Journal de bord #22 – la jalousie et la désinhibition

Il est question, dans Clones, de la manière dont nos vies peuvent être contrôlées. Mais, le contrôle le plus angoissant à mes yeux est le contrôle social. Hier, en sortant du travail, j’ai longé la rue à sens unique qui amenait au parking où j’avais garé ma voiture. Devant le bâtiment adjacent à celui que je quittais était assis un jeune couple. Les deux devaient avoir de 25 à 30 ans je dirais. Ma chienne tirait sur la laisse pour aller renifler un bout de mur et s’est emmêlée les pattes. Je me suis arrêté à un mètre de ce couple pour la démêler et malgré moi, j’ai entendu un bout de la conversation. Elle invectivait celui qui semblait être son petit copain car il était connecté, mais qu’il ne lui avait pas répondu immédiatement : « j’ai vu que tu étais en ligne, alors je t’ai écris. Mais tu ne m’as pas répondu. Tu parlais avec d’autres filles, c’est ça, n’est-ce pas ? ».

Cette situation, je l’ai moi-même vécue à plusieurs reprises. Un jour je me suis endormi devant mon écran d’ordinateur. J’avais donc l’application de WhatsApp qui était ouverte et qui me montrait « en ligne ». J’avais dit à ma compagne de l’époque que j’irais me coucher. S’étant connectée tard pour lire ses messages, elle a vu que j’étais en ligne. Elle en a tiré tout un tas de scénarios : que je lui avais menti parce que je lui cachais quelque chose. Voire que je voyais peut-être une autre femme en cachette. Peut-être même ne voulais-je pas lui parler ou la quitter, mais que je n’avais pas encore osé lui dire. Sauf que la triste réalité, c’est que je m’étais endormi sur mon clavier. Ce genre d’anecdotes m’est également arrivé avec Facebook.

La question que je me pose alors est celle de l’œuf et de la poule. Est-ce que la jalousie naît de ce que l’on croit constater ? Ou est-ce que le contrôle que nous pouvons avoir sur les faits et gestes des autres ne fait que révéler une jalousie qui ne s’exprime pas autant hors connexion ? Dans un autre registre, mais connexe, on constate qu’en ligne les gens se désinhibent totalement, au point parfois, alors qu’ils sont adorables dans la vie réelle, de devenir insultants et orduriers. Ce qui me fait pencher vers la deuxième option : Internet amplifie des émotions déjà présentes. Certaines sections commentaires parlent d’elles-mêmes. Et, on ne compte plus le nombre de cas où des personnes exposées sur Internet reçoivent jusqu’à des menaces de mort. Menaces qui n’auraient pour la plupart jamais été proférées face à face, mais que la distance et l’anonymat que permettent les écrans facilitent.

Des exemples, il y en a des tas. Le premier qui me vient en tête, c’est le lynchage qu’a subi Barbara Butch juste après la cérémonie d’ouverture des JO. C’est elle qui, dans le tableau qui mettait en scène le banquet des dieux (que beaucoup ont confondu avec la cène), jouait un rôle central. À la suite de cette mise en scène, elle s’est retrouvée couverte sous une avalanche d’insultes et de menaces parce qu’elle est juive et/ou ronde et/ou sympathisante des milieux LGBTQIA+. M’est avis, comme déjà dit, que face à face, ses détracteurs n’auraient pas eu le même aplomb. Alors oui, Internet, les écrans, les smartphones… cela permet beaucoup de choses. Mais encore une fois, pas toujours le meilleur.

