Errance : Lovecraft – L’appel de Cthulhu

Avant de lire ce billet, je vous invite à lire la nouvelle de « l’appel de Cthulhu ». Vous pouvez la trouver en format audio ici.
——————————————————————

Cthulhu, Azathoth, Nyarlathotep. Des grands anciens, des montres hideux. Ces monstres, pouvant représenter tant la laideur du monde sur lequel on n’a pas de prise, que l’immensité de l’univers dont l’être humain prend à peine conscience, peuplent l’univers de Lovecraft. Cthulhu, le plus emblématique, se veut être un avatar de l’horreur du monde et de l’immensité titanesque et écrasante de la nature et de l’univers. À sa vue, comme à celle d’autres grands anciens, l’on ne pourrait que sombrer dans la folie la plus profonde. Il reste inaccessible à l’esprit humain, trop petit, trop chétif, trop misérable pour pouvoir l’appréhender.

De la mignonnerie consumériste

En recherchant des images de Cthulhu sur Internet, j’ai été assez impressionné par la façon dont ce monstre hideux, repoussant, titanesque et indicible, provoquant la folie, est devenu une icône de la pop culture. À tel point qu’il en existe des produits dérivés pour tous les goûts. En cherchant dans un moteur de recherche, la première recherche alternative que le moteur m’a proposée était « Cthulhu Kawaii » (=mignon en japonais). J’ai été intrigué, et j’ai constaté qu’effectivement, plusieurs produits dérivés représentaient Cthulhu, mais d’une manière gentillette et mignonne. Des peluches que l’on aurait volontiers envie de prendre dans ses bras ou de ravissantes figurines d’un monstre à tête de poulpe tout gentil et souriant. Un ami qui nous voudrait du bien.

Le contraste est saisissant entre la monstruosité et ce que la culture populaire en a fait. Il y a un gouffre entre la rudesse d’une prise de conscience terrifiante qu’opère un changement radical, qui peut être vécu très cruellement, et le confort d’une gentille peluche très douce que l’on peut serrer contre soi. Il y a un contraste saisissant entre la prise de conscience de la toute-puissance de la nature, de la grandeur du cosmos face à la petitesse de l’être humain, grain de poussière au regard de l’immensité et l’image d’une figurine du monstre qui trônera sur la bibliothèque. L’avatar d’un message relativement fort et d’un vécu personnel traumatisant se retrouve transformé en icône de la société de consommation.

Cette transformation de créations en produits de consommation ou en support marketing est quelque chose de récurrent dans notre monde, et qui, disons-le, m’exècre au plus haut point. Des œuvres classiques transformées en spot publicitaires pour vendre des pizzas, des chants politiques (Bella ciao) transformés en amusement de soirées dansantes bien arrosées. Mais également des éléments de traditions spirituelles, que l’on sort de leur contexte pour en faire des « outils » et des produits comme le yoga, la mindfulness ou encore la prière, instrumentalisés par toute sorte de coachs et de gourous. En fait, Cthulhu n’est qu’un exemple parmi tant d’autres de la manière avec laquelle l’humain utilise des œuvres ou des traditions à des fins pécuniaires. Les pervertir, les dénaturer. Il transforme tout ce qu’il touche en objet. Il transforme plutôt que de se laisser transformer.

Une modernité qui donne raison à Lovecraft

La boucle est bouclée. La posture critique de Lovecraft face à la modernité est la réponse que j’oppose à ceux qui puisent dans l’image de sa création, et de toute création, à des fins marketing. Beaucoup n’aiment pas la critique dite pessimiste et préfèrent rester plein d’espoir sur l’évolution du monde et la direction que prend notre société : du déni. Pour ma part, je ne suis pas optimiste. Je constate simplement qu’avec ce qu’elle a entre les mains et les moyens que sont les siens, l’humanité ne réalise pas le plein potentiel de ce qu’elle pourrait accomplir, moralement parlant en tout cas.

