
J’ai eu un long échange avec Davide au sujet de ces injonctions à profiter du moment présent et autour de l’idée de profiter de la vie et de la vivre intensément, d’être spontané et de sauter sur chaque occasion. Pour beaucoup de personnes avec qui j’en ai discuté, profiter de la vie, vivre intensément, c’est vouloir rentabiliser chaque instant et tabler sur la quantité d’expériences. Je crois qu’il y a confusion dans ce que pourrait vouloir dire « vivre intensément » ou « être spontané ». Vire intensément, ce n’est pas pour moi multiplier les expériences. Etre spontané, ce n’est pas sauter sur toutes les occasions qui se présentent. Et je crois que c’est possible, en dehors de ce que nous propose le monde dans lequel nous vivons et de toutes les injonctions qui nous entourent. On nous propose certes quantité d’expériences possibles, mais on peut passer à côté de l’essentiel il me semble. Reste à définir ce qu’est l’essentiel, mais ça c’est propre à chacun.
Attention, phrase de vieux con numéro trois : je crois que chez moi, avoir voulu enquiller les activités et les expériences, c’était une attitude un peu adolescente. C’est une fausse intensité : je crois que la multiplication ne permet pas de profiter réellement de ce qui se présente. Je crois qu’une certaine absence et un certain manque donnent plus de valeur à ce que l’on a et à ce que l’on vit. Je crois que la caractéristique de notre monde que j’aime le moins, c’est qu’il y a trop. Et, je crois que je ne peux plus apprécier les moments à leur juste valeur parce qu’il y en a trop. Il y a trop de flux, trop d’informations, trop de sources, trop de stimulations… Il y a trop. Alors, j’ai l’impression d’avoir trop souvent privilégié la quantité d’expériences vécues à la qualité de l’être au moment. Le phénomène de l’existence devient empêché et remplacé par une succession quantitative d’instants. On en revient au syndrome FOMO et à la peur de rater quelque chose. On touche du doigt ce qui naît lorsque le manque se fait sentir : la frustration. Davide a tout résumé en une phrase : les frustrations dans ce contexte, ce ne sont que des illusions, même si elles sont sincères. En tout cas, ma frustration est plus le signe que je ne profite pas de ce que j’ai et de ce qui se présente, qu’un manque. Et, c’est valable pour tout : les biens matériels, la nourriture, les relations, etc.
Le signe des temps
René Guénon donne une impulsion intéressante en ce sens. Je ne suis pas pérennialiste, pour autant certains aspects de la modernité me sont insupportables (c’est probablement pour ça que j’aime lire Lovecraft). Dans son livre « Le règne de la quantité et les signes des temps », René Guénon critique la modernité en soulignant la domination de la quantité sur la qualité. Il observe que la société moderne valorise ce qui est mesurable et matériel au détriment de l’immatériel et du spirituel. Cette obsession pour le quantifiable mène selon lui à une perte de sens et de valeurs profondes. La priorité donnée à la quantité entraîne une déshumanisation, où les individus sont réduits à des chiffres et des statistiques. Cela se manifeste dans divers aspects de la vie moderne comme l’économie et la technologie. Il voit cette domination de la quantité comme un signe de la phase finale d’un cycle de déclin, marquée par une confusion et une perte de repères. Que dire sinon qu’il était sacrément visionnaire ! Puisque cette thèse date de 1945 (!).
Cette idée doit quelque peu évolué : j’ai l’impression qu’elle touche à tous les domaines de la vie aujourd’hui. Cela me conduit à questionner passablement d’aspects de mon existence. Ma collectionnite déjà : j’ai toujours aimé accumuler les choses. Les livres, les films, les jeux de société, les vinyles. Pas par syndrome d’accumulation, mais par envie d’en connaître le plus possible et de permettre à ceux qui le souhaitent de pouvoir en profiter. Mon appartement est amicalement qualifié de musée par mes amis, qui rigolent de cela avec beaucoup de tendresse. Cela vient questionner aussi la quantité d’expériences que j’ai voulue vivre : je ne regrette rien. Mais, peut-être, aurais-je pu être plus sélectif et faire des choix plus avisés. Là aussi, mes amis me disent avec tendresse que « j’ai eu plusieurs vies », ce dont je pourrais franchement me passer aujourd’hui pour être honnête : j’ai fait les choix que j’ai fait. Mais à y regarder de près et avec du recul, ce ne furent pas souvent les bons choix. Enfin, cela m’amène à considérer la manière que j’ai d’envisager les relations avec les personnes qui m’entourent et pour lesquelles je tombe parfois dans le piège de la rentabilité et de l’accumulation.
