Journal de bord #11 – Il n’y a rien de nouveau sous le soleil !

« Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche ; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau. Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord ; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est point remplie ; ils continuent d’aller vers le lieu où ils se dirigent. […] Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se ferait, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. S’il est une chose dont on dit : « vois, ceci c’est nouveau ! », cette chose existait déjà dans les siècles qui nous ont précédés. On ne se souvient pas de ce qui est ancien ; et ce qui arrivera dans la suite ne laissera pas de souvenir chez ceux qui vivront plus tard. »

Ce texte se trouve dans la Bible, dans le livre de l’Ecclésiaste. C’est son prologue, et il exprime assez bien l’idée de cycle comme je la comprends. En réalité, tout n’est que répétition et synthèse. Avec mon ami Davide, nous explorons cela régulièrement : nous pensons avoir trouvé une fulgurance, une idée. Puis, en explorant un peu Internet, nous finissons toujours par dénicher un penseur qui a exprimé les mêmes idées, parfois des siècles auparavant. Cela a parfois un côté un peu frustrant, dans le fait de se dire que l’on n’invente rien. Cela a un côté libérateur et savoureux de se dire qu’il suffit d’explorer un peu, d’être curieux pour avoir accès à tant de choses.

Je crois que ce qui me dérange dans l’idée d’un temps linéaire, c’est l’injonction de vivre l’instant présent. Le temps file, alors il FAUT en profiter, car ce qui est passé ne repassera pas. C’est d’ailleurs une maxime bien connue des vendeurs : on en revient au fameux Black Friday et à l’idée de ne pas passer à côté d’une offre. J’ai appris, au fil de mes lectures, que « Carpe diem », après les prénoms d’enfants, sont les mots les plus tatoués au monde. Pour beaucoup de personnes aujourd’hui, et surtout pour les jeunes, faire de « carpe diem » une maxime de vie est tout à fait exaltant. Profiter pour ne rien regretter, c’est bien. Mais, cette injonction appelle un bilan et une évaluation : est-ce que j’en ai bien profité, est-ce que j’ai fait ce qu’il fallait, est-ce que j’ai assez « Carpe diem ». De plus, cette injonction ne met l’accent que sur ce qui est bon et agréable. Évidemment, en disant « carpe diem », une personne ne pense pas aux deuils, aux maladies, aux instants douloureux et aux épreuves. Non, l’on pense bien plutôt à ce que nous aurons aimé. Au jour du bilan, il faudrait répondre à la question : est-ce que j’ai bien vécu ? Futile et puérile.

Or Nietzsche pose la question de l’éternel retour : ce n’est pas de savoir si l’on a bien vécu qui compte, mais c’est la question de l’unité de la vie. Il ne s’agit pas de profiter des bons moments et de dire non aux moments difficiles, mais d’envisager la vie comme un tout ; les joies et les peines. D’ailleurs, aucune joie n’existe sans peine : il faut un état opposé pour prendre conscience d’un état. Sans peine, on ignorerait ce qu’est la joie. Sans malheur, on ignorerait ce qu’est le bonheur. Si « Carpe diem » pose la question des moments forts de notre vie, Nietzsche lui pose la question de savoir si l’on choisirait de revivre la vie dans son entièreté, avec tout ce que cela comprend.

Selon que l’on répond oui ou non à la question de revivre les choses, cela nous place dans un camp ou l’autre de la guerre de l’existence. Car pour Nietzsche, la vie est un conflit entre les forces actives et les forces réactives qui cherchent à juger la vie. Répondre oui à la question de savoir si l’on souhaite revivre la vie telle qu’elle est, c’est s’inscrire dans une perspective sans libre arbitre. En revanche, choisir la possibilité de refaire certains choix, et d’adopter l’idée libre arbitre, c’est s’inscrire dans une démarche jugeante et réactive face à la vie. Nietzsche s’inscrit en faux avec l’idée de libre arbitre telle qu’elle a été développée par la morale chrétienne. Croire au libre arbitre et constater qu’il ne nous permet pas de modifier notre destin, que l’on s’inscrit dans une perspective ou nous sommes coupables (péché originel), c’est entrer dans une dynamique de jugement et de procès de l’existence : il existe donc une vie meilleure.

L’éternel retour en finit irrévocablement avec l’idée du péché originel, et avec la perspective de l’au-delà, d’un arrière-monde. L’on substitue « l’amor fati » (=l’amour du destin) à la superstition du libre arbitre. Il s’agit de désirer la vie telle qu’elle est, et non pas telle qu’elle pourrait être si l’on décide de suivre « telle vision du monde » plutôt que « celle-ci ». C’est s’inscrire hors du ressentiment et du jugement et embrasser ce qui advient sans révolte. S’inscrire dans un cycle, savoir si l’on peut s’inscrire dans une répétition de ce que l’on a vécu, c’est s’inscrire au-delà du bien et du mal. C’est embrasser le bien ET le mal qui adviennent, ne rien regretter et ne rien espérer non plus. C’est l’éternel retour et l’idée de cycle qui permettent en réalité de s’ancrer dans « l’instant présent », et non une injonction à profiter. « Non, rien de rien, je ne regrette rien. Ni le bien, ni le mal, tout cela m’est bien égal », chantait Edith Piaf. Ce qui advient revient, et alors que nous évoluons et grandissons, nous traversons les mêmes schémas, sans cesse.

Je crois que c’est le plus gros changement de paradigme de ma démarche. Sortir complètement de cette posture linéaire de la vie et du temps.

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