a une belle pendule au mur, un bureau avec un établi. Des outils bien rangés et de petites loupes un peu partout, comme celles qu’utilisent les horlogers. À n’en pas douter, je suis avec un homme qui travaillait dans les montres.

Après être retourné à son fauteuil, il me fait gentiment signe de prendre une chaise. Nous nous présentons et très vite, la discussion devient extrêmement naturelle et fluide. C’est une personne très agréable, avec qui on parle facilement. Lorsque je lui dis que je suis accompagnant spirituel, il me dit : « vous savez, moi, je n’ai jamais embêté personne dans ma vie. Je n’ai jamais eu de problème. J’ai toujours fait attention à être bien avec tout le monde. Alors, je n’ai jamais eu besoin d’aller à l’église« . Ce que je prends comme l’idée qu’il n’est pas croyant et qu’il considère le christianisme comme une sorte d’école morale.

Il me raconte son parcours : c’est une personne qui n’a jamais quitté sa ville natale et qui a travaillé 32 ans dans la même fabrique dans laquelle il était chef d’atelier. Je vous le donne en mille : il fabriquait des pièces bien spécifiques, dont je ne saurais pas retranscrire le nom et la fonction, qui se nichent au cœur de mécanismes de montres. L’horlogerie était et est toujours sa grande passion : « Oh, vous savez, je n’ai plus les yeux comme avant. Mais quand il y a un réglage à faire sur ma montre, je le fais moi-même, même si ce n’est pas ma spécialité. » Puis, il termine en me disant : « Vous savez, j’ai eu une vie heureuse. J’ai vécu chez moi jusqu’à mes 90 ans. Et ici, je suis vraiment très bien. Tout le monde est fantastique avec moi. » Pas étonnant finalement que l’on ne m’ait jamais envoyé auprès de lui.

Après m’avoir parlé de lui, il me surprend en me demandant mon parcours. Comme il a évoqué sa femme qui venait d’Italie, je lui parle de mes origines italiennes, de mes grands-parents. Les rôles s’inversent, puisque curieux, il me pose des questions. Puis, à sa demande, je lui explique comment je suis devenu accompagnant spirituel. « Ah oui, vous n’êtes pas un de ces pasteurs méthodistes alors. » Afin de dissiper tout doute, je lui demande ce qu’il entend pas méthodiste. « Enfin, vous voyez… vous ne venez pas vers moi avec une méthode. Je veux dire, un discours trop carré et des prières toutes faites. Vous êtes là pour écouter et pour parler. Ça me plait bien moi.« 

La discussion s’est prolongée. Il m’a parlé de sa femme. Des enfants qu’il n’a pas eus. De sa nièce qu’il considère comme sa fille, d’anecdotes de la période de la seconde guerre et de tant d’autres choses. Lorsque je regarde ma montre, je m’aperçois que presque une heure a passé. Mince, Diane doit m’attendre au réfectoire. Je lui signifie que je dois le laisser, car j’ai un rendez-vous et que je suis en retard. Je lui demande s’il souhaite que je repasse vers lui. Une fois de plus, il me surprend : « Alors, je dois vous dire, ça m’a fait rudement plaisir de discuter avec un homme. Parce que vous voyez, l’équipe soignante, elles sont fantastiques, mais il n’y a que des femmes. Et les autres pensionnaires, bon, vous les connaissez… il est difficile de discuter avec eux. » Il me dit que lorsque je viens, il m’accueille volontiers. Pour sûr, j’y retournerai.

Je le quitte et je descends retrouver Diane qui m’attend… en ronflant dans son fauteuil. Je lui caresse l’épaule. Elle ouvre un œil et elle me dit : « Oh, je ne dormais pas, hein.« . Je m’excuse et lui dis que j’étais auprès d’un autre patient. Elle sourit et me tape sur la main. « Bon, alors si c’est pour ça, tu es excusé.« 

Alors, pour cette rencontre inattendue, et pour toutes les suivantes, merci Toni !

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