
Aucune vérité n’est vraie pour tous, et c’est extrêmement ambivalent. Je parle d’ambivalence parce qu’en même temps, l’idée de post-vérité, qui se veut remettre en question la réalité des faits par le prisme des opinions personnelles, me débecte vraiment. Dans le même temps, le travail d’accompagnant que je fais me conduit à réaliser que chacun porte « sa vérité ». Comme on dit vulgairement, j’ai le cul entre deux chaises : en même temps, je ne veux pas remettre en question les faits, le réel. Il y a une vérité objective que l’on peut exprimer, avec différents angles de vue certes, mais qui est ce qu’elle est. Et, il y a les vérités de chacun : c’est ce qui se passe intérieurement, la manière que l’on a de traverser une réalité, d’y injecter du sens, etc. Pas de post-vérité donc, mais une attention particulière à la singularité de chacun.
Un ami proche vient de faire un court séjour à l’hôpital pour un problème d’oreille interne. Une névrite vestibulaire, qui s’est caractérisée par une perte d’équilibre et de repères complète. Il m’a parlé de la sensation de perte de maîtrise de son corps et de l’importance du toucher dans ces moments : chaque contact l’ancrait, le ramenait dans l’ici et maintenant et lui faisait énormément de bien. De la main de sa fille à la pose de la perfusion de l’infirmier. Ce dernier point m’a interpelé : il y a trois ans, lorsque je suivais un CAS à la faculté de médecine de Lausanne, nous parlions de questions de spiritualité dans le soin. Un infirmier qui suivait aussi les cours nous avait expliqué qu’il souhaitait explorer la question de la spiritualité, car il en avait assez d’être cantonné et prisonnier de la technique. Il avait la sensation que le soin était déshumanisé, parce qu’enfermé dans le geste technique et trop peu en lien avec la personne. Cela me revient en tête, car il avait pris l’exemple de la perfusion dans les différents gestes évoqués qu’il enchaînait au quotidien. Il y a une réalité objective, qui est le geste technique de la pose d’une perfusion, et il y a deux vérités différentes en lien avec cette réalité. D’un côté, une personne pour qui ce geste n’est que technique et se veut déshumanisant à cause de l’enchaînement des gestes et du fait de ne pas « avoir le temps de prendre le temps ». Puis j’ai mon ami, qui, focalisé sur la sensation de toucher, sur le geste technique en lui-même, m’explique que ce simple geste, indépendamment du temps pris ou non, lui a fait un bien fou, car cela l’a reconnecté à l’ici et maintenant. Il y a le geste. Une vérité ne voit dans le geste que le geste. Une autre vérité voit dans le geste plus que le geste.
Cela souligne l’importance de la singularité, et donc surtout de l’altérité. L’autre est autre et je dois l’accepter. Hier soir, j’étais au téléphone avec Elisa. Il était 21 h 30 et je commençais sérieusement à bâiller et à fatiguer. Plus j’avance dans mon expérience, plus je réalise à quel point l’hygiène de vie que j’adopte est salutaire pour moi (et je précise bien « pour moi »). Mais, comme je l’ai dit au début de ce parcours, il est impensable de m’enfermer dans une dynamique personnelle, car je ne vis pas seul. Oui, dans un monde idéal, je couperais les ponts avec tout le monde pendant quelques mois, je stabiliserais ma nouvelle hygiène de vie et je rouvrirais les relations ensuite. Mais, le monde idéal n’existe pas, et je dois composer avec les personnes qui m’entourent et qui font partie de mon système. J’étais donc au téléphone avec Elisa, et une expérience de pensée en amenant une autre, elle me dit que si nous habitions ensemble, ce soir, nous aurions pu faire ceci ou cela. Ce à quoi j’ai répondu sans trop réfléchir : « non, j’irais au lit maintenant, car je dois dormir ». Là aussi, il y a une réalité : un besoin marqué et fort d’ancrer une hygiène de vie certes radicale, mais néanmoins nécessaire si je veux bien vivre sur le long terme. Il y a les vérités relatives à cette réalité : des besoins différents exprimés en lien avec des appréhensions légitimes des deux côtés.