Lovecraft avait une vision sombre du monde moderne et de ses avancées technologiques, qu’il voyait comme des forces destructrices éloignant l’humanité de la véritable compréhension de son insignifiance cosmique. L’œuvre du mythe de Cthulhu est une illustration parfaite de la condition humaine face à l’immensité : il est ironique de me dire qu’alors qu’il serait plutôt sain de s’égarer face à cette immensité cosmique et d’aller vers la folie Lovecraftienne, l’humain a choisi de s’égarer face à une immensité encore plus abstraite et crée de toutes pièces : la culture de consommation. Au lieu de contempler les mystères de l’univers, l’humanité se perd dans les distractions artificielles, s’éloignant encore davantage de la sagesse et de l’éveil spirituel. Les mythes lovecraftiens me rappellent la fragilité et la petitesse de mon existence, un rappel que nous semblons oublier collectivement, à mesure que nous plongeons plus profondément dans notre monde de plus en plus virtuel et pourtant matérialiste. Cette transformation des créations cosmiques de Lovecraft en simples objets de consommation reflète ironiquement la déconnexion croissante de l’humanité avec les vérités plus vastes et en apparence inquiétantes de notre existence cosmique.

La saine crainte générée par l’indicible et l’immensité est transformée en mignonnerie et modifie la perception du public. J’y vois une illustration parfaite de la société de consommation, mais surtout de bien-être, qui nous incite à ne pas nous confronter à ce genre de réflexion, privilégiant l’amusement à l’ennui, le divertissement à l’abyme, la superficialité à la profondeur.

Le retournement

Sauf que cette crainte n’est qu’une illusion. C’est un regard déformé sur le monde, un déni. Un déni d’autant plus horrible que ce qui semble « kawaii » à première vue est ce qui est en réalité vraiment monstrueux. La perversion réside dans ce que l’horreur est en fait dans la mignonnerie et le confort apparent. Ce d’autant plus que la vraie nature en est caché. L’on croit que regarder le cosmos et accepter le réel, que nous ne sommes que des grains de poussière dans l’immensité du cosmos et que cette vie n’a en soi aucun sens, serait vertigineux et nous ferait perdre la raison. L’on se réfugie dans des avatars mignons, dans la consommation, dans laquelle nous projetons notre salut. Un salut qui se vêt d’une ignorance crasse.

Dans le manga Gyo de Junji Ito, le monde se fait envahir par des créatures, mi-poisson, mi-machine, à l’odeur pestilentielle. Progressivement, ces machines prennent possession des corps humains, les transformant en machines autoguidées, à l’odeur elle aussi nauséabonde. Seul un groupe de quelques individus subsistent et ne se font pas prendre, contemplant ce troupeau morbide avancer et tout écraser sur son passage. Ces espèces de pattes mécaniques s’emparent des corps qu’ils utilisent comme une sorte de carburant pour continuer à avancer. Les personnes se retrouvent transformées en objets, se transformant en corps putrides et puants. Consommer donne un sentiment de bien-être. En réalité, plus je consomme, plus mon intériorité se transforme à l’image de ces corps. Un peu comme une drogue qui ronge de l’intérieur alors même que l’enveloppe semble toujours intacte. L’on devient des objets. Des objets autoguidés.

La véritable horreur, ce n’est pas ce que représente le Cthulhu monstrueux, ce n’est pas le cosmos, son immensité, sa complexité et sa beauté. Lorsque je lis Cthulhu, on croit y lire une horreur, alors que c’est en fait l’expression d’une peur. Une peur qui s’évapore à partir du moment où l’on décide de passer au travers de l’écran de fumée. L’on peut alors faire face au monde, au cosmos, à l’immensité à la beauté et bien plus : à soi. L’on peut constater et accepter que la vie n’a de sens autre que celui que l’on y injecte. La véritable horreur, c’est le Cthulhu kawaii et ce qu’il représente, qui sous couvert de mignonnerie, opère en nous ce que les machines de Gyo opèrent sur les corps. La véritable horreur, c’est la manière dont la société de consommation fait de nous des objets.

Laisser un commentaire