Journal de bord #51 – Dry January

« Et toi Jérôme, tu vas faire Dry January ? » Telle est la question d’une collègue qui, après les excès des fêtes, a décidé de se lancer dans l’aventure Dry January. Ce à quoi j’ai sobrement répondu que je faisais déjà « Dry Year », puisque je m’abstiens d’alcool de manière générale. Les fêtes de Noël étant une exception, et n’ayant pas abusé d’alcool non plus, mon mode de vie fait que je n’ai pas besoin de fournir un effort supplémentaire pour compenser les fêtes de fin d’année. Cela m’a malgré tout conduit à réfléchir à cette démarche.

Dry January, en soi, pourquoi pas. Mais le problème, c’est que son existence seule témoigne du problème qui le sous-tend. Si une journée mondiale sans voiture existe, c’est qu’il y a 364 autres journées problématiques, sans quoi elle n’aurait pas besoin d’exister. Si une journée mondiale des droits des « mettez ce que vous voulez entre ces guillemets » existe, c’est que le reste de l’année, une partie significative de la population s’essuie littéralement avec l’idée d’égalité entre les êtres humains. Si un Dry January existe, c’est que les onze autres mois de l’année sont globalement dans l’excès, sans quoi une privation généralisée à but préventif ne serait pas nécessaire.

Le sens originel de la démarche

La première campagne de Dry January est lancée en Angleterre en 2013 par « Alcohol Concern ». Alcohol Concern fut fondée en 1984, pour ensuite devenir « Alcohol Change UK », dont l’objectif vise à réduire les méfaits de l’alcool et à sensibiliser à cette thématique. L’année suivante, en 2014, la campagne est relancée. Plusieurs mois après janvier, une étude menée par l’université du Sussex portant sur 900 participants a montré que les consommations nocives d’alcool avaient significativement réduit chez la majorité des personnes qui se sont abstenues en janvier. C’est donc naturellement qu’en 2015, les promoteurs de la campagne se sont associés à « Public Health England » pour la troisième campagne de Dry January.

« Public Health England », aujourd’hui dissoute, était une agence liée au ministère de la Santé dont le but était de « protéger et améliorer la santé et le bien-être et réduire les inégalités en matière de santé en Angleterre. » On comprend bien ainsi l’esprit de la démarche de Dry January : questionner la relation à l’alcool des citoyens, et plus globalement, peut-être la place prépondérante de l’alcool dans la société. Faire un mois sans alcool permet effectivement de mettre en lumière les dynamiques d’excès qui se déploient dans la consommation. De manière générale, je le constate dans ma démarche, se priver de n’importe quoi permet de prendre du recul sur l’objet de la privation. Ce qui est remarquable, c’est que l’État, par le biais d’une de ses agences, a participé à promouvoir le Dry January.

Quelques faits objectifs sur l’alcool (de loin pas exhaustifs).

C’est vrai, boire un petit coup, c’est agréable. Je ne boude pas mon plaisir à décapsuler une bonne bière quand je fais une exception. Néanmoins, rappelons quelques faits objectifs sur l’alcool. Tout d’abord, comme la cigarette est toxique dès la première bouffée, l’alcool l’est dès la première gorgée. Tout d’abord, parce que durant la production d’alcool sont produites, pendant la fermentation, des substances autres que l’éthanol, que l’on appelle des congénères, et qui sont pour certaines hautement toxiques pour l’humain. Deux exemples : l’acétone que l’on utilise généralement pour dissoudre de la peinture ou du vernis à ongles et l’acétaldéhyde ou éthanal. Lorsque nous buvons de l’alcool, nous absorbons ces substances.

Voyons de plus près l’acétaldéhyde. Lorsque nous consommons de l’alcool, même une petite quantité, nous absorbons de l’éthanol. Le foie, principal organe chargé de le traiter, intervient en utilisant des enzymes spécifiques qui transforment l’éthanol en acétaldéhyde, une substance beaucoup plus toxique que l’éthanol lui-même. Par la suite, l’acétaldéhyde est converti en acide acétique, une molécule inoffensive que le corps peut facilement éliminer. Cependant, avant d’en arriver là, l’organisme doit faire face à la toxicité de l’acétaldéhyde. Cela signifie que, peu importe la dose d’alcool ingérée, son traitement par le foie implique nécessairement une exposition à une substance nocive.