Des besoins qu’il me faut entendre, ce que je n’ai pas su faire dans mes relations précédentes. J’étais notamment dans une relation avec une personne à qui cela faisait certes peur. Mais, probablement que de mon côté, trop focalisé sur mon besoin, je n’ai pas laissé cette peur suffisamment s’exprimer, la recevant comme un obstacle. En même temps, Davide me le dit souvent : je prends trop les choses à cœur, et parfois, je devrais juste laisser être ce qui est et lâcher prise. Plus facile à dire qu’à faire. J’y arrive assez aisément dans le cadre professionnel, où les relations ont un impact moindre sur ma vie privée car cadrées par le contexte du travail. Pour ce qui a trait au privé, c’est une autre histoire.
Le souci des plaisirs
Dans un autre monde idéal, je pourrais me coucher à l’heure que je veux, et cela n’aurait pas d’impact sur mon état de santé, ma fatigue, mon poids et mes douleurs. Mais, ça aussi, c’est un monde idéal qui n’existe pas. Je réalise que, de mon point de vue, le choix de vie que j’ai fait se choisit facilement car ce n’est pas un sacrifice, tant je prends de plus en plus conscience qu’un plaisir et qu’une envie à 40 ans sont différents qu’à 20 ans. Cela pose la question des plaisirs : l’épicurisme n’est pas tant le fait de se vautrer dans les plaisirs que de les penser et les peser. C’est la balance des plaisirs qui importe et non pas tant le plaisir en soi. L’on vise alors plutôt l’absence de troubles, l’ataraxie. À 40 ans, l’ataraxie ne s’atteint pas de la même manière qu’à 20 ans : pour un même plaisir, il y aura plus de déplaisirs associés. Je n’ai plus été saoul depuis très longtemps, car j’ai bien compris qu’une cuite à 18 ans passait bien plus vite qu’à 35 ans. Ce qui pouvait être assimilé à un plaisir n’en est plus un aujourd’hui. M’est avis qu’à 60 ans, cela sera encore une autre histoire. Un collègue me demandait comment je faisais pour me discipliner ainsi. Je lui répondais que je n’avais pas un grand mérite. En effet, la décision vient surtout du fait que des moments qui sont certes plaisants lorsqu’ils sont vécus ont des répercussions qui après coup me font parfois (souvent) les regretter. Dit autrement, la balance des plaisirs penchait trop souvent du mauvais côté.
De mon point de vue donc, cette « réorganisation » de mon temps est simple, parce qu’elle est certes nécessaire à mon équilibre. Mais, davantage, elle prend racine dans un trop grand laisser-aller. Au nom de la sacrosainte spontanéité et de l’injonction incessante à « profiter du moment », je mets parfois la balance de côté. Sauf que ça y est, remarque de vieux con : j’ai atteint un âge où je ne peux plus me le permettre. Je le réalise d’autant plus maintenant que les choses ont repris un cours qui me convient mieux : l’équilibre revenant, je vois que les carences qui ne semblaient pourtant pas si importantes sont en réalité problématiques. Le sommeil, l’équilibre alimentaire, la balance calorique, le besoin de stimulations intellectuelles, etc. Attention, seconde remarque de vieux con : je n’ai plus 20 ans. Indépendamment de ma vérité, c’est une réalité dont je dois tenir compte. Hier, j’avais 20 ans. Demain, j’en ai 60. La probabilité de vivre des soucis de santé comme celui que vit mon ami ces jours va grandissant à mesure que le temps passe. Et, déjà aujourd’hui, je vois poindre les conséquences de certains de mes excès de jeunesse, l’arthrose en tête de liste, ce qui m’encourage d’autant plus à serrer la vis pour tendre le plus possible à l’ataraxie.