
Ces derniers temps, je reviens à des lectures et des réflexions à portée plus politique, nourries par une sensibilité anarchiste et une vision du monde inspirée de la gauche libertaire. J’explore aussi, à chaud, quelques pistes de réflexion face à l’actualité. Ici, l’actualité autour de la figure du pape m’a fait me pencher sur la notion de visibilité et de choix de l’information, et m’a fait digressé sur l’idée du spectacle. Voici quelques réflexions que je vous partage.
Pendant trois semaines, il a été impossible d’ouvrir un média sans tomber sur un écran partagé en deux : d’un côté, la foule réunie place Saint-Pierre ; de l’autre, un commentateur visiblement ému expliquant les rituels du conclave, parlant du décès de François, spéculant sur le profil du futur pape ou commentant le nom du nouveau pape. Fumée blanche, ferveur planétaire, visages larmoyants, suspense politique… Pendant plusieurs jours, l’élection d’un nouveau chef pour l’Église catholique a occupé l’espace médiatique à outrance, saturé les fils d’actualité, capté l’attention des commentateurs, des États, des chefs de gouvernement, comme si c’était l’affaire de tous. Qu’on en parle, c’est une chose ! Mais, la place que cela a prise dans l’agenda public relève d’un emballement collectif qui me parait difficile à justifier. Il ne s’agit pas ici de mépriser la foi des uns ou de nier l’importance de cet événement pour les croyants. Il s’agit de questionner la disproportion du traitement médiatique : pourquoi, dans des sociétés qui se disent laïques, l’élection d’un dignitaire religieux, fût-il pape, mobilise-t-elle autant de chaînes, de journalistes, de chefs d’État ? (Cela vient aussi en parallèle me poser la question des choix uniformisés de traitement de l’actualité par les grands médias… je repense à la fabrication du consentement de Noam Chomsky, récit dans lequel j’ai une soudaine envie folle de me replonger)
On ne parle pas ici de la spiritualité vécue dans l’intimité ou des luttes concrètes menées par les catholiques engagés sur le terrain. On parle d’un spectacle d’institution, d’un événement pensé pour être vu, ritualisé, scénarisé, suivi en direct par des milliards de personnes. La religion y est moins foi que forme. Moins élan que protocole. Moins lien que pouvoir. Comme libertaire et profondément attaché à une éthique de l’émancipation, je ne peux pas m’empêcher de lire cet événement comme un symptôme : la résurgence fascinée d’un pouvoir vertical, patriarcal, théâtralisé, auquel nos sociétés ne cessent de donner un poids démesuré. Et ce symptôme, à mes yeux, mérite critique.
Cela concerne plus d’un milliard de personnes
C’est anecdotique à mon sens par rapport à la suite de mes réflexions, mais c’est l’argument réflexe, celui que j’entends dès que je questionne l’ampleur médiatique accordée au conclave. « C’est normal qu’on en parle autant, le pape représente plus d’un milliard de catholiques. » Autrement dit, ce serait la force du nombre qui justifierait cette présence écrasante dans les médias généralistes, les discours politiques, les discussions de comptoir. Mais, cet argument, pris au sérieux, ne tient pas.
Oui, l’élection du pape concerne une communauté immense. Mais si le nombre faisait la légitimité d’une surcouverture médiatique, alors pourquoi ne parle-t-on pas avec la même intensité du résultat des élections en Inde, pays qui compte aussi plus d’un milliard d’habitants ? Pourquoi un cyclone au Bangladesh, une révolte populaire au Nigeria ou une crise alimentaire en Indonésie (des pays peuplés, concernés par des enjeux humains majeurs et qui auront une incidence sur la crise humanitaire et écologique mondiale) peinent-ils à franchir le seuil de visibilité de nos journaux ? La réponse est simple : ce n’est pas le nombre de concernés qui fait l’événement, c’est le poids symbolique qu’on attribue à l’événement, consciemment ou non. L’élection du pape fascine bien au-delà des fidèles catholiques. Elle est traitée comme un moment de bascule mondiale, comme une page d’histoire, comme un “monarque spirituel” dont l’écho traverse les frontières. Pourquoi ? Parce que l’Occident, même sécularisé, continue de voir dans le catholicisme une matrice culturelle dominante, un repère ancien, familier, qui bénéficie d’une forme d’indulgence permanente, même chez les non-croyants.
