Chroniques d’un accompagnant #30

Il y a ce patient, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Hans. Il est arrivé il y a quelques semaines dans l’un des EMS où je travaille. Mais, entre Hans et moi, c’est une longue histoire.

Tout a commencé quand j’étais civiliste, comme pour Mathilde. Lui aussi était pensionnaire en addictologie. Si j’ai travaillé avec Mathilde, Hans et moi avions un tout autre lien. Notre première rencontre a eu lieu au troisième étage de l’institution, dans la salle de colloque. À l’époque, je logeais dans l’institution qui mettait à disposition une chambre pour les civilistes. Dans cette salle, il y avait un piano sur lequel j’allais jouer chaque soir après le souper. Un soir, Hans est venu s’asseoir à côté de moi pendant que je jouais. Je lui ai demandé s’il voulait jouer. Il m’a fait non de la tête. J’ai alors continué. Soir après soir, il venait, se posait, m’écoutait et repartait. Petit à petit, à nos rencontres silencieuses se sont rajoutés café, puis chocolat.

Hans faisait partie d’un petit groupe de joyeux lurons dans l’institution. Il y avait avec lui Patrice, un patient d’origine asiatique dont on ne comprenait que la moitié des mots qu’il prononçait, la faute à ses chicots absents. Puis Pierre, un homme d’une gentillesse extrême, mais qui oubliait tout très rapidement à cause de son syndrome de Korsakoff. Les rencontres à deux se sont transformées en rencontres à quatre, puis en parties de chibre endiablées au réfectoire.

Je suis passé de la ferme à l’intendance. Un matin, alors que je nettoyais les chambres, je suis entré dans la sienne. Il était encore couché. J’ai appelé son référent pour savoir ce que je devais faire. Il m’a demandé de le réveiller. Hans n’a pas voulu sortir de son lit. Le bougre se fichait de moi et faisait semblant de dormir. Après cinq minutes, il s’est levé en riant, m’a regardé et m’a dit avec son accent allemand : « il y a trop de stress ici hein« . Puis, chaque matin, c’était la même scène que nous jouions. Hans ne voulait pas se lever. Parfois, il se cachait derrière la porte, attendant mon arrivée. Finalement, j’ai été engagé comme accompagnant spirituel. Cela n’a rien changé pour Hans. Notre relation est restée la même. J’ai continué à aller le chercher le matin de temps en temps : le levier de la rigolade fonctionnait bien mieux avec lui que celui de la discipline que son référent utilisait. Nous avons même intensifié nos guignoleries. Je n’avais pas d’entretiens formels avec lui. Mais nous parlions souvent. Pendant toutes les années que j’ai passées à le côtoyer, en recollant entre elles des bribes de vie qu’il me confiait ici ou là, j’ai réalisé qu’il s’était en réalité réellement confié à moi.

Un jour, il a eu une alerte cardiaque et il a fallu l’accompagner aux urgences. J’étais le seul disponible à ce moment-là. Je m’y suis donc rendu avec lui en ambulance. Arrivé dans le box des urgences, il a eu droit à toute une batterie de tests pour définir ce qui lui était arrivé. Ses jambes étaient devenues marbrées de rouge et de blanc, et j’avoue que je me faisais du souci pour lui. Dans notre box, si nous tendions l’oreille, nous pouvions entendre ce qui se passait au-delà du rideau. J’entendais les médecins parler de toucher rectal, et je doutais fortement que cela soit pour Hans. On est entré dans notre box et on m’a demandé de demander à Hans s’il approuvait qu’on lui fasse un toucher rectal. C’était donc bien pour lui. Je n’en voyais pas l’intérêt pour un problème cardiaque, mais n’étant pas médecin, je me suis exécuté, tout en sachant pertinemment qu’Hans refuserait.

Il n’a pas seulement refusé. Après que je lui ai péniblement fait comprendre ce que le médecin voulait faire en tendant mon doigt et en lui disant de mon allemand approximatif : « Der Arzt möchtet einen Finger in deinen Arsch… um etwas zu kontrollieren« , Hans explosa ! « Non mais ça va pas ? C’est quoi ces schwulität ici ? Trop de stress, moi je veux rentrer« . Je réalisais alors qu’il venait de hurler pour toutes les urgences. J’hésitais entre le rire et la gêne immense. La gêne l’a emporté sur le moment… Il a été transféré dans un autre hôpital et fut absent quelques jours. Quand nous avons raconté toute l’histoire aux collègues avec Hans, nous avons tous ri de bon cœur. Lui le premier, tout en ajoutant en se frappant la tempe du doigt : « Vraiment komplett stress là-bas hein ».

Hans et moi avons continué à nous côtoyer quotidiennement jusqu’à mon départ de l’institution. Je quittai l’addictologie pour me diriger en gériatrie. Il fait partie des quelques résidents, comme Mathilde, qui ont forgé mon rapport à mon travail. C’est en partie grâce à lui que je suis devenu l’accompagnant que je suis aujourd’hui. Je ne l’ai plus vu pendant quelques années. Puis il y a quelques jours, une ancienne collègue infirmière avec qui je suis resté en contact est venue boire le café chez moi. Au milieu de la discussion, elle me dit : « Ha, il y a Hans qui a été transféré dans un des EMS où tu travailles. » Effectivement, il était arrivé quelques semaines auparavant et on ne m’avait pas prévenu de sa venue.

Alors que je me rendais dans cet EMS pour célébrer les fêtes de Noël, je ne pensais qu’à une chose : revoir Hans. J’étais vraiment tout excité à cette idée, comme un enfant. Je suis entré dans l’EMS, j’ai salué Diane qui était assise au fond du salon. Puis j’ai vu Hans de dos. J’ai alors dit : « Ça va ? Pas trop de stress ici ? » Hans a rigolé avant de se retourner. Il m’a fait un sourire monstre qui m’a fait chaud au cœur. On s’est retrouvé un peu comme si on ne s’était jamais vraiment quitté. On s’est serré la pince chaleureusement, on a bu un café. « Qu’est-ce que tu fais ici? » qu’il me dit. En souriant, je lui dis : « Je suis der Pfarer ici aussi« . (Pfarer était un des surnoms que les résidents me donnaient). Nous avons rigolé.

Une des soignantes qui passait dans le couloir nous a vu et s’est écrié : « eh bien, ça promet d’être vivant ce Noël avec vous deux ». Comme j’enchainais les fêtes de Noël dans plusieurs EMS, j’ai dit à Hans que je venais bientôt boire un café. « Ah oui ? » qu’il me dit en souriant.

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