
À l’occasion de mon dernier week-end sur WhatsApp, plusieurs personnes ont pris la peine de m’envoyer un dernier message vocal ou un premier SMS, juste pour me dire au revoir (ou bonjour). Des messages fort sympathiques qui m’ont arraché quelques sourires, mais qui ont aussi suscité une certaine tristesse en moi. Sourires parce que certains m’ont vanné comme il se doit. Tristesse parce que plusieurs ont exprimé une aspiration semblable à la mienne. Mais, ils ont soit explicitement avoué qu’ils n’osaient pas quitter les réseaux, soit l’ont dit à demi-mot, sans vraiment le dire. « Tout le temps que l’on perd dans ces réseaux et dans l’échange de messages inutiles […] Mais c’est quand même bien pratique pour être en contact avec des personnes« . Cette phrase, cette ambivalence, je l’ai entendu un nombre incalculable de fois sur le dernier mois et demi. Cela me rend profondément triste, même si cela ne m’appartient pas, car je sens une paralysie non désirée chez mon vis-à-vis.
Ce qui est le plus étonnant, c’est que je l’ai entendu et lu à plusieurs reprises de la part de personnes qui n’avaient reçu qu’un simple message les informant que je quittais WhatsApp, mais qui n’étaient pas au courant de ma démarche. « Je ne sais pas pourquoi tu quittes, mais je pense que tu as raison« , m’a dit une connaissance cette semaine. Et, comme d’autres avant elle, elle s’est aussi empressée de m’expliquer pourquoi elle ne quittait pas. Comme pour se justifier… comme si mon message avait mis en marche quelque chose, mais qu’elle ne pouvait pas assumer pleinement. Comme si cela la confrontait à quelque chose qu’elle ne voulait pas affronter. Je fais un peu de la psychologie de comptoir là, mais tout de même, je trouve cela étonnant de se justifier dans le vide ainsi. Un peu comme quand un végétarien entouré de non végétariens se sent obligé d’expliquer pourquoi il ne mange pas de viande, au lieu de simplement le dire, de laisser les personnes présentes prendre acte et poser des questions si l’envie leur prend.
Deux personnes sont même allées jusqu’à se qualifier de tièdes. « Le confort des outils et la peur de l’inconnu me gardent dans un équilibre assez précaire en vrai. Je crois que j’aimerais bien le beurre et l’argent du beurre… mais en fait, si je ne me voile pas la face, je dois juste admettre que pour ça, je suis un peu tiède. Je ne m’engage pas vraiment pour la transformation que j’aimerais en vrai. » me dit le premier. « Ben bonne suite sans WhatsApp mon Jéjé ! Alors, ça te fait quel effet de quitter le rang des tièdes, celui que je n’ose moi-même pas quitter alors que j’aimerais pourtant bien ? », me dit le second.
Ne pas franchir le pas
J’ai l’impression que l’on touche ici à quelque chose de plus large que les réseaux sociaux. Cette impression que ne pas franchir le pas, pour cela ou pour autre chose, est un des maux du siècle. Pour tout un tas de raisons, le statu quo est souvent la voie choisie, alors même que l’on sait très bien qu’elle n’est pas bonne pour soi. Il est parfois énervant de voir à quel point certains remuent ciel et terre, et brassent de l’air pour réussir à maintenir un état de stase qui ne les satisfait pas. Le même énervement que mes amis devaient ressentir à mon endroit quand moi-même je me plaignais de situations pour lesquelles je ne me mettais pas en mouvement. Tel travail, tel couple, telle activité, telle obligation, etc. Cette inertie face au changement, ce choix de statu quo, semble être un symptôme plus vaste de notre époque. La peur de l’inconnu, le confort du familier, la pression sociale ou que sais-je encore. Alors, on justifie tout cela avec des grands principes comme « les humains n’aiment pas le changement » : il est commode d’inscrire les choses dans la « nature humaine », car on peut ensuite les brandir pour justifier tout et n’importe quoi. Cependant, il y a suffisamment de contre-exemples qui montrent que ce n’est pas la nature humaine le problème dans la résistance au changement, mais bien plutôt les scléroses que l’on se créé.
Il y a quelque temps, j’ai refusé une maison à cause de cela : je n’avais pas envie de scléroser une vie qui l’était déjà par certains de mes choix. Je ne dis pas que les choix que l’on fait et qui nous sclérosent sont mauvais en soi. Je dis simplement que faire des enfants, devenir propriétaire, se mettre en ménage, choisir telle voie professionnelle, augmenter son niveau de vie, contracter un prêt, prendre un animal de compagnie et bien d’autres choses encore, sont autant de choix qui à certains égards figent. J’ai deux enfants, la prunelle de mes yeux, et je suis divorcé : ma capacité de mouvement en devient limitée. J’ai une chienne, et j’ai un manque de cartilage dans les chevilles, ma disposition de mouvement est encore plus réduite (au propre comme au figuré d’ailleurs). Si j’étais devenu propriétaire, je me serais senti encore plus figé. Pareillement si je me remettais en ménage aujourd’hui. Ce n’est pas la nature humaine, mais ce sont nos choix qui créent l’inertie. Brandir la nature humaine permet alors de ne pas se confronter à ses choix.
Mes choix, je les ai fait souvent non pas par choix, mais de manière tacite. Parce que « l’on fait ainsi », parce que « c’est la suite logique », ou « parce qu’il faut… ». J’en ai fait beaucoup par éducation et/ou par mimétisme social. Certains encore par conviction religieuse à une époque. J’en ai regretté quelques-uns. Dans tous les cas, il a fallu m’y confronter à chaque fois pour pouvoir changer et avancer. Alors, je comprends bien que l’on brandisse la nature humaine : se faire essorer dans tous les sens, ce n’est pas agréable. Mais alors pas du tout. Gageons que cette fois-ci, je fais un choix qui me libère plus qu’il ne me fige.