
Gros sujet : la question des relations, surtout amoureuses, quand on fait un choix de vie comme celui vers lequel je tends. A priori, j’ai plutôt intérêt à trouver une personne qui partage cette aspiration. Pendant la dernière relation que j’ai partagée, j’ai voulu remettre en place cette discipline de vie, car je sentais que j’en avais besoin. J’étais dans un état de fatigue tel, à cause de la relation elle-même, que je n’avais plus d’équilibre. Pour me préserver, j’ai expliqué à celle qui est aujourd’hui mon ex, qu’il fallait que je retrouve une stabilité intérieure et un modus vivendi qui respecte mon intégrité physique et mon équilibre global. J’ai alors mis en avant ce style de vie que j’avais déjà expérimenté avant de la rencontrer : des horaires fixes de repas, de coucher, de lever. Une alimentation cadrée : pas de sodas, pas de sucreries, pas de grignotages, pas de chips et autres produits trop salés et gras. Un accent fort mis sur le fait maison, le local, etc. À l’époque, je n’avais toutefois pas encore entré dans le processus un retrait des réseaux et une mise de côté de mon téléphone portable.
Mon ex-copine a réagi de manière très virulente au premier abord. Pour elle, c’était un refus de « vivre » que de tout cadrer et tout contrôler. Cela lui faisait peur, car cela voulait dire (et elle avait raison) que la relation amoureuse serait gérée dans ce cadre strict. Un conflit s’est alors enclenché, parce que pour moi, c’était l’inverse : il n’y pas de vie sans cadre clair. Si j’avais ajouté un retrait total des réseaux dans la discussion comme aujourd’hui, j’aurais sûrement été qualifié d’ermite. Même si dans ma tête, ce mot est plutôt positif. En effet, j’ai souvent été surpris à dire à voix haute que je voulais vivre comme le frère du parrain de mon frère : à la montagne, dans une cabane, sans tout le confort matériel dont nous disposons, loin des stress du monde. Avec comme compagnie un troupeau de chèvres dont je tirerais le lait et un chien, un potager et quelques livres parmi lesquels les plus importants pour moi : les essais de Montaigne, A la recherche du temps perdu de Proust, la Bible et les œuvres complètes de Lovecraft. Ermite est peut-être un mot qui me convient bien. C’est pittoresque, certainement caricatural ou archétypal, mais dans ma tête, ça sonne bien.
Il n’y a pas très longtemps, j’ai d’ailleurs lu un roman qui s’intitule « Le silence des repentis » et qui parle d’un père qui vit reclus du monde avec sa fille, dans une cabane de montagne. Une fois par an, un ami vient les ravitailler. Il n’a pour seule compagnie qu’un voisin qu’il juge un peu intrusif, sa fille et quelques poules. Indépendamment de l’histoire, j’avoue que ce cadre de vie là m’a fait un peu rêver. Maintenant, il faut être honnête : je l’idéalise probablement au regard du désamour que j’ai pour notre monde ultra-connecté et les stress qu’il génère, pour la vie urbaine. J’ai parfois l’impression que tout est fait pour nous détourner de l’essentiel. Une sorte de matrice aliénante qui nous invite à quitter le lien, pour nous tourner sans cesse vers des futilités exemptes de sens. À côté de ça, la cabane de montagne me parait tout à fait attrayante.
Amour et radicalité
J’ai toujours aimé les récits de personnes qui relataient leur expérience de radicalité, notamment dans ce qu’elles ont entraîné dans leurs rapports sociaux. Je suis allé piocher deux histoires qui m’avaient marqué à l’époque. Celle de A. J. Jacobs qui a écrit « L’année où j’ai vécu selon la Bible », qui raconte comment un homme, pourtant pas religieux pour deux sous, s’est mis en tête de vivre un an en prenant la Bible au pied de la lettre. Et, celle de Mark Boyle qui a écrit « l’homme sans argent », qui nous parle de l’année entière ou il a exclu de sa vie toute transaction financière, devant ainsi trouver des moyens pour survivre, se loger, se chauffer, se nourrir, etc., sans que cela implique d’utilisation d’argent ni de sa part, ni de la part d’autres personnes. Ces deux récits mettent en scène les couples des protagonistes, avec deux issues différentes.
