
Shigurui n’est pas une œuvre que l’on regarde distraitement. Elle ne se donne pas facilement. Série animée japonaise tirée du manga de Takayuki Yamaguchi (lui-même inspiré du roman Suruga-jō Gozen Jiai de Norio Nanjō), elle se déroule dans le Japon du début de l’époque Edo, et s’ouvre sur une scène étrange : un duel officiel, organisé sous l’égide du seigneur Tokugawa, entre deux combattants mutilés : un manchot et un aveugle. Ces deux hommes, pourtant, ne sont pas des survivants diminués, des ombres d’eux-mêmes. Ils sont au sommet de leur art. Ce sont les meilleurs sabreurs de leur génération. Et c’est dans leur mutilation que s’exprime leur puissance. Leur maîtrise du sabre, leur détermination, leur rage contenue : tout cela s’est affiné, aiguisé, à même leur chair blessée. Le handicap n’est pas un obstacle : c’est l’épreuve qui a modelé leur style, leur force, leur présence. Leur corps, loin d’être un simple véhicule ou un poids, est devenu le lieu même de leur vérité.
Dès les premières images, l’univers se pose : lent, dense, chargé de tension, marqué par une esthétique de la cruauté, du détail chirurgical, de la déformation corporelle. Ce n’est pas une violence spectaculaire au sens hollywoodien : c’est une violence sourde, organique, qui prend son temps, qui montre les souffrances dans leur durée, les chairs qui cèdent, les esprits qui se brisent. À travers une mise en scène presque hypnotique, aux dialogues brefs et glaçants, Shigurui construit une œuvre d’une gravité profonde, à la fois sensuelle et mortifère.
Mais au-delà de cette brutalité apparente, ce qui me fascine dans Shigurui, c’est la manière dont le corps devient le lieu de toute narration. Il n’y a pas de psychologie détachée, pas d’âme abstraite : l’intériorité des personnages est entièrement incarnée, déformée, réécrite dans leurs corps meurtris. Et c’est cela que je voudrais explorer ici : non pas la violence pour elle-même, mais ce que Shigurui donne à penser sur la corporéité. Comment le corps devient mémoire, langage, lien. Comment il façonne l’âme et fait advenir le monde. Comment, enfin, il nous rappelle que tout commence et finit dans la chair.
L’intériorité n’existe que dans la chair
Dans Shigurui, il n’y a pas d’intériorité flottante, séparée, abstraite. Ce que nous appelons l’âme ou l’esprit, ce que nous croyons intime, profond, spirituel même, est toujours incarné. Il n’existe pas de pensée sans corps pour la porter, pas de volonté sans muscles tendus, pas de douleur sans nerfs. Chaque mouvement intérieur, chaque trouble, chaque choix ou chaque souvenir laisse une empreinte dans la chair. Et inversement, c’est par la chair que ces réalités deviennent perceptibles, agissantes, visibles.
Le corps devient ainsi le théâtre de l’intériorité : non pas un décor passif, mais une scène vivante, marquée, vibrante. Dans l’univers de Shigurui, on ne pense pas, on pense avec le corps. On ne sent pas, on ressent jusque dans les os. Les personnages portent sur eux, dans leurs postures, leurs cicatrices, leurs amputations, le récit de ce qu’ils sont devenus. L’arrogance, la honte, le deuil, la haine ou la fidélité ne sont jamais des idées abstraites : ce sont des expériences physiques, des tensions musculaires, des plaies ouvertes. Et c’est cela qui donne à la série sa puissance si singulière : elle me rappelle que ce que nous nommons “intériorité”, (nos valeurs, nos douleurs, nos histoires) n’a de réalité que dans sa traduction charnelle. La volonté n’existe que dans le fait de se lever malgré la douleur. La honte n’existe que dans l’ombre qui s’imprime dans le regard ou dans le dos qui se courbe. La fidélité s’éprouve dans l’effort du geste, dans l’acharnement du sabre tenu malgré l’amputation. La résignation n’existe que par l’immobilité du corps ou par la fuite.
