
Il y avait ce patient, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons David. Je n’accompagnais initialement pas David, mais sa femme Agathe. Le couple résidait ensemble dans l’EMS. Puis, la santé de David a décliné de manière fulgurante : l’EMS m’a demandé de m’approcher de lui pour l’accompagner dans sa fin de vie, ce qu’il m’a confirmé durant ma première visite à son chevet.
Il faut bien le dire, la relation que j’ai eue avec David a été de très courte durée. Avant l’annonce de sa maladie, j’accompagnais surtout sa femme qui était très anxieuse. Lui et moi nous saluions, mais il n’a jamais demandé à me voir en tête-à-tête. Une fois sa maladie déclarée, David est une personne qui n’a jamais exprimé ni explicitement, ni implicitement, le besoin d’être accompagné. Au contraire, c’était un homme serein, calme, qui exprimait ses besoins assez facilement, mais avec parcimonie. Ceux-ci n’étaient pas légion. Même dans les derniers jours de sa vie, il est resté fidèle à cette image. S’il n’en a pas exprimé le besoin, il a toujours approuvé, lorsqu’il était conscient, de me recevoir à son chevet. Il m’a toujours accueilli avec le sourire et beaucoup de gentillesse. Nous passions donc des moments, ma foi, fort agréables dans le lien que nous avions et que nous entretenions compte tenu de la situation.
David et Agathe étaient catholiques. Ils ne fréquentaient pas une congrégation locale, car ils étaient diminués physiquement et ne pouvaient pas se déplacer. Mais chaque dimanche, ils regardaient la rediffusion de la messe à la télévision. L’aspect religieux était important pour eux, et celui-ci avait des répercussions toutes différentes sur chacun. En réalité, au fil des entretiens, il m’a semblé percevoir qu’ils avaient injecté leur tempérament respectif dans leur rapport au religieux. L’une était angoissée et se sentait coupable de tout un tas de choses, alors que l’autre était une personne apaisée et sereine qui prenait la vie comme elle venait. Ces tempéraments passés par le filtre de la religion en ressortaient amplifiés, pour le meilleur et pour le pire. Agathe était une personne stressée, très axée sur le faire religieux, alors que pour David, ses croyances et sa religion l’apaisaient encore plus qu’il ne l’était déjà et il n’attachait pas plus d’importance que cela aux rites. Pour l’un, c’était vraiment une ressource, alors que pour l’autre, cela paraissait plutôt être un fardeau.
David est donc tombé malade. Son état de santé s’est très vite dégradé. À l’époque, je sortais de plusieurs accompagnements de fin de vie difficiles, qui s’étaient parfois terminés dans de fortes souffrances. J’appréhendais donc le suivi de David. Mais David est décédé comme il a vécu : sereinement. Aucune effusion de douleur ou de souffrance. Un homme, alité, d’un calme et d’une sérénité totale. Il est très vite resté inconscient dans son lit et ne se réveillait que rarement. Comme il était très fatigué, je ne le réveillais pas et passais le plus clair de mon temps à son chevet, dans le silence, avec lui qui dormait. Il aimait savoir que des personnes passaient vers lui, même s’il ne les voyait pas toujours. Le simple fait d’apprendre par les infirmières que du monde le visitait lui faisait du bien.
Je me suis longuement posé la question de ma présence à son chevet. L’accompagnement de personnes en fin de vie, et encore plus lorsqu’elles sont inconscientes, est parfois remis en question en raison de la « non-efficience » du temps passé à leurs côtés par certains bureaucrates. Dans les institutions de soin dans lesquelles j’ai travaillé comme auxiliaire, puis comme accompagnant spirituel, il fut souvent question de la « rentabilité » de nos prestations et de notre action, de comptabilité analytique, de gestion, etc. Alors, même s’il y a l’envie d’injecter du sens dans ce que l’on fait indépendamment de la notion de rentabilité, il y a toujours une personne pour nous rappeler que l’efficience et le gain doivent aussi conduire notre barque.
Le temps passé avec David, même si vers la fin, il était très peu conscient, a terminé de me convaincre que même si d’un point de vue purement comptable ma présence était une aberration, celle-ci avait du sens d’un point de vue humain. Cela n’était pas vain, car comme je l’ai dit, il aimait me savoir à son chevet lorsqu’il dormait. Mais bien plus, sa femme, qui n’avait pas la force d’être auprès de lui trop souvent, trouvait du réconfort dans les présences à ses côtés. Puis un jour que j’étais à son chevet, tranquillement assis dans un fauteuil, sa fille est venue le visiter. « Ah bonjour, excusez-moi, je ne voulais pas vous déranger » qu’elle me dit. Je me présente et lui explique que je viens régulièrement un moment au chevet de David. Du tac-o-tac, elle me répond : « C’est bon de savoir qu’il n’est pas tout seul. Merci de venir vers lui. » Même si David ne pouvait pas profiter directement d’une présence, il en savourait a posteriori l’idée. Plus encore : toute sa famille ressentait un profond soulagement de savoir qu’il n’était pas seul dans ses derniers instants et que les membres de l’équipe se relayaient auprès de lui. Une aberration comptable peut-être, mais qui s’avère être remplie de sens dans le lien avec David et les relations avec sa famille. Une présence auprès de lui était apaisante pour tout le monde.
David est décédé dans le calme le plus total. C’est l’Église catholique qui a pris la suite pour ses obsèques et je continue encore aujourd’hui d’accompagner Agathe. Une relation fugace donc, mais qui m’a montré l’importance de la présence, même silencieuse, presque invisible, dans tout ce qu’elle m’a apporté personnellement. Mais également dans ce qu’elle a apporté de réconfort à chacun et dans ce qu’elle m’apporte aujourd’hui dans le lien avec Agathe. Merci David et bon vent.