Bien sûr, lorsque la consommation est faible et occasionnelle, le corps parvient à gérer ce processus sans difficulté majeure. En revanche, si l’alcool est consommé régulièrement, voire quotidiennement, les risques augmentent significativement. Contrairement à ce que certains pensent, ces dangers ne se limitent pas à l’ébriété. La toxicité de l’alcool affecte l’organisme à divers niveaux, et le foie n’est que l’une des nombreuses cibles. Une consommation répétée, même modérée, peut avoir des conséquences notables sur le système cardiovasculaire et le cerveau, bien que je ne détaille ici que les effets principaux sur le foie.

Ensuite, déconstruisons une idée reçue : beaucoup pensent que le vin est nettement moins alcoolisé que le whisky. Certes, la concentration en alcool du vin est bien inférieure à celle du whisky. Cependant, lorsqu’on parle de quantité d’alcool pur ingérée, il en va tout autrement. Un verre standard de vin (environ un décilitre) contient approximativement la même quantité d’éthanol qu’un verre de whisky (2 à 4 centilitres), malgré la différence de concentration. Concrètement, cela signifie que consommer cinq verres de vin, cinq bières ou cinq verres de whisky revient à absorber une quantité équivalente d’alcool pur. Ainsi, peu importe la boisson, c’est la dose d’éthanol totale qui compte pour le corps. Cette équivalence est essentielle à comprendre pour mieux évaluer sa consommation et ses effets sur la santé.

Enfin, quelques chiffres de l’OFSP (l’office fédéral de la santé publique) pour terminer et pour comprendre l’enjeu que la consommation d’alcool représente pour la santé publique. En Suisse, « en 2022, 16.4 % de la population suisse consomme de l’alcool en quantités excessives, c’est-à-dire qu’elle boit trop, trop souvent ou au mauvais moment. » La dose d’alcool ingérée est considérée à risque, à partir du moment où elle inclut dix doses d’alcool hebdomadaires (une dose représentant 1 dl de vin, 2,5 dl de bière ou 2 cl d’alcool fort par exemple) ou si elle est quotidienne indépendamment de la quantité. Je note aussi que « l’abus d’alcool entraîne des frais d’environ 2,8 milliards de francs par année« , toutes conséquences confondues : absence au travail, perte de productivité et surtout coûts directs dans le domaine de la santé (477 millions). Ne sont pas comptés ici les frais liés aux procédures pénales.

Tous ces faits, ainsi que mon expérience d’accompagnant spirituel en addictologie et en psychiatrie, me font affirmer que le problème de l’alcool est, dans notre société, largement sous-évalué.

Quid de la société de consommation ?

Puisque j’ai déjà abordé la politique dans mon précédent billet, autant continuer sur cette lancée et parler de Dry January tel qu’il a été abordé par certains politiques. Prenons l’exemple de la France. Contrairement à d’autres pays, cette initiative visant à sensibiliser sur les dangers de l’alcool et à encourager une pause de consommation durant le mois de janvier n’est soutenue ni par les pouvoirs publics, ni par des campagnes nationales d’envergure. Le seul relais de cette initiative provient essentiellement du milieu associatif. Pourquoi une telle retenue de la part des autorités ? La réponse réside sans doute dans l’influence des lobbies du vin, dont le poids économique et culturel est particulièrement fort en France.

La question va au-delà d’une simple inertie politique : si l’État ne promeut pas le Dry January, ce n’est peut-être pas par manque d’intérêt pour la santé publique, mais plutôt en raison de la pression exercée par un secteur économique clé. Le vin occupe une place de choix dans l’identité française. Au-delà de sa contribution à l’économie (des milliers d’emplois, une forte présence à l’export, un rôle dans le tourisme), il symbolise un art de vivre que les responsables politiques hésitent à froisser. Pour comprendre l’ampleur de cette influence, il suffit de regarder l’histoire récente. À plusieurs reprises, des tentatives de renforcer la régulation de l’alcool ou d’encadrer sa publicité se sont heurtées à une levée de boucliers des producteurs et des élus des régions viticoles. Le vin est perçu comme un produit noble, bien éloigné des alcools forts souvent associés aux problèmes d’addiction. Pourtant, comme on l’a vu, cette distinction est trompeuse : les méfaits de l’alcool sur la santé ne dépendent pas uniquement du type de boisson consommée, mais bien de la quantité et de la régularité.