Dans L’homme sans argent, Mark Boyle écrit ceci : « Ma relation amoureuse avec Claire avait commencé juste avant le début de mon expérience. Elle soutenait mon projet pleinement, mais ne voulait pas me suivre dans l’aventure, en partie parce qu’elle avait commencé des études en géographie environnementale et qu’elle devait les payer. Elle savait avant que nous ne sortions ensemble, que mon année allait être très chargée et elle était d’accord pour être à mes côtés. La pratique est cependant toujours plus difficile que la théorie. Les exigences de la vie sans argent associées à l’intérêt des médias m’occupaient constamment. J’étais soit en train de faire ce qu’exige une vie sans argent, soit en train de relater mon expérience par écrit. De plus, mon choix de ne pas monter dans un véhicule motorisé pendant toute la durée de l’expérience n’arrangea pas les choses. […] Avant que nous n’ayons eu le temps de nous en rendre compte, nous commençâmes à nous disputer pour des broutilles, ce qui est souvent le signe d’un problème latent. Nous nous aimions et elle encourageait le genre de vie que j’essayais de promouvoir, mais l’idée qu’elle s’en faisait ne cadrait pas tellement avec la réalité de quelqu’un qui a abandonné la plupart de ses biens matériels. […] À la fin du mois d’avril, Claire et moi décidâmes de rompre. Comme dans toutes les séparations, pendant un certain temps, ce fut douloureux. » Plus loin, il se questionne : « Vivre comme je le fais m’oblige à affronter certains dilemmes. J’ai choisi ce mode de vie, mais intéresserai-je une partenaire potentielle si je continue sur cette voie ? En temps normal, il est déjà difficile de rencontrer une personne qui vous fait de l’effet. Les végétariens, les végétaliens et les locavores qui décident de ne fréquenter que des personnes qui se nourrissent comme eux, savent à quel point ce genre de décision réduit le nombre de rencontres. […] Je plaisante beaucoup à ce sujet, mais je mentirais si je n’admettais pas que cela me pèse de temps en temps.«
De son côté, Jacobs nous relate une tout autre dynamique dans son expérience : « 34ᵉ jour. Au cas où vous vous poseriez la question, Julie a eu ses règles hier – mauvaise nouvelle à double titre. Primo, ça signifie que notre tentative d’être féconds et multiples a échoué une fois de plus. Secundo, ça porte l’embarras de la vie biblique à un niveau encore jamais atteint. La Bible hébraïque déconseille au fidèle de toucher une femme pendant les sept jours qui suivent le début de ses règles (référence au verset biblique Lévitique 15,19, qui déclare toute femme qui a ses règles et tous ceux qui la touchent souillée et impure). À ce stade de l’année, suivre cette recommandation ne m’a occasionné qu’une gêne modérée. En fait, il y a un bon côté : ça s’accorde à merveille avec mon bon vieux trouble obsessionnel compulsif et ma phobie des germes, et ça constitue un excellent prétexte pour éviter de toucher 51% de la population humaine. Si une amie va pour m’embrasser, je l’esquive vivement façon Oscar de la Hoya. Si une collègue tente de me serrer la main, je recule de quelques pas pour me mettre en sûreté. […] Éviter de serrer les mains en période de grippe, c’est une chose. Mais renoncer à tout contact physique avec sa femme sept jours par mois ? Eh bien, c’est épuisant, on souffre et on se sent seul. Il faut se tenir constamment sur ses gardes – pas de sexe bien sûr, mais pas le droit non plus de se donner la main, de se taper sur l’épaule, de s’ébouriffer les cheveux, de s’embrasser avant de dormir. Quand je lui donne les clés de l’appartement, je les lâche prudemment dans sa main de quinze centimètres de haut.«
Mais cela se corse si l’on ajoute à ce verset suivi à la lettre, celui qui le suit directement : « Aucun [des] bons côtés n’apaise Julie, surtout depuis que j’ai décidé de respecter une autre règle à côté de laquelle l’interdiction de toucher les femmes impures paraît de la rigolade. Elle se trouve dans le Lévitique au verset 15, 20 : « Toute couche sur laquelle elle s’étendra ainsi souillée sera impure ; tout meuble sur lequel elle s’assiéra sera impur. » En d’autres termes, pas le droit de s’allonger sur un lit où une femme s’est couchée pendant ses règles, pas le droit de s’asseoir sur une chaise où elle s’est assise. […] L’interdiction de s’asseoir sur des sièges impurs est une autre paire de manches. Cet après-midi, je rentre à la maison et vais pour m’affaler sur mon trône officiel, le fauteur en skaï gris du salon.
