
Voilà quelques jours maintenant que j’évolue avec mon téléphone à touches. Que c’est reposant, vraiment ! Plus de connexions intempestives pour vérifier une information sur Google, plus de dizaines de messages à lire pour être à jour, plus de notifications. Dans le même temps, je sens que mon corps envoie machinalement ma main dans ma poche pour me saisir de ce qui s’y trouve : constatant que ce n’est plus un smartphone, je le prends, regarde l’heure et le replace où il était. Les automatismes sont bien ancrés. Pourtant, j’ai aussi l’impression que ne plus être rivé sur un écran à longueur de journée libère un peu mon esprit et que ma réflexion est redevenue plus affutée. En plus de mon esprit, mes mains se sont libérées, et c’est le contenu de ma réflexion du jour.
La main
Davide m’a envoyé un court article très intéressant (que je vous incite grandement à lire). L’auteur développe l’idée que l’intelligence humaine et notre capacité unique à penser découle d’une évolution corporelle premièrement. Le passage d’une locomotion quadrupède à bipède, libérant les mains, aurait entrainé une cascade de conséquences évolutives, notamment cérébrales, par un transfert de tâches. Ne servant plus à la locomotion, les mains servirent alors à créer des outils, utilisables sur deux pattes, développant ainsi la partie cérébrale du corps, et déchargèrent la mâchoire d’une grande partie de l’effort masticatoire. « C’est par conséquent parce que la main s’est libérée que la parole a pu être possible. […] Ce privilège, jamais sans doute nous ne l’aurions, si nos lèvres devaient assurer, pour les besoins du corps, la charge pesante et pénible de la nourriture. Mais les mains ont pris sur elles cette charge et ont libéré la bouche pour le service de la parole.«
C’est donc l’évolution de l’usage que nous faisions de nos mains qui put potentiellement être la cause de ce que nous sommes devenus cérébralement. Et, c’est alors l’usage que nous faisons (ou ne faisons pas) de nos mains qui fait que nous « désévoluons ».
Évolution et régression
Est-ce que c’est scientifiquement exact, je ne sais pas ! Ce que je trouve intéressant, c’est le miroir que l’on peut faire, et la manière dont nous pouvons lire le smartphone comme une « régression » par le prisme de cette réflexion. Je réutilise la citation d’Albert Jacquard qui, lorsqu’on lui demande comment devenir plus intelligent, dit qu’il ne sait pas, mais qu’il sait comment devenir plus bête : en prenant un gros sac de bonbons et en se posant derrière un écran de télévision. Les écrans, par le prisme de la zappette, de la souris, du pad, puis du smartphone, ont envahi le quotidien et conditionné l’usage de nos mains. La technologie, tout en ayant ses avantages, peut effectivement nous éloigner de certaines formes d’interactions et de développement cognitifs plus riches.
Comme pour l’évolution, on pourrait dire qu’une certaine régression s’opère par le prisme de la main. Notre dépendance aux systèmes de stockage a réduit notre capacité à utiliser notre propre mémoire. Le multitasking et les interruptions fréquentes perturbent notre capacité de concentration et l’accomplissement de tâches parfois simples. Les notifications et « likes » des réseaux ont conditionné nos systèmes de récompenses et la libération de dopamine, entrainant dépendances, réductions de la motivation pour des activités parfois basiques et pourtant simples, et dans les cas les plus graves, des atrophies cérébrales. La lumière bleue des écrans inhibe la production de mélatonine, perturbant notre cycle de sommeil. Tout cela augmentant les risques de dépression et d’anxiété.
Et, c’est sans compter tout ce que nous ne faisons plus avec nos mains à cause du temps que nous passons avec nos nouveaux outils de travail et d’interactions sociales. Nous cuisinons moins, bricolons moins, réparons moins, lisons moins physiquement. Là où la main a permis le développement cérébral par sa libération, son emprisonnement a l’effet inverse et transforme notre cerveau dans le sens opposé. Il régresse physiquement.
La perte du sens du fonctionnement
La perte de l’usage de la main ne se retrouve pas que dans son mésusage, mais jusque dans la compréhension du fonctionnement des choses. Nous utilisons des smartphones, des ordinateurs et tout un tas d’appareils électroniques dont nous ignorons comment ils fonctionnent. Techniquement, nous ne sommes plus capables de comprendre le fonctionnement de nos appareils, et par extension, nous ne sommes plus capables d’agir sur eux en cas de panne. Nos mains ne nous servent même plus à les réparer. D’ailleurs, c’est tellement pointu que certains fabricants imposent la non-ouverture d’un appareil en cas de panne : si nous ne le rendons pas pour qu’un technicien l’examine, nous perdons toute prétention à une potentielle garantie. Nous déléguons l’usage de nos mains pour réparer nos objets à des personnes dont le savoir-faire est ultra-spécialisé. Pire : parfois, il n’y a tout simplement pas de personne désignée pour réparer les choses, et nous jetons le cassé pour racheter du neuf. L’obsolescence programmée est conscientisée, mais acceptée par le consensus global, parce que nous avons perdu le savoir, le savoir-faire, le vocabulaire, etc.
Ainsi, l’usage des appareils usuels, qui sont devenus banaux, n’ont pas transformé notre cerveau que physiquement, mais ça l’a influencé culturellement. Toute notre culture devient transformée par notre utilisation technologique, générant de nouveaux comportements sans que nous nous en rendions compte. Et, cela ne touche pas que la technologie à écran : on retrouve cela également dans l’industrie agro-alimentaire et la profusion de produits ultra-transformés et déjà préparés. Il y a un monde entre le fait d’acheter un pot de confiture à la fraise, et se rendre dans un champ pour les cueillir, les équeuter, les laver, les cuire avec le bon dosage de sucre, stériliser les pots, mettre la confiture en pot sans se brûler et les stocker correctement. Sans aucun jugement, je suis assez sidéré de voir combien de mes contemporains ne savent tout simplement pas cuisiner : certaines personnes vont sur Internet pour trouver des tutoriels pour cuire les pâtes. Le symptôme visible de cela, ce sont les deux aspects les plus probants pour juger de la qualité d’une recette lorsqu’on en cherche une pour la plupart des personnes : cela doit être facile et rapide.
Adopter la nouveauté, la simplification, tout au long de notre histoire, sans nous poser plus de questions, a fait de nous des personnes de plus en plus assistées pour le quotidien. L’image que Wall-e dépeint de l’humanité n’est plus si exagérée. La technologie est pratique certes, mais le revers de la médaille est à la mesure de ce que cela nous apporte. La main, par sa libération, nous a fait évoluer. Son emprisonnement et son mésusage provoquent l’effet inverse. Mon hypothèse est celle-ci : à mesure que nous « avançons » en termes de progrès, puisque nous sommes dans une posture d’acceptation pavlovienne de celui-ci , nos compétences fondamentales et notre capacité à interagir avec le monde de manière complète et autonome se détériorent. Oui, vous pouvez me traiter de pessimiste si vous voulez.