Chroniques d’un accompagnant #20

Il y a cette patiente, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Yvette. Je la rencontre, car elle participe au groupe de parole régulièrement.

Une dame entre dans la salle d’animation où a lieu le groupe de parole. C’est la première fois que je la vois. Elle est souriante. Dès qu’elle voit mon chien, elle l’appelle en tapant sur ses genoux. Ma chienne court vers elle en remuant la queue. Yvette, toute heureuse, continue sa route et vient s’asseoir derrière moi. Le groupe de parole a lieu autour d’une grande table ronde. Derrière celle-ci, des fauteuils confortables sont disposés le long de la baie vitrée. Elle se met toujours là, hors du cercle, mais présente tout de même. Il faut bien le dire, c’est une personne en apparence tout à fait « normale ». Elle est très présente dans l’EMS, sans pour autant être demandeuse d’accompagnement.

En plus d’être toujours là, il y a la patte Yvette dans sa participation. La plupart du temps, lorsque je pose des questions aux patient.e.s pour relancer la discussion, Yvette répond avec aplomb : « C’est quelque chose de privé, je ne souhaite pas répondre« . Ce que l’on respecte évidemment dans le cadre du groupe. Et, parfois, elle se permet un trait d’esprit, nous rappelant qu’elle est là.

Depuis quelque temps, je la visite en chambre à sa demande. Non seulement elle aime parler, mais en plus, elle apprécie ma chienne. Elle adore parler, car elle a été seule toute sa vie. Après avoir quitté la maison familiale, Yvette a vécu sans mari et sans enfants. Elle apprécie ma chienne, parce qu’elle n’était pas complétement seule, puisqu’elle a eu des chiens, elle aussi. Elle me parle de l’un d’entre eux en particulier : Noisette. « Oh, vous savez, maman était catholique, elle. Alors, on ne rigolait pas avec ça, même quand il y avait matière à rire. Quand Noisette est arrivée, un autre chien est arrivé chez mes parents dans le même temps. Elle les a mis les deux sur la table, elle est allée chercher de l’eau et elle les a baptisés tous les deux devant nous. Pour elle, c’était très sérieux. » Noisette l’accompagnait partout, même au travail. Yvette fabriquait des ressorts d’horlogerie dans une fabrique : « Je la mettais sur une couverture sous mon bureau et elle restait tranquille pendant que je travaillais.« 

Le travail et le métier avaient une place très importante dans sa vie. Elle cumulait trois jobs : la fabrique, la couture comme indépendante (elle est couturière tailleuse de métier) et caissière au cinéma le weekend. « Au cinéma, je ne pouvais pas prendre Noisette, parce qu’elle grognait sur les clients. Alors, je la laissais à la maison, et quand je rentrais, nous allions faire une grande promenade« . Lorsqu’elle me décrit les cinq étapes pour fabriquer des ressorts, elle mime les gestes avec les mains, qu’elle regarde attentivement, les yeux brillants. Elle aimait vraiment ce qu’elle faisait et ça se voit ; ça se sent. Quand elle me parle de son métier de couturière, elle me dit très fièrement : « On était huit dans la famille et j’étais la plus petite. Vous savez, on avait tous un métier différent. » Avoir un métier, c’était important. Le cinéma, en revanche, ce n’était pas sa tasse de thé. Je lui demande pourquoi elle cumulait ces trois jobs. « Je vivais seule. Il fallait bien se débrouiller et payer tout ce qu’il y avait à payer. » Je lui demande si elle avait du temps libre, du temps pour elle. Sa réponse est cinglante : « Pourquoi faire ? » Yvette faisait ce qu’il y avait à faire. Ni plus, ni moins.

Je comprends maintenant pourquoi Yvette à un caractère si trempée. Cadette de huit frères et sœurs, une vie solitaire; elle m’explique qu’elle a passé son temps à devoir s’affirmer. « Et vous savez, comme femme, après les années soixante, c’était encore plus difficile. Surtout, une femme qui vit seule. Maintenant, c’est différent. » Maintenant, c’est différent. Aujourd’hui, il ne reste plus qu’elle. Ses sept frères et sœurs sont décédés. « Je suis le dernier caillou » qu’elle me dit.

Aujourd’hui, je passe visiter Yvette à quinzaine. Vu sa santé de fer, cela pourrait durer encore quelques années, pour notre plus grand plaisir à tous les deux. Discuter avec elle m’a fait évoluer dans plusieurs de mes considérations. Dans mon rapport au travail, mon rapport à ce que je fais et par extension mon rapport au temps et aux choses. Mais aussi mon rapport au passé. En somme, c’est un peu comme une thérapie pour laquelle je suis rémunéré. Quand je dis que les patients sont des maîtres de vie… Merci Yvette !

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