– Je ne ferai pas ça si j’étais toi » me lance Julie. […] Il est impur. Je me suis assise dessus.
Elle ne détourne même pas les yeux de son épisode de Lost. Ok. D’accord. Un point pour toi. Ces lois sur l’impureté ne passent toujours pas. Je me dirige vers une autre chaise, une noire en plastique.
– Je me suis également assise là, fait Julie. Et puis sur celles de la cuisine. Et sur le sofa du bureau. En prévision de mon retour, elle est allée s’asseoir sur tous les sièges de l’appartement, ce qui m’agace, mais m’impressionne. […] Finalement, je jette mon dévolu sur le banc de bois haut de quinze centimètres de Jasper, qui a échappé à Julie, et j’y tape mes e-mails, le menton dans les genoux. Le lendemain, j’effectue une recherche sur internet et, pour trente dollars, je trouve la solution à mon problème : le siège portatif.«
L’annonce
J’ai rencontré une personne il y a très peu de temps. Vraiment très peu de temps. Lui annoncer que j’allais purement annihiler un romantisme de début de relation parce que j’avais besoin de recadrer ma vie, lui dire que je ne serais plus disponible sur les réseaux, ni par messages sauf à deux moments prédéterminés de la journée, qu’en semaine j’irai me coucher tôt chaque fois que j’en aurai l’occasion et que j’allais progressivement revenir à une alimentation très stricte était un pas à franchir. Mais quelle que soit la suite que notre relation prendrait, il faudrait mettre les choses au clair tout de suite : ça sera comme ça et pas vraiment autrement, car c’est la seule matrice dans laquelle je peux vraiment fonctionner. Surtout, vu les casseroles de mes anciennes relations que je traine. Elle fut un peu frustrée que j’abrège la lune de miel de la rencontre. Pourtant, elle est allée dans mon sens en me disant que si c’est ce dont j’avais réellement besoin, il fallait que je le fasse. Évidemment, je n’en suis qu’au prélude, aux balbutiements, tant de la rencontre que de mon année. Soulagement, même si j’appréhende encore la suite.
Cela me fait peur, car comme je l’ai déjà conscientisé, changer implique tout le système et pas uniquement ma petite personne. Cela a des implications pour tous et cela m’embête de m’imaginer être l’oiseau de mauvais augure pour quelqu’un d’autre. Mais aussi (et surtout), mes anciennes relations m’ont montré à quel point il est difficile de suivre une voie comme celle-ci, surtout si la personne qui nous accompagne au quotidien partage différentes aspirations, si elle réfléchit par le prisme de ses peurs ou si tout simplement elle s’impose un autre cadre dans lequel elle fonctionne. Mon ex-copine et moi n’avions ni le même rythme, ni les mêmes heures (surtout de coucher), ni la même perception du cadre. J’ai deux enfants, elle n’en avait pas, ce qui fait que nous n’avions pas mis en place les mêmes priorités et les mêmes structures à la base. Ce n’est ni bien ni mal. Aucun n’a plus raison que l’autre. C’est. Mais, il est extrêmement facile (extrêmement !) de se laisser aller et se relâcher, en se donnant comme prétexte qu’il y a le cadre, mais qu’il y a aussi la vie. Ce qui doit alors faire figure d’exception devient progressivement la norme. C’est ce qui m’est arrivé. Les exceptions sont devenues normes, qu’elles soient alimentaires ou en termes de respect des horaires et je n’arrivais pas à me discipliner, car le système était trop présent. C’est ce qui fait également que même si je conchie le développement personnel en ce qu’il renferme trop souvent les personnes sur elles-mêmes, je comprends la dynamique de vouloir se foutre des autres. Se foutre des autres et ne se concentrer que sur soi, c’est le meilleur moyen de tenir ses objectifs. Je la comprends, mais je n’y adhère pourtant pas, car j’ai envie de grandir avec les autres et pas tout seul. Dans un monde idéal en tout cas.
À mon grand soulagement, mon besoin a été entendu. À nous d’être créatifs maintenant. Car c’est aussi ce que permet finalement le cadre : dans une certaine mesure, la contrainte libère.