Chroniques d’un accompagnant #26

Il y avait cette patiente, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Joséphine. Elle est une des premières patientes que j’ai connues en gériatrie. Elle réside dans un EMS où je ne me rends plus aujourd’hui.

La première fois que je suis arrivé à l’EMS, une petite dame avec des lunettes fumait une cigarette devant l’entrée. Je la salue et j’entre, car le directeur m’attend. Une fois passée la porte, celui que je crois être l’intendant, si je me fie à sa ceinture d’outils, s’adresse à moi : « Bonjour Monsieur, je peux vous aider ? » Je lui dis que j’ai rendez-vous avec le directeur. Il me demande qui je suis. « Je suis le nouvel accompagnant spirituel. » L’homme éclate de rire, pensant que je lui fais une blague. Voyant que je ne ris pas, il s’arrête confus et me demande si je suis sérieux. Je lui dis que oui. Il s’excuse : « pardon, mais vu vos habits (je portais un t-shirt d’un groupe de métal), je pensais que vous plaisantiez ». Il m’emmène dans le bureau du directeur qui m’accueille chaleureusement.

Ce dernier me fait faire le tour de la maison. Une fois que nous avons visité chaque étage, il m’emmène dehors. La dame qui fumait à mon arrivée est toujours là. « Ah tiens, bonjour Joséphine. Je vous présente Jérôme, c’est notre nouvel accompagnant spirituel ». La dame tape sur la chaise à côté d’elle en me fixant dans les yeux. Je regarde le directeur qui rigole et il prend congé. Le dialogue s’installe. Joséphine se présente et me parle de sa vie en long et en large. Après un bon quart d’heure, elle me fixe du regard et me dit : « Ah, mais je cause, je cause. Mais il faut que vous me parliez de vous aussi. Alors d’où venez-vous ? » Je lui donne quelques informations génériques sur moi. Elle s’intéresse à ce que je lui dis. En vérité, je n’ai pas l’impression d’être avec une patiente, mais d’avoir un échange « normal » avec une personne. Je me rappelle qu’après cet entretien, j’ai un peu eu la sensation d’être un escroc : être payé pour écouter les personnes et pour discuter. C’est tout de même bien agréable (la suite de mon parcours a quelque peu nuancé mon sentiment initial).

Les mois ont passé, et les entretiens se sont succédé. Le tutoiement s’est progressivement installé. Et puis COVID est arrivé. Joséphine et moi avions des contacts par téléphone régulièrement. À notre premier FaceTime, elle m’a demandé de faire le tour de mon appartement pour lui montrer. Elle me demandait toujours des nouvelles de mes enfants depuis qu’elle avait ri à cause d’une fulgurance scatologique de mon fils : à l’époque, nous avions des poules à la maison. Lorsque nous avons pris des poules brunes, j’ai proposé aux enfants de choisir chacun le nom d’une poule. Comme ils manquaient d’idées, je leur ai proposé de leur donner un nom en fonction de leur couleur. Mon fils a voulu appeler la sienne « Caca ». Outre le fait qu’il n’avait que quatre ans à l’époque, cette histoire a fait hurler de rire Joséphine. Et de temps en temps, elle riait seule et finissait par me demander en souriant : « comment va caca ? »

Lorsque nous avons parlé de mes enfants la première fois, je lui ai demandé si elle en avait. Joséphine avait deux fils et une fille. « J’ai eu trois enfants, mais aucun n’était de mon mari ». Un peu surpris, je lui demandai si elle avait été remariée. Elle m’expliqua alors que son mari était infécond, mais qu’ils voulaient élever des enfants ensemble. « À l’époque, on n’avait pas toutes les techniques de maintenant, alors on a dû faire ça à l’ancienne (elle rit). Alors, mon mari m’a dit de me débrouiller comme je voulais pour être enceinte. Un jour, j’allais dans une fête villageoise, et le long du chemin, j’ai rencontré un homme très gentil. Il était espagnol. Mais ce qu’il était beau, Jérôme (elle sourit, des étoiles dans les yeux) Le long de la route, il y avait une grange. Alors, on est allé dans le foin, et c’est comme ça que j’ai eu le premier enfant. Je n’ai pas besoin de te faire un dessin sur ce qu’on y a fait ? » Elle me regardait avec un grand sourire, puis elle me dit : « tu voudrais bien savoir comment j’ai fait pour les deux suivants, n’est-ce pas ? ». Nous avons ri.

Pendant nos FaceTime et dès que nous nous voyions, elle me demandait des nouvelles de mes enfants, de mon amie d’alors. Nous parlions de tout et de rien, sans avoir quelque chose de particulier à traiter : elle n’avait quasiment pas de visite, et donc était simplement heureuse lorsque je venais la voir. En fait, j’étais devenu comme un proche dont elle se souciait réellement, et ce lien-là m’a beaucoup touché. Dans cet EMS, il y avait une autre dame dont elle était proche et que je suivais aussi. Un de leurs plus grands plaisirs était que nous prenions le thé les trois ensemble. Les liens étaient forts. Après le second confinement, j’ai changé d’EMS et notre relation a pris fin. C’est avec le cœur un peu lourd que j’ai dit au revoir à Joséphine et aux autres résidents de cet établissement.

Laisser un commentaire