Il ne s’agit pas ici d’un simple réalisme violent. Il s’agit d’un engagement ontologique : dans Shigurui, tout ce qui est vrai se vit dans le corps. La vérité d’un être, sa solitude, sa folie ou sa grandeur, ne se dit pas : elle se montre dans la chair, dans la trace des coups, dans la crispation d’un muscle, dans l’altération d’un membre. Il n’y a pas d’idée hors de son incarnation, pas de foi hors de son exercice, pas d’âme qui ne saigne. Ce n’est pas un dualisme. C’est au contraire une affirmation forte de l’unité de l’être : je suis ce que mon corps traverse, ce que mon corps endure, ce que mon corps engage dans le monde. Et c’est aussi, d’une certaine manière, une érotique : au sens où le rapport à soi et au monde passe nécessairement par la sensibilité, par la peau, par le poids, par la présence.
Le corps transforme l’âme
S’il est vrai que notre intériorité s’inscrit dans la chair, alors l’inverse est tout aussi vrai : le corps façonne ce que nous devenons. Il ne se contente pas de refléter l’âme, il la transforme, la modèle, parfois même la dévore ou la sauve. Ce que Shigurui montre de façon brutale, c’est que l’expérience du corps (ses mutilations, ses douleurs, ses limites) redéfinit l’être. Un bras coupé, un œil arraché, un corps affaibli ou ravagé par l’entraînement n’est pas seulement une perte. C’est une reconfiguration radicale. Une nouvelle manière d’habiter l’espace, de se mouvoir, de se défendre, de sentir, de se tenir devant les autres. Le personnage n’est plus ce qu’il était avant la blessure : il reste lui, tout en devenant autre. Être et devenir. Non malgré, mais par la transformation de son corps.
Cela ne vaut pas que pour les blessures visibles. L’épuisement, la tension constante, les marques du labeur ou du combat façonnent, eux aussi, la psyché. Le corps, par son rapport au temps, à la souffrance, à l’effort, façonne une intériorité plus profonde, plus âpre, parfois plus lucide. Dans Shigurui, le mental n’est pas un surplomb : il émerge du corps, comme un cri retenu dans la gorge, comme une détermination logée dans les fibres. Ce que la série raconte, c’est que l’âme ne flotte pas au-dessus de l’expérience : elle s’enfonce dans la chair, elle se réécrit à même la douleur. L’éthique d’un personnage ne tient pas dans ses discours, mais dans ce qu’il accepte d’endurer, dans la manière dont il engage son corps dans le combat, dans la façon dont il se relève ou non.
Et c’est là, encore, qu’émerge une forme d’érotique : le devenir est toujours corporel. Il n’y a pas de transformation sans altération physique, sans friction, sans empreinte. Même ce que nous appelons la sagesse, ou la folie, ou la fidélité, se forgent dans des corps traversés, meurtris, résistants. Nous ne pensons pas en dehors de notre posture. Nous ne croyons pas en dehors de notre souffle. Ce que nous devenons, nous le devenons dans nos gestes, dans nos manières de tenir debout, de tomber, de continuer ou non.
Toute relation est une relation de chair
Enfin, aucun lien n’existe sans corps. Aucune rencontre ne se fait sans une proximité, une odeur, un frôlement, un silence partagé dans une pièce fermée, un rythme respiratoire. Même dans la distance, c’est toujours un corps qui manque à un autre corps. Même dans la parole, c’est un souffle qui touche. Ce que Shigurui donne à voir, dans sa nudité, dans sa crudité, c’est que toute relation est charnelle. L’amitié, l’amour, la haine, la domination, l’envie, la loyauté : ce ne sont pas des concepts, ce sont des tensions entre des corps. La relation est toujours imprimée quelque part : dans le regard, dans le coup porté, dans le geste retenu, dans les muscles crispés.
C’est pour cela que les liens dans la série sont si violents. Parce qu’ils sont irréductiblement concrets. On ne peut pas se haïr à distance, sans sueur ni risque. On ne peut pas aimer dans une abstraction douce et éthérée. On ne peut pas transmettre un enseignement sans qu’il traverse l’élève, parfois au prix du sang. Il n’y a pas d’autorité sans blessure. Pas