
Dans ma lecture des trois lettres d’Antoine Nouis à ses proches, un aspect a attiré mon attention sur lequel j’ai voulu me pencher plus longuement afin de l’éprouver, c’est le pari de Pascal. En effet, Nouis réactualise cette idée en enjoignant son gendre (ainsi que tout lecteur) à croire en Dieu, à avoir la foi, arguant qu’on ne risquait rien à tenter le coup.
Mais, qu’est-ce que le pari de Pascal ? Il s’agit d’un argument philosophique élaboré par Blaise Pascal. Celui-ci vise à pointer du doigt qu’il serait finalement assez rationnel de choisir de placer sa foi en Dieu, qu’il existe ou non. Schématiquement, le philosophe part du principe que Dieu existe et que croire en lui, c’est s’assurer une place au paradis, alors que la non-croyance entrainerait la condamnation à l’enfer éternel. Ainsi, que Dieu existe ou non, il est dans l’intérêt de chacun de faire le pari d’y croire. S’il existe, c’est s’assurer le gain du paradis et éviter l’enfer. S’il n’existe pas, alors on n’aurait rien perdu à croire en son existence. Pascal le formule ainsi dans ses Pensées :
« Examinons donc ce point, et disons : « Dieu est, ou il n’est pas. » Mais de quel côté pencherons-nous ? La raison n’y peut rien déterminer : il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par raison, vous ne pouvez défaire nul des deux. Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix ; car vous n’en savez rien. — Non ; mais je les blâmerai d’avoir fait, non ce choix, mais un choix ; car, encore que celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier. — Oui, mais il faut parier ; cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué. Lequel prendrez-vous donc ? Voyons. Puisqu’il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. (…). Votre raison n’est pas plus blessée, en choisissant l’un que l’autre, puisqu’il faut nécessairement choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il est, sans hésiter. »
Le contexte
Pascal officie au 17ᵉ siècle. Soit une époque où le christianisme est omniprésent. Cent ans auparavant a eu lieu la réforme de Luther. Le siècle des lumières n’est pas encore advenu et Pascal s’inscrit dans un contexte où, juste après la réforme, l’Église catholique retrouve une certaine vigueur, notamment à travers les Jésuites. Ceux-ci s’étaient fixés comme objectif, dans un contexte où la réforme avait « détourné » nombre de catholiques, d’enrôler de nouveaux fidèles officiellement, en dépit de la qualité de leur foi : l’important était la force de l’institution. Pour Pascal, l’expérience chrétienne personnelle était primordiale et cela ne pouvait pas faire l’objet d’une quelconque compromission. On comprend ainsi aisément que face à des chrétiens prêts à tout pour convertir de nouveaux fidèles, Pascal souhaitait faire acte de raison en proposant un argument raisonnable et convaincant. Enfin, disons qu’à l’époque, l’espérance de vie n’excédait guère 40 ans et que les connaissances étaient différentes qu’aujourd’hui. Je dis cela car, qualifier Pascal de simple bigot serait une erreur. Juger le passé avec nos critères modernes est toujours risqué.
Mais reprendre de vieux préceptes sans les éprouver l’est tout autant. Alors, son pari est-il toujours d’actualité ? Non ! Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, indépendamment du contexte, je trouve assez contradictoire que Pascal, défenseur d’une foi fondée sur une expérience, active une rhétorique de la peur pour convaincre son prochain . En effet, l’on croit parce que l’on a vécu une expérience que l’on interprète, et non du simple fait de notre volonté. Je pense que c’est là la plus grosse faiblesse de cet argument, et de tous les arguments qui se veulent « rationnels » pour inciter les personnes à croire : la foi n’a rien de rationnel, ni l’existence de Dieu. Par définition, son existence ou sa non-existence en tant qu’être est irréfutable et n’est donc pas approchable par la raison. Dieu est d’ailleurs indicible. La foi est un don et non un acte de volonté. Que les personnes souhaitent croire d’accord, mais croire par le pari de Pascal, c’est croire pour une mauvaise raison !