On pourrait même se demander si cette résistance politique ne contribue pas à retarder une prise de conscience collective sur les enjeux de santé liés à la consommation d’alcool. Alors que d’autres pays adoptent des stratégies plus offensives pour limiter les risques (comme le prix minimum par unité d’alcool en Écosse ou les avertissements sanitaires sur les bouteilles dans certains pays), la France reste timorée, au risque de laisser passer une opportunité de réduire les coûts humains et financiers liés à l’alcoolisme. Car oui, la prévention est un investissement sur le long terme, sanitairement et économiquement, mais qui n’intéresse visiblement pas les responsables qui pensent sur le temps court.

La Suisse est loin d’échapper à cette logique économique. En 2020 déjà, le Grand Conseil valaisan était intervenu pour faire cesser la promotion du Dry January par « Promotion Santé Valais ». Le député du PDC, Emmanuel Chassot déclarait alors : «Comment une institution paraétatique ose-t-elle proposer une action d’une telle ineptie pour notre canton et notre pays, action simplement copiée d’une tradition anglicane?» J’ai fait quelques recherches pour comprendre le fondement de cette prise de position si tranchée, et en quelques clics, je suis tombé sur le site de la cave dudit député, qui se trouve être vigneron. Non seulement la logique de l’État peine à sortir d’un paradigme purement économique et marchand, mais en plus ces logiques sont pilotées par des lobbies ou des politiciens de milice, eux-mêmes biaisés par leurs activités. De surcroit, on peut se poser la pertinence de l’intervention de l’État en l’occurrence, puisque « Promotion Stop Valais » est une association privée.

Conclusion

Pour ma part, je ne pratique donc pas Dry January. M’abstenant d’alcool de manière générale, cette initiative n’a pas de sens particulier pour moi. Néanmoins, je reconnais que pour ceux qui consomment régulièrement, elle peut être une démarche utile, non seulement pour offrir un répit à leur organisme, mais aussi pour réfléchir au rôle que joue l’alcool dans leur vie. Dry January n’est donc pas qu’une simple parenthèse de privation après les excès des fêtes, mais une opportunité de prise de conscience. Elle interroge un problème bien plus vaste : notre rapport excessif à l’alcool comme société.

Ce débat ne se limite donc pas au plan individuel. Le poids des logiques économiques, en particulier l’influence des lobbies de l’alcool, explique pourquoi cette initiative rencontre tant d’oppositions. Que ce soit en Suisse, où des interventions politiques ont cherché à empêcher sa promotion, ou en France, où elle reste uniquement portée par des associations, le refus de soutenir Dry January illustre la prééminence des intérêts marchands sur la santé publique ; la manière dont le chiffre prime sur les personnes. Rien de neuf sous le soleil donc… mais cela ne finit pas de m’agacer.

L’enjeu est de promouvoir une consommation plus responsable et de soutenir les campagnes de sensibilisation visant à mieux éduquer la population sur les dangers de l’alcool. Pas besoin d’en arriver à une radicalité comme la mienne. Pour autant, ce type d’initiative ne devrait pas être perçu comme une menace, mais comme une opportunité de développer un rapport plus sain et plus équilibré à l’alcool individuellement et collectivement. La vraie question n’est pas de savoir si chacun participe ou non à Dry January. Ce mouvement est avant tout un symptôme d’un excès global. Il révèle les contradictions d’une société qui peine à concilier bien-être individuel et collectif, et intérêts économiques. Cela me pose toujours la même question, celle du modèle de société que nous choisissons. Une société dans laquelle les décisions sont guidées par les lobbies et la logique marchande, ou une société où la santé, l’éducation et l’équilibre de vie des citoyens occupent enfin la place qu’ils méritent ?

Moi qui pensais que ma démarche se limiterait à ne questionner que des questions à l’échelle de ma petite personne…

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Un commentaire

  1. Très intéressant, comme article ! J’ai appris beaucoup, notamment en ce qui concerne la concentration d’alcool pur dans ce breuvage noble qui m’accompagnait régulièrement. Je m’intéresse beaucoup à l’aspect collectif d’un mouvement tel que le Dry January, et j’ai apprécié tous ces éléments de contexte. Merci pour cette réflexion approfondie !

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