Journal de bord #16 – Rejet de greffe

Billet d’humeur pour aujourd’hui : tout ce qui se passe en ce moment, les changements et les remises en question générés par les réflexions relatives au changement font émerger bien des choses en moi. Alors que je l’utilise de moins en moins, je réalise que je me sens de plus en plus encombré par mon téléphone portable. C’est un outil incroyable si on l’utilise bien. Mais, je me sens encombré. Quand j’essaie de verbaliser ce que je ressens physiquement, une image me vient rapidement en tête : celle d’une greffe qui subirait un rejet de la part du corps. Comme si le téléphone s’était implanté, devenant une sorte d’extension de moi-même, mais que mon corps rejette progressivement. Comme s’il l’avait toujours rejeté, mais que je m’étais convaincu de la nécessité de cette excroissance. C’est peut-être pour ça que je me sens tout le temps fatigué. De plus en plus, j’ai la sensation d’être un inadapté à ce monde.

J’ai toujours gardé une certaine distance avec la technologie. Je n’ai jamais eu de modèle de téléphone à jour. J’ai eu mon premier téléphone portable après tous mes amis (ce qui ne m’a pas dérangé). Quand les gens passaient au smartphone, je jouais encore au serpent sur mon vieux Nokia. Quand tout le monde gérait ses sous par e-banking, j’allais encore au guichet de la poste faire mes paiements avec mon livret jaune. Ma formation de médiamaticien a été une vraie épreuve tant je ne suis pas du tout à l’aise avec tout ce qui a trait à l’informatique, à la programmation et au virtuel. Davide se fiche de moi lorsque j’ai des questions techniques en lien avec mon logiciel de production musicale et que je ne comprends rien ; que je panique même. Pas étonnant que je me sente si bien loin des réseaux. Pas étonnant non plus que mon corps entier rejette aujourd’hui mon smartphone. Pas étonnant que je me sente si souvent en décalage avec ce monde.

Grosse sensation de ras-le-bol ce matin, alors que je suis au match de foot de mon fils. Le téléphone sonne pour le travail, pour les enfants, pour organiser la journée de demain. Puis je fais un tour sur WhatsApp et vois la quantité de messages à gérer : c’est affolant et je me sens totalement dépassé. Résultat, ni je ne suis pleinement présent au match, ni je ne suis pleinement présent pour gérer ce qu’il y a à gérer. La seule chose dont j’ai envie présentement, c’est de balancer mon smartphone, de prendre un téléphone à touche pour les besoins professionnels et de brancher une ligne fixe pour les gens qui voudraient m’appeler. Alors oui, ça sonne comme un retour à l’âge de pierre pour certains. Mais, finalement, si c’est comme cela que je vis bien, pourquoi pas ?

La folie des grandeurs

Demain, je bruncherai chez une amie. C’est son compagnon qui est à l’hôpital pour une névrite vestibulaire. Sachant que j’allais chez eux, il en a profité pour savoir si je pouvais le prendre au passage pour le ramener et mettre fin à son séjour hospitalier, ce que j’acceptai. Mais, il voulait faire la surprise à sa conjointe et m’a demandé de ne pas lui dire. Devant aller chercher ma fille qui dort chez une amie en milieu de matinée, je dis à mon ami que j’arriverai vers 10 h 30 pour le prendre. J’appelle ensuite son amie pour lui dire que j’arriverais vers 12 h : les vomissements et, l’état parfois un peu confus, les étours violents n’étant pas calmé, j’ai préféré compter large compte tenu de la possibilité de devoir conduire lentement, voire à m’arrêter.