Ensuite, le prix à payer dans ce pari, l’investissement de départ, n’est pas sans conséquences. Par exemple, pour Antoine Nouis comme pour beaucoup de chrétiens, l’Église est un indispensable de la foi, comme la prière, la méditation de la Bible. Pour certains chrétiens, même, la mission d’évangélisation qui consiste à convertir le monde. En fonction du milieu dans lequel vous atterrissez, il ne suffit donc pas de croire, mais il faut activer toute sorte de pratiques qui peuvent vous prendre (et j’en sais quelque chose) une bonne partie de votre temps et bien souvent de votre argent. Ainsi, on le comprend aisément : en cas de néant après la mort et de pari perdu, c’est toute une vie que l’on a potentiellement investie pour rien. Alors, lorsqu’il dit que si l’on gagne, on gagne tout, et que si l’on perd on ne perd rien, c’est peut-être vrai au 17ᵉ siècle dans un contexte ou la religion est omniprésente. Mais c’est une autre histoire dans notre monde sécularisé ou le champ des possibles est beaucoup plus vaste et où les libertés individuelles sont accrues. Ce n’est donc pas gagnant à 100%, mais plutôt quitte ou double. C’est à dire que si l’on gagne, on gagne beaucoup. Mais si on perd, alors on perd tout.
Notons aussi qu’à l’époque, si l’on sortait d’atroces guerres de religion en France entre catholiques et protestants, il n’y avait pas un pluralisme religieux semblable à notre époque. Il n’y avait grosso modo que la religion chrétienne. Aujourd’hui, nous disposons de pléthore de dieux et de panthéons différents, religieux comme philosophiques. Comment savoir si c’est bien le dieu des chrétiens qu’il faut choisir et pas un autre ? Il y a donc un enjeu supplémentaire dans le pari tel qu’il a été proposé par Pascal : pourquoi le Dieu des chrétiens serait-il celui du salut plutôt qu’un autre ?
La foi est un chemin et non un but
Or, la foi, telle que je la conçois, n’est pas un statut à atteindre ni une assurance pour l’avenir, mais un don que l’on reçoit et que l’on choisit librement d’accueillir. Elle ne se réduit pas à un acte ponctuel dicté par la peur ou l’espoir d’une récompense, comme le suggère le pari de Pascal. La foi est avant tout une relation vivante avec l’autre, mon semblable, et/ou Dieu, pour celui qui croit en son existence. Une marche humble et désintéressée, où l’on avance non pas pour obtenir un bénéfice, mais parce que l’on se sent appelé à aimer et à être aimé.
Cette vision trouve un écho dans les paroles de Jésus : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (Jean 14 :6). Jésus ne se présente pas comme une destination où l’on pourrait enfin poser ses valises, mais comme une voie à suivre, un chemin initiatique. Croire, ce n’est pas viser un statut de « sauvé » pour échapper à une peur de la damnation, mais répondre à l’appel de cette voie.
Ainsi, le pari de Pascal réduit la foi à une logique intéressée, une sorte de contrat où l’on mise sur Dieu pour ne pas perdre au « grand jeu » de l’existence. Or, la foi, celle qui fait de Jésus un chemin et non une garantie, dépasse cette logique. Elle n’est pas un investissement stratégique. Je la vois plutôt comme une voie sur laquelle on s’engage avec conviction et force intérieure.
Conclusion
En somme, si le pari de Pascal a pu trouver un écho dans le contexte religieux et intellectuel du 17ᵉ siècle, il apparaît aujourd’hui limité, voire inadéquat. En 2024, nous vivons dans un monde où le champ des connaissances s’est considérablement élargi, où les sciences, la philosophie, et le pluralisme religieux offrent une vision plus complexe et nuancée de l’existence. Réduire la foi à un simple calcul d’intérêt, motivé par la peur ou l’espoir d’un bénéfice, ne rend pas justice à ce qu’elle est profondément : un cheminement libre, éclairé et désintéressé. J’irai même jusqu’à dire que choisir la voie du pari, c’est choisir de se baigner dans l’ignorance et dans quelque chose de statique.
De plus, le pari se veut être une démarche dite « rationnelle », ce qu’elle n’est pas à mon sens. Moi-même, défenseur d’une approche plus rationnelle, j’estime que dans ce monde riche de savoirs et de perspectives multiples, la foi ne peut pas se détacher de ces nouvelles compréhensions. Elle s’articule dans un dialogue avec la raison et les découvertes humaines. Raison pour laquelle je m’attache à une vision comme celle d’un Klaas Hendrikse qui dit qu’il s’attache à ce que sa raison ne peut pas contredire, mais qui pourtant la dépasse. La foi devient alors un engagement vivant, non pas pour « réussir son pari », mais pour avancer humblement sur un chemin de sens et de recherche de vérité. C’est dans cette démarche active, à la fois spirituelle et intellectuelle, que réside, peut-être, la vraie richesse de la foi aujourd’hui pour moi.
Thomas C. Durant – Dieu, la contre-enquête, lumenSciences, 2022.
Pascal, collection « apprendre à philosopher », RBA France, 2016
Pascal, les Pensées, Gallimard, 1977.
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