Chroniques d’un accompagnant #28

Il y avait cette patiente, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Claudine. Je l’ai connu lorsque je suis arrivé dans l’EMS. Lors de mon premier tour de chambre pour aller saluer les résidents, elle m’a invité dans sa chambre, et elle a très rapidement fréquenté le groupe de parole.

Claudine était chrétienne fervente et pratiquante. La messe, la prière et la lecture de la Bible étaient très importantes pour elle. C’est probablement ce qui la rendait insupportable aux yeux de ses voisins de paliers qui ne voyaient en elle qu' »une râleuse et une emmerdeuse« . Beaucoup ne comprenaient pas cette tension chrétienne-emmerdeuse. Bien sûr, elle râlait beaucoup Claudine. Rien n’était jamais assez bien pour elle. La cuisine était « dégueulasse« , l’intendance ne faisait pas son travail parce qu’elle « mourait dans les courants d’air« . Un jour, elle me dit : « vous savez, j’ai l’impression que le personnel de la maison me fait payer pour des choses que je n’ai pas faites. Ils s’acharnent sur moi.« 

Elle n’était pas délirante. Et moi, je dois avouer qu’elle me touchait sincèrement. Il me semblait percevoir dans ses complaintes une demande d’attention assez flagrante. J’allais régulièrement vers elle, et à chaque fois que j’entrais dans sa chambre, elle était devant sa télévision. « Comment allez-vous aujourd’hui ? » Elle de me donner à chaque fois la même et invariable réponse : « mal« . Quand je lui demandais si je pouvais entrer, elle me disait toujours que oui, « mais pas longtemps, car j’ai le physio/médecin/nutritionniste/psy/etc. » Comme une ambivalence dans le lien. Je veux que tu sois là, mais je fais comme si j’étais très occupée et qu’il n’y avait pas la place. La réalité, c’est qu’il n’y avait jamais de physio ou de médecin, et que nous finissions toujours par papoter pendant un long moment.

Claudine finissait toujours par me donner tout un tas de sucreries. En papotant, nous mangions du chocolat. Nos entretiens commençaient par toutes sortes de complaintes sur la nourriture et l’intendance, donc. Mais également sur les membres de sa famille, le reste du personnel, ses voisins de chambre et de table. Puis, après une dizaine de minutes, une fois qu’elle avait intégré que le lien ne dépendait pas de ses plaintes, la discussion pouvait vraiment démarrer. D’ailleurs, au fil du temps, les complaintes diminuaient. Comme si la confiance dans la relation s’installait et qu’elle savait que je venais pour elle, et pas simplement parce que c’était mon boulot.

Il y a quelque temps, une vague de COVID s’est abattue sur l’EMS. Ce fut assez violent, car trois patients décédèrent, dont Claudine. Après la vague, je me suis rendu sur place pour faire le tour des chambres, et voir comment allaient les patients. Un décès n’est pas nécessairement traumatisant pour les autres pensionnaires, mais parfois cela fait naître des choses qui ressortent dans les partages. Quand je me suis rendu chez la voisine de chambre de Claudine, celle-ci me dit qu’elle ne ressentait pas de tristesse pour la mort de Claudine. « Elle passait tellement de temps à râler et à nous engueuler, qu’elle ne me manquera pas« . Cela m’a frappé, et beaucoup touché. Je me suis senti très triste.

Triste parce que j’ai le sentiment que trop de gens n’ont pas pris la peine de voir au-delà des complaintes. De voir que derrière la « râleuse », il y avait en fait beaucoup de souffrances. Celle d’avoir le sentiment de ne pas exister, et d’essayer maladroitement de se faire une place, avec les ressources qui étaient les siennes. « Vous savez Jérôme, je suis seule. Mes enfants viennent me voir, mais je sens bien qu’ils viennent par devoir, et pas parce qu’ils ont envie de me voir. En dehors de ma visite mensuelle, je suis bien seule. Je n’ai pas les mêmes centres d’intérêt que les autres ici. » En fait, je suis triste pour elle, car elle n’a pas eu la place qu’elle aurait pu avoir dans le groupe de pensionnaires.

Alors bon vent Claudine, et merci pour la place que j’ai eue auprès de vous.

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