Autrement dit, cet événement est traité comme universel, alors qu’il ne concerne qu’une fraction du monde et qu’une fraction des catholiques eux-mêmes, souvent peu concernés par la haute hiérarchie vaticane, comme me l’ont confié un collègue prêtre ainsi que plusieurs paroissiens et/ou patients catholiques dont le décès et l’élection des papes ne semblaient pas les émouvoir outre mesure. Ce n’est pas la foi vécue qui est mise à l’honneur ici, mais une structure de pouvoir sacralisée, ritualisée, théâtralisée. Et cela, on le normalise sans le questionner. On en fait un spectacle qu’il faut regarder. Comme libertaire, je ne crois pas qu’on doive surreprésenter cela dans les médias sous prétexte que « beaucoup y croient ». Le nombre n’est pas un argument moral. Il n’est pas un argument politique. Le capitalisme concerne huit milliards d’humains, directement ou indirectement, ce n’est pas pour autant qu’il devient juste, désirable ou à l’abri des critiques ou que l’on peut faire sa promotion ainsi. Il en va de même pour l’Église : son ampleur mondiale ne la rend pas moins verticale, patriarcale, dogmatique. Au contraire, plus un pouvoir touche de monde, plus il devrait être questionné.
Le pape est un chef d’état
Certains justifient ensuite la démesure médiatique autour de l’élection pontificale par cet argument : « Le pape est aussi un chef d’État, il est normal que son élection ait une portée politique. » Mais, le Vatican n’est pas un État comme les autres, et le pape n’est pas un dirigeant comme les autres.
D’abord, le Vatican n’a rien d’un État démocratique. Il ne possède ni population souveraine, ni vie politique pluraliste, ni élections libres. Il s’agit d’un État théocratique, dans lequel le pouvoir revient intégralement à une caste religieuse uniquement masculine, sans représentation citoyenne ni délibération publique. Son chef est élu à huis clos par un collège de cardinaux, tous nommés par ses prédécesseurs. Ce processus d’auto-perpétuation du pouvoir, fermé, héréditaire dans sa logique, n’a rien à voir avec une légitimité démocratique. C’est un pouvoir de droit divin qui se déguise en événement consensuel. Par ailleurs, le Vatican est un État ultra-minoritaire en population : environ 800 à 900 habitants, dont la quasi-totalité sont des membres du clergé ou des employés liés au Saint-Siège. Il n’y a pas de population civile au sens politique. Il n’y a pas de naissances, pas d’école publique, pas de syndicats, pas de presse indépendante. Tous les organes étatiques sont au service d’une propagande, sans contre-pouvoir. La “nation” que le pape incarne n’existe que comme fiction juridico-théologique.
Ainsi, accorder au pape le statut diplomatique d’un chef d’État parmi les autres reviendrait à conférer une reconnaissance géopolitique de premier plan à une autorité religieuse fondée sur des dogmes, des exclusions (notamment envers les femmes, les personnes LGBTQ+, les divorcés remariés, etc.), et une doctrine morale appliquée à l’échelle mondiale qui bien souvent ne tient pas compte des contextes locaux qu’elle a elle-même contribué à détruire ou à vider de leur substance au fil des siècles par son ampleur missionnaire. C’est faire passer pour neutre une puissance profondément réactionnaire dans sa structure, mais habile dans sa communication éthique. Surtout, cette reconnaissance-là, nous ne l’accordons à aucune autre religion. Aucun rabbin en chef, aucun patriarche orthodoxe, aucun grand imam ne bénéficie de cette même aura institutionnelle à l’échelle internationale. Il y a donc là une exception catholique profondément ancrée dans notre inconscient collectif occidental, un privilège religieux déguisé en diplomatie, qui montre à quel point la séparation occidentale entre le religieux et le politique reste largement partielle.
De mont point de vue libertaire, un chef d’État non élu, sacralisé, dogmatique, à la tête d’un pouvoir sans base populaire réelle, n’est pas un chef d’État légitime. C’est un symbole du pouvoir vertical dans ce qu’il a de plus pur : un homme seul, porteur d’un discours prétendument universel, religieusement non contestable et non négociable. Et que le monde entier, y compris des États laïcs, lui déroule encore le tapis rouge, en dit long sur notre docilité face aux formes spectaculaires du pouvoir, qu’ils soient religieux ou non d’ailleurs.