Son amie m’a d’abord écrit pour me dire qu’elle avait invité une autre amie. Puis finalement, pour m’informer qu’elle ne viendrait pas. Mais, en réalité, si, peut-être qu’elle viendra. Mais, que je n’ai pas besoin de la compter dans ce que j’apporte, car elle prendra pour elle. Alors, il faudra arriver plutôt à telle heure à cause de la sieste des enfants ; sauf qu’avec mon ami malade dans la voiture, je ne peux pas garantir une arrivée ponctuelle. Après plusieurs messages, j’écris à mon ami à l’hôpital pour lui demander d’informer sa copine qu’il vient, quitte à gâcher une surprise, simplifiant ainsi toutes les interactions. Ce genre d’échanges n’arrive que depuis que je suis sur WhatsApp. Dans les groupes, mais également parfois dans l’organisation d’un après-midi ou d’un repas avec une ou plusieurs personnes. Cela n’existe plus les soirées où il suffit de prévenir tout le monde que la porte est ouverte dès 17 h : maintenant les gens répondent pour dire qu’ils viennent, mais à 17 h 36 et repartent à 18 h 23. Qu’ils prennent leur chien, mais finalement non, qu’ils le laissent à la maison. Et, de demander ce qu’ils peuvent apporter, ce à quoi je réponds généralement « rien » puisque j’ai prévu quelque chose, pour les voir finalement arriver avec encore plus de choses que ce que j’avais initialement prévu. Je suis fatigué.

À l’époque du téléphone sans WhatsApp (on y est : 4ᵉ remarque de vieux con), j’aurais appelé l’hôpital pour fixer une heure. J’aurais appelé l’amie du malade pour fixer une heure d’arrivée, et puis la chose aurait été dite et réglée. Elle aurait été réglée, car on ne s’appelait pas pour vérifier, changer, confirmer, se redire pendant des heures. Mais, maintenant, on s’écrit pour vérifier, changer, confirmer, se redire, encore rappeler ceci, et puis cela, et puis rechanger parce qu’en fait il y a eu ceci, et puis cela. Pour finalement parfois en revenir à la situation initiale, ce qui n’aurait donc finalement nécessité aucun message. Pourquoi le fait-on ? Parce qu’on en a besoin ? Non : parce qu’on peut le faire, simplement. Cette situation (trop) récurrente m’use.

Que dit-on de cette surcommunication ?

Les messages inutiles et la surcommunication peuvent entrainer une dilution de l’importance des échanges significatifs et nuire à notre capacité à être pleinement présent avec les autres. Mais, bien plus, l’usage du numérique et cette surcommunication peuvent mener à des interactions superficielles et à une diminution de la qualité des conversations en face-à-face. Sherry Turlkle, professeur d’études sociales au MIT, propose de réévaluer notre relation avec la technologie et de privilégier les conversations face à face pour renforcer nos liens et notre empathie. Elle met en avant notamment l’idée que, bien que les technologies puissent faciliter la communication, elles ne doivent pas remplacer les relations authentiques. Byung-Chul Han lui va plus loin en disant que la surabondance de messages et d’informations crée une illusion de proximité tout en détruisant la véritable intimité et l’amitié. Il pense (et j’ai tendance à ressentir la même chose) que la surcommunication élimine la distance nécessaire pour que la proximité et l’amour puissent exister. Dit autrement, en étant constamment connectés, nous perdons la profondeur et la qualité de nos interactions. Il décrit également comment la numérisation et la vitesse de l’information rendent le monde de plus en plus insaisissable et désincarné, ce qui affecte notre capacité à établir des liens durables et significatifs.

Ces situations d’échanges intempestifs, même ponctuellement, me font cet effet. Lorsqu’une personne, qui que ce soit, commence à me faire passer du temps sur WhatsApp pour des questions de détails, de changements et de réévaluation des timings, de précisions trop souvent inutiles, de milimètrage, cela m’a conduit à tendre vers la coupure du lien. Et, évidemment, le sentiment de n’avoir plus rien à dire en face d’une personne parce que nous nous serions déjà tout dit via les réseaux ou par messages, c’est quelque chose qui ne m’est pas inconnu : cela m’est arrivé plusieurs fois par le passé.

Toutes ces remises en question ne font que révéler ma vraie nature : je n’aime pas la virtualité dans les liens. Non, ce n’est pas que je n’aime pas : je le déteste. Je pensais que je n’aimais pas les réseaux sociaux, mais en fait je n’aime pas la virtualité de manière globale. Des jours comme aujourd’hui, j’ai le sentiment d’être moi devenu l’esclave de mon outil. Définitivement, élever des chèvres dans ma cabane de forêt me parait être une vie qui pourrait me plaire.

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