Un homme ça s’empêche

« Dur à la fatigue, taciturne, mais facile à vivre et efficace. Une seule fois Cormery avait paru hors de lui. C’était la nuit, après une journée torride, dans ce coin de l’Atlas où le détachement campait au sommet d’une petite colline gardée par un défilé rocheux. Cormery et Levesque devaient relever la sentinelle au bas du défilé. Personne n’avait répondu à leurs appels. Et au pied d’une haie de figuiers de Barbarie, ils avaient trouvé leur camarade la tête renversée, bizarrement tournée vers la lune. Et d’abord ils n’avaient pas reconnu sa tête qui avait une forme étrange. Mais c’était tout simple. Il avait été égorgé et, dans sa bouche, cette boursouflure livide était son sexe entier. C’est alors qu’ils avaient vu le corps aux jambes écartées, le pantalon de zouave fendu et, au milieu de la fente, dans le reflet cette fois indirect de la lune, cette flaque marécageuse. À cent mètres plus loin, derrière un gros rocher cette fois, la deuxième sentinelle avait été présentée de la même façon. L’alarme avait été donnée, les postes doublés. À l’aube, quand il était remonté au camp, Cormery avait dit que les autres n’étaient pas des hommes. Levesque, qui réfléchissait, avait répondu que, pour eux, c’était ainsi que devaient agir les hommes, qu’on était chez eux, et qu’ils usaient de tous les moyens. Cormery avait pris son air buté. « Peut-être. Mais ils ont tort. Un homme ne fait pas ça. » Levesque avait dit que pour eux, dans certaines circonstances, un homme doit tout se permettre et [tout détruire]. Mais Cormery avait crié comme pris de folie furieuse : « Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce qu’est un homme ou sinon… » Et puis il s’était calmé. « Moi, avait-il dit d’une voix sourde, je suis pauvre, je sors de l’orphelinat, on me met cet habit, on me traîne à la guerre, mais je m’empêche ». – Il y a des français qui ne s’empêchent pas, avait [dit] Levesque. – Alors eux non plus, ce ne sont pas des hommes.« 

L’une de mes envies exprimées pour cette année était d’avoir le temps de me remettre à lire des romans. C’est chose faite avec un livre qui était sur ma liste de lecture depuis bien longtemps : ce court passage tiré du roman d’Albert Camus, « Le premier homme » met en scène Cormery, le père décédé de Jacques alors qu’il n’avait même pas un an. Ce père qui était pauvre, qui était sorti de l’orphelinat, qui avait à peine vingt ans, et qui, face à la barbarie humaine en pleine guerre, dit cette phrase : un homme ça s’empêche. Beaucoup palabrent pour se demander ce qui différencie l’humain d’autres animaux. C’est peut-être là la clé : contrairement aux animaux qui suivent leurs instincts, un être humain, ça s’empêche. Ainsi, mon propos est celui-ci : si Internet fait que des êtres humains n’arrivent plus à prendre du recul, à avoir de la distance avec leurs pulsions, à proférer insultes, menaces et barbaries verbales, alors, Internet est comme la guerre : déshumanisant. Déshumanisant en ce qu’il fait se perdre les « vrais » rapports humains, le contact, la communication soignée, le lien à l’autre qui fait que l’on se remet soi-même en question. Déshumanisant en ce qu’il fait que les humains ne s’empêchent plus. Cette déshumanisation, au-delà de tous les aspects positifs qui peuvent exister et que je ne nie pas, il faut la questionner et oser, par son prisme, poser un regard objectif sur la direction que nous avons prise comme société. Notre monde n’est pas que barbarie, heureusement. Mais lorsque barbarie il y a, il faut remettre en question les matrices qui font que notre monde est comme il est.

Dans le cas de Barbara Butch, les propos proférés sont d’autant plus violents que cette femme n’est pas dans un contexte de guerre, bien au contraire. Son message se veut être un message de paix et d’amour. Se laisser aller à des propos déshumanisants (pour ceux qui les profèrent) est d’autant plus violent et de fait déshumanisant que l’on n’est pas dans un contexte de conflit armé. On est même dans un contexte opposé, ce qui rend cette barbarie d’autant plus absurde. Un être humain, ça s’empêche : pourtant, dans bien des situations, les réseaux sociaux montrent que l’être humain est de moins en moins capable d’humanité.

En ne s’empêchant pas, on s’empêche soi-même d’être un être humain.

Source : Albert Camus, le premier homme, Gallimard, 1994.

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