
Il y avait ce patient, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Bernie. Il évoluait dans l’un des foyers psychiatriques dans lequel je travaillais. C’est une collègue, accompagnante spirituelle, qui avait déjà vu ce monsieur, qui m’a aiguillé vers lui.
Bernie fait partie de ces patients que je n’oublierai jamais. Je garde une trace impérissable de notre premier entretien. Ce dernier m’avait littéralement et physiquement épuisé. Non pas parce que nous avions spécialement bougé. Mais, parce que Bernie était un homme tantôt logorrhéique, tantôt énigmatique. Logorrhéique, il l’était quand il était question de parler de tout et de rien. Il me noyait sous des montagnes de mots, à tel point qu’il était impossible de le suivre. Trop d’informations, impossible de tout intégrer. Énigmatique, il l’était lorsqu’il était anxieux : il croyait qu’une vaste opération purgative était en place dans tout le complexe psychiatrique, et qui visait à éradiquer les patients. « Tu sais Jérôme (le tutoiement s’était assez vite installé), je connais même leur nom de code : Alligator ».
Pendant notre première rencontre, il m’a donc parlé de l’opération Alligator. Pour m’avouer finalement à la fin que ce n’était qu’un test afin de voir si je faisais partie du complot. Il avait compris que non. Alors, il me faisait confiance : « Tu ne m’as pas dit que j’étais fou, et tu m’as pris au sérieux. Alors, je sais que tu n’es pas dans la combine. Mais tu me crois, n’est-ce pas ? » Je lui ai répondu que ce que je savais, c’est que je percevais son angoisse et sa souffrance. Bernie m’a pris dans ses bras.
Lors de notre deuxième entretien, celui-ci est venu vers moi en me disant qu’il avait enquêté sur moi. « Je sais qui est ton père » qu’il me dit, en me donnant effectivement le nom de mon père. Ce n’était pas bien compliqué, puisque mon père travaillait dans la même institution que moi, mais comme infirmier, et qu’il avait connu Bernie. Il a passé une heure entière à me parler de mon père. Tout en me précisant bien qu’il savait qu’il n’était pas membre de l’organisation qui avait lancé l’opération Alligator. Encore une fois, cet entretien était éprouvant. Moins que le premier, car je savais à quoi m’attendre. Mais lorsqu’il angoissait, Bernie avait tendance à ne pas finir ses phrases. En effet, il pensait que nous étions sous écoute, en même temps que nos esprits étaient connectés : il me regardait avec de grands yeux, comme pour me signifier qu’il m’envoyait les informations par télépathie. Il fallait décoder ce qu’il essayait de me dire. La concentration que cela me demandait était assez intense. Quand je trouvais les bons mots pour finir ses phrases, il pointait sa tête et la mienne du doigt et me disait : « la connexion. »
Même s’il ne parlait pas, il savait très bien communiquer avec moi et se faire comprendre. Si par mégarde, je me laissais distraire par une personne ou quelque chose d’autre, ou si mon esprit s’évadait, Bernie le remarquait immédiatement, et simulait alors une crise de lombalgie en se couchant au sol pour me signifier qu’il souhaitait que je me reconcentre sur lui. Lorsqu’il voyait que j’étais de nouveau avec lui, il se redressait et continuait à parler comme si de rien n’était.
« Mais en fait, ils sont dans l’opération Alligator. Fais attention à toi Jérôme, car maintenant qu’ils savent que tu sais, tu es dans le même bateau que moi. » Au fil des entretiens, j’ai compris que l’opération Alligator était en réalité l’expression d’angoisses profondes chez Bernie. Parmi elles, le sentiment d’inutilité lié à son statut. Comme André, il était persuadé de ne plus servir à rien, de ne plus avoir de place dans la société. À l’assurance invalidité pour raisons psychiques et diminué physiquement, Bernie se sentait en marge. En plus de ne pas se sentir écouté, puisque comme pour André, on qualifiait son discours de délirant. Si c’est vrai du point de vue des soignants, pour lui, c’était nier ce qu’il percevait comme une réalité, amplifiant sa souffrance.
Je ne pouvais pas faire grand-chose pour lui, sinon être présent. À l’époque, les accompagnants spirituels n’étaient pas intégrés dans les prises en charge. Même si je faisais des retours aux soignants, je voyais bien que ceux-ci n’étaient que moyennement pris au sérieux. Je n’étais « que » l’accompagnant spirituel. Mais, au-delà de nos échanges, une vraie complicité naquit entre nous. Certains entretiens étaient plus détendus. Nous nous rendions parfois à la cafétéria pour boire un café. Jamais Bernie n’a voulu se joindre à un groupe de personnes. Nous devions toujours être seuls. Il ne faisait pas confiance aux autres. « Même certains patients font semblant d’être des patients pour nous infiltrer. » Je voyais que nos entretiens faisaient du bien à Bernie, même ponctuellement. Alors, cela suffisait. Nous avons continué à nous voir pendant de longs mois.
Puis un jour, j’appris qu’il nous avait quitté. Bernie est décédé subitement. Un soignant l’a retrouvé dans son lit au matin. Il avait fait une crise cardiaque. Au foyer, un collègue infirmier m’a dit en riant « ce doit être le résultat de l’opération Alligator. » Ce ne m’a pas fait rire du tout. Je dois bien avouer qu’après son départ, il y a eu comme un vide dans les journées que je passais au foyer. Parmi mes tout premiers patients, c’est celui qui m’a fait prendre conscience du « poids » de la responsabilité, de la confiance qu’il m’octroyait. Même si je le savais déjà, plus que jamais avec Bernie, j’ai pris conscience que la confiance d’un patient envers un accompagnant ne va pas de soi. A posteriori, et dans chaque relation avec les patients, je m’en sens toujours réellement privilégié. Merci Bernie.