La quantité ne fait rien à l’affaire.
Après ses études de japonais qu’il a terminées à Paris, mon ami Philippe est parti vivre quelque temps au Japon. Il y eut de longues périodes durant lesquelles je ne l’ai pas vu. Si j’avais regardé notre relation et notre amitié par le prisme de la quantité, je devrais considérer que toute cette période a été délétère et j’aurais dû m’éloigner de lui. Or, nous nous aimions avant ses départs et nous avons profité du temps que nous avions ensemble à une époque où il n’y avait pas tous les moyens de communication actuels et la surstimulation y relative (c’est un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître). Lorsque nous nous sommes retrouvés à son retour définitif en Suisse, c’est un peu comme si nous ne nous étions jamais quittés. J’étais extrêmement heureux de l’avoir à nouveau près de moi. Nous avions des choses à nous dire, et nous avons à nouveau profité des moments que nous avions. Pour le dire plus simplement, nous faisions je pense, sans le conscientiser, confiance à la relation. Aujourd’hui, il compte parmi les quelques personnes à qui je confierais ma vie. Ce n’est pas la quantité qui a forgé ce lien.
Dans les nouvelles relations que j’ai tissées ces dernières années, je suis pourtant tombé dans ce piège d’une mauvaise compréhension de l’intensité. J’ai voulu très vite accumuler les rencontres, les expériences, les moments partagés. Comme pour me donner l’illusion que c’est la quantité qui forgerait le lien et fortifierait les relations sur la durée. Si je ne remplissais pas le quota de « temps passé avec », j’étais frustré. Le résultat a toujours été le même : le surinvestissement a à chaque fois provoqué (ou révélé) une surcharge et un surmenage socialement parlant. Une sorte de trop plein d’optimiste qui a toujours conduit à un trop plein tout court. Cela prenait à chaque fois la place d’autres choses dont je ne pouvais pas faire l’économie, accumulant du stress et de la précipitation. Les frustrations, ce ne sont que des illusions, même si elles sont sincères, disait Davide. Mes frustrations n’étaient que des illusions, et j’ai choisi de les suivre, au lieu de faire ce qu’il y avait à faire, et d’investir intelligemment mon temps. L’intensité et le spontané, c’est bien. Mais c’est à redéfinir en somme.
L’année que je viens à peine de commencer est donc l’occasion d’entrer pleinement dans une hygiène de vie que je souhaite durable. Mais, aussi, et peut-être surtout, de prioriser les choses. Je me surprends à l’écrire et à le désirer sérieusement : certainement, dois-je faire de la place chez moi. Dans mon intérieur comme dans mon intériorité. La tendance vers la simplicité renouvelée continue de se dessiner.
[…] L’actualité que nous rencontrons en ligne, souvent sans trop réfléchir, est largement influencée par des algorithmes conçus pour maximiser le temps connecté et nous garder captifs : pour entretenir une économie de l’attention. Ces algorithmes privilégient souvent les contenus sensationnels ou polarisants, car ils génèrent plus de clics et de partages. Cela peut mener à une surabondance d’informations qui ne sont pas toujours pertinentes pour nos besoins réels. Si l’on ajoute cette information à celle que l’on s’inflige quotidiennement lorsque l’on fréquente les réseaux sociaux, cela devient indigeste. En termes de pertinence, beaucoup de contenus proposés peuvent manquer de profondeur et de contexte, se concentrant sur des nouvelles rapides et superficielles plutôt que sur des analyses approfondies. Cette tendance peut nous éloigner des informations essentielles pour notre bien-être et notre compréhension du monde. Des études montrent que cette surcharge d’informations peut même inciter certaines personnes à éviter activement les actualités, car elles se sentent submergées. C’est mon cas. Cela soulève des questions sur la qualité et la pertinence des informations que nous consommons quotidiennement. Cela me renvoie aussi à la question de la quantité et de la qualité. […]
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