De plus (et malgré cela), on ne peut pas réduire le rôle du pape à une simple autorité spirituelle. Qu’on le veuille ou non, il est aussi une figure géopolitique centrale, écoutée par des chefs d’État, reçue avec les honneurs officiels, consultée sur les grandes questions de société. Il incarne ce que l’on pourrait appeler un soft power religieux, c’est-à-dire une capacité d’influence qui ne passe ni par les lois ni par les armes, mais par l’aura morale, la médiatisation, la diplomatie symbolique. C’est là que le bât blesse : quel est le fondement démocratique de cette autorité ? Qui a mandaté le pape pour intervenir sur des questions aussi décisives que l’avortement, l’euthanasie, la bioéthique, le mariage pour tous, ou même la justice climatique ? Comment justifier qu’un homme, élu par un collège de cardinaux cooptés, dans le huis clos d’un État peuplé de moins de 1 000 personnes, puisse donc s’adresser comme autorité à l’ensemble de l’humanité ?
Ce n’est pas l’homme qui est en cause ici, mais la structure : une institution qui, au nom d’un pouvoir moral hérité de l’histoire, continue à peser sur des choix politiques contemporains, parfois au mépris de la souveraineté des peuples ou de l’autonomie des débats éthiques. L’Église a ses lobbys, ses diplomates, son réseau mondial. C’est donc bien d’un pouvoir qu’il s’agit, et pas simplement d’un témoignage spirituel. Cette situation crée une forme d’ingérence douce, qui ne dit pas son nom : un pouvoir religieux, théocratique, non élu qui agit comme un État moral global, capable d’orienter des décisions collectives par le seul poids symbolique d’une figure médiatisée, présentée comme douce et modérée. Cela interroge et devrait alerter toutes celles et ceux qui, de près ou de loin, s’inquiètent de l’emprise des institutions sur les consciences et les corps. Ce phénomène est particulièrement frappant en France, où l’on observe une forte présence d’influenceurs traditionalistes sur les réseaux sociaux. Le plus souvent affiliés à une droite décomplexée (voire ouvertement extrémiste) ces acteurs médiatiques diffusent des discours conservateurs et identitaires qui rencontrent un large écho, notamment auprès d’un public en quête de repères ou de récits alternatifs aux grands récits progressistes. En parallèle, certains milliardaires, à l’instar de Vincent Bolloré, jouent un rôle clé dans cette dynamique en prenant le contrôle de grands groupes médiatiques. Ils s’en servent comme leviers d’influence, instrumentalisant l’information pour y distiller une vision du monde teintée de références politico-religieuses, souvent réactionnaires, au service de leurs intérêts idéologiques et économiques.
La religion spectacularisée
Qu’on parle de la mort d’un pape ou de l’élection de son successeur, ce qui me frappe, c’est la forme spectaculaire que prend l’événement ! Un conclave secret, des cardinaux réunis sous les fresques de Michel-Ange. Une cheminée qui crache une fumée noire ou blanche. Des foules rassemblées place Saint-Pierre, les yeux rivés sur un balcon. Des journalistes qui répètent les mêmes phrases depuis 48 heures, spéculant sur des noms, des courants, des alliances. Et enfin, le moment tant attendu : habemus papam, un nom, un visage, un frisson. On est ici loin d’une réalité spirituelle vécue, d’une foi incarnée, d’un engagement quotidien dans le monde. On est dans une dramaturgie. Une liturgie médiatique. Une théâtralisation du pouvoir religieux.
Ce n’est donc pas seulement la religion qui est en jeu. C’est, par la spectacularisation, sa capacité à occuper l’espace public comme un récit fédérateur, une fiction sacrée qui impose sa temporalité, ses codes, ses affects. On ne nous demande pas de croire, on nous demande de regarder, de vibrer, de communier passivement avec le spectacle. Et tout est calculé : le Vatican, ce ne sont pas que des religieux pieux, mais aussi des communicants, des choix de tenues, des orientations sémiologiques, etc.
Ainsi, mon regard libertaire sur le conclave ne se limite pas à une critique religieuse : il s’inscrit plus largement dans une critique radicale de la mise en spectacle du pouvoir dans nos sociétés modernes. Guy Debord, dans La Société du spectacle, ne désignait pas seulement les images médiatiques comme superficielles ou manipulatrices ; il décrivait me semble-t-il un régime total de séparation, où les individus sont dépossédés de leur capacité à vivre directement leur propre vie, et réduits à consommer des représentations. Le spectacle, pour Debord, n’est pas un simple décor : c’est le cœur du système capitaliste moderne, qui transforme tout, les objets, les relations humaines, la politique, même la spiritualité, en marchandises à consommer. Le pape, dans cette logique, n’est plus un guide spirituel pour une communauté croyante, mais une figure médiatique mondiale, dont l’élection devient un feuilleton à rebondissements. La fumée blanche, le suspense, le dévoilement du visage, les commentaires d’experts en plateau : autant d’éléments d’un dispositif spectaculaire, où l’enjeu réel, le pouvoir vertical, patriarcal, dogmatique qu’il incarne, est noyé dans l’émotion ritualisée.
Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. C’est exactement ce que produit la mise en scène du conclave : un rapport social hiérarchique (entre l’Église et le monde) qui se donne à voir sous forme d’un récit symbolique, d’une dramaturgie rassurante. Mais, ce que cela dissimule, c’est la reconduction d’une autorité religieuse surplombante, hors du champ démocratique, sanctuarisée par son esthétique et justifié par « la tradition ». En ce sens, la théâtralisation du Vatican agit comme un “spectaculaire concentré”, où un pouvoir centralisé, sans véritable contre-pouvoir ni participation populaire, met en scène sa propre souveraineté pour mieux se maintenir. Et dans nos démocraties occidentales prétendument laïques le fait que cette cérémonie religieuse soit couverte avec une telle déférence et une telle intensité médiatique témoigne d’un “spectaculaire intégré”, où les logiques religieuses, politiques, économiques et culturelles se fondent en un même flux d’images qui entretiennent l’ordre établi.
Ce n’est donc pas la foi que critique cette approche, mais l’aliénation. La réduction du religieux à un moment de communion passive, regardée à travers un écran, neutralise tout potentiel de subversion, d’engagement ou même de débat. Elle reconduit, sous des formes ritualisées, la soumission au pouvoir, ici sacralisé.
Le prix du confort psychologique
Mais au-delà du spectacle comme inversion du réel, il y a peut-être une couche plus souterraine, plus intime encore, que le concept de Debord laisse entrevoir sans toujours la formuler : celle de la violence intégrée, digérée, devenue seconde peau. Ce que nous ne voyons plus du monde n’est pas seulement ce qu’on nous cache, c’est ce que nous avons refusé de voir pour continuer à fonctionner. Il ne s’agit plus seulement de distraction organisée, mais d’un refoulement structurel, d’une névrose collective indispensable à la survie psychique dans un système violent.
Car nous savons. Nous savons que derrière le spectacle, il y a une institution verticale, patriarcale et dogmatique, et nous savons que c’est systémique. Comme nous savons que nos vêtements tuent. Que nos téléphones sont extraits du sang. Que notre confort occidental se construit sur des ruines humaines et écologiques. Pourtant, nous achetons, nous consommons, nous sourions. Cette contradiction n’est pas anodine. Elle s’imprime en nous, elle se replie dans nos corps, elle se retourne parfois en agressivité sociale, en violence urbaine, en pathologies psychiques. Le refoulé ne disparaît pas : il fermente. Et l’ordre spectaculaire n’est peut-être pas seulement là pour divertir, mais pour endiguer ce trop-plein, ce vertige de culpabilité collective.
Il y aurait là une forme de spiritualité inversée : non plus une élévation vers le sens, mais une absorption silencieuse du non-sens. Nos gestes quotidiens sont déconnectés de leur portée morale, et cette disjonction nourrit un vide existentiel que le pouvoir remplit avec des images, des rituels, des lignes de conduite. Ainsi, le pouvoir ne se contente pas de dominer ; il encaisse à notre place. Il prend sur lui la charge symbolique de ce que nous ne voulons pas affronter : la complicité, la domination, la responsabilité.
Peut-être est-ce cela, aujourd’hui, la fonction fondamentale des institutions religieuses ou politiques dans leur forme spectaculaire : être les réceptacles de notre violence, les catalyseurs de notre honte partagée, les figures sacrificielles de ce que nous ne pouvons plus dire à la première personne. Et dans cette logique, la séparation du politique et du spirituel, loin d’être une libération, devient un piège. Car elle nous empêche de faire un lien essentiel entre nos choix les plus concrets (ce qu’on mange, ce qu’on porte, ce qu’on achète) et nos exigences les plus profondes (justice, vérité, cohérence). Elle désamorce la spiritualité comme levier critique. Elle fait de l’intériorité un repli (et même souvent identitaire), au lieu d’en faire une force de résistance. Le vêtement n’est plus signe ; il est costume. Le geste n’est plus engagement ; il est fonction.
Il nous manque, peut-être, une communauté de l’intérieur, une spiritualité incarnée, qui ne fuirait ni le politique, ni le corps, ni la honte, mais qui les traverserait ensemble. Pas pour se racheter, mais pour redevenir vivants, reliés, responsables. Non pas dans le jugement moral, mais dans l’expérience partagée de ce que nous faisons au monde et de ce qu’il nous fait.
Dogme, autorité et oubli de la pensée
Dans la couverture médiatique de l’élection du pape, il est donc frappant de constater combien l’attention collective se focalise sur l’événement comme spectacle : le secret du conclave, les fumées blanches, les rumeurs sur les favoris, les premières déclarations du nouveau pontife. Ce traitement scénarisé occulte un point fondamental : ce qui est ici célébré, c’est la reconduction d’un pouvoir religieux fondé non sur le dialogue, mais sur l’autorité. Le pape devient chef d’Église précisément parce qu’il garantit la continuité d’un système dogmatique, c’est-à-dire d’un corpus de vérités arrêtées, qu’on n’a pas le droit de remettre en question.
L’institution catholique ne dit pas : « interprétez, explorez, débattez », elle dit : « voici ce que vous devez croire ». Elle ne valorise pas la quête, mais l’obéissance à une lecture officielle des textes. C’est là le rôle du magistère : trancher les querelles d’interprétation, parfois vieilles de plusieurs siècles, et imposer une orthodoxie. Ces décisions, prises par des clercs à une époque où la pluralité n’était pas un idéal, mais une menace, continuent de s’imposer aujourd’hui comme s’il allait de soi que la vérité théologique peut être figée une fois pour toutes.
On pourrait pourtant envisager une autre manière d’entrer en relation avec le religieux. Certaines autres formes de religieux, comme le protestantisme libéral ou des formes judaïsantes libérales portées par des penseurs comme Marc-Alain Ouaknin, offrent un contre-exemple utile, non pas à glorifier, mais à considérer comme preuve qu’il est possible de faire vivre la foi sans imposer l’uniformité. Là, la diversité des interprétations est admise et encouragée, la querelle est perçue comme un lieu de pensée plutôt qu’un danger. Parce qu’il y a du débat, il n’y a pas de dogme contraignant, mais un pluralisme fécond, où chacun est appelé à interpréter, à chercher, à douter, bref, à penser.
Mais, dans la logique spectaculaire de notre époque, cette question ne fait pas le poids face à la mise en scène. Le spectacle nous détourne de ces enjeux de fond, au sens pascalien du divertissement : il nous empêche de voir la réalité de ce qui est en jeu. Le peuple regarde un vieux monsieur en blanc apparaître au balcon, applaudit, se rassure, se projette. On s’émeut, on commente sa posture, sa première phrase. Mais personne ne semble interroger le système de pouvoir qu’il incarne : un système qui décide pour les fidèles ce qu’ils doivent croire, comment ils doivent vivre, et ce qu’ils doivent penser de l’homosexualité, du divorce, de l’avortement, etc.
Guy Debord parlait du spectacle comme d’un rapport social médiatisé par des images, qui nous sépare de nos désirs véritables et nous soumet à une logique marchande ou institutionnelle. Ici, c’est le même processus : le spectacle papal, avec ses codes et ses rites télévisés, nous coupe donc en grande partie d’une réflexion critique sur la foi, la liberté et le pouvoir. Il transforme ce qui devrait relever de l’intime, du débat et de la quête, en une cérémonie de reconduction du même.
Ainsi, le dogme se maintient parce qu’on ne pense plus : non qu’on n’en ait pas la capacité, mais parce que tout est organisé pour que la question ne soit pas posée.
Élargissement de la réflexion à d’autres champs
Ce billet n’est pas une charge contre la foi. Il ne s’attaque pas aux convictions personnelles, ni aux élans spirituels sincères, ni à l’expérience religieuse vécue dans l’intimité, la solidarité ou l’engagement. Ce qu’il interroge, c’est un phénomène politique, culturel et médiatique : la manière dont l’institution catholique, et plus précisément la papauté, continue de bénéficier d’une visibilité et d’un prestige démesurés, largement déconnectés de sa réalité théocratique, patriarcale et antidémocratique. Rien contre les agenouillés donc, mais contre les agenouilleurs pour reprendre la formule d’Onfray. Et de manière plus générale, cela vient questionner le lien que nous entretenons avec le réel, au-delà de ce qui est visibilisé dans ce qu’on nous communique. On peut, il me semble, exporter toute cette réflexion autour de l’actualité papale aux champs politiques, sociaux, économiques.
Le sujet de ce billet n’est donc pas la papauté en soi, mais une manière de recevoir l’information et d’occulter une partie de la réalité. En effet, cette mise en spectacle des institutions, qu’il s’agisse de l’Église ou d’autres structures de pouvoir, soulève une question fondamentale : celle du lien que nous entretenons avec le réel. Ce lien est de plus en plus médiatisé, filtré, façonné par les forces qui dominent les narratifs publics. La manière dont l’élection du pape est transformée en spectacle n’est pas isolée ; elle fait écho à une logique plus large, où l’ensemble des événements, des décisions et des actions publiques sont filtrés, mis en scène et livrés sous forme d’images ou de récits préfabriqués qui visent moins à nous permettre d’appréhender la complexité des réalités sociales, politiques et économiques qu’à nous imposer une vision unilatérale et contrôlée de celles-ci.
En politique, cela se traduit par l’omniprésence du spectacle médiatique, qui réduit souvent les enjeux complexes à des événements ou à des figures symboliques, comme une élection présidentielle qui devient avant tout un show médiatique. Les véritables débats, les choix de fond, sont éclipsés par la personnalisation de la politique, la mise en scène de l’affrontement entre personnalités, au détriment d’un véritable examen des politiques publiques, des inégalités ou des rapports de force. La politique médiatisée n’est plus un véritable espace de débat d’idées, mais un jeu de narratifs préconstruits, prêts à être déroulés. Un bon exemple de ce déploiement spectaculaire récent est la condamnation de Marine Le Pen : ici, le réel disparaît pour laisser place à un spectacle minutieusement orchestré, mis en scène par les acteurs politiques eux-mêmes et relayé par les médias, indépendamment de la réalité qu’il occulte.
Dans le domaine économique, ce spectacle se traduit par une présentation simplifiée des marchés, des politiques économiques et des crises financières. Au lieu de discuter de la logique systémique qui sous-tend la répartition des richesses ou de la dynamique de l’exploitation, l’attention est détournée vers des chiffres abstraits, des indices boursiers ou des projets technologiques censés « changer la donne », souvent sans véritable interrogation sur les impacts humains et sociaux de ces innovations. Même dans les champs sociaux, ce spectacle joue un rôle crucial. On nous montre des initiatives caritatives ou des événements solidaires qui, bien qu’importants, ne remettent pas en cause les structures d’inégalités qui les génèrent. Le spectacle transforme les problèmes sociaux en événements isolés, à consommer et à célébrer, sans remettre en cause les causes profondes qui les sous-tendent.
À travers cette logique du spectacle, on nous empêche d’entrer dans une réflexion véritable sur le pouvoir, les rapports sociaux et l’économie de notre monde. La réalité est constamment réifiée sous forme d’images, déconnectées des processus et des contextes qui les produisent. Et cela va au-delà du simple domaine médiatique : cela touche à la façon dont nous percevons la politique, l’économie et la société dans leur ensemble. Nous nous retrouvons piégés dans un système où le réel est occulté, remplacé par des versions simplifiées et contrôlées de celui-ci, et où nous, comme spectateurs, sommes invités à accepter ces représentations plutôt qu’à les questionner, à les déconstruire.
Dans cette logique, l’enjeu devient donc de parvenir à rétablir le lien avec une réalité qui nous échappe, à s’extraire de cette bulle médiatique pour redécouvrir la complexité des relations sociales, des enjeux politiques et religieux et des réalités économiques. C’est un appel à remettre en question la façon dont nous consommons l’information et à réfléchir plus profondément à ce qui est derrière le spectacle qui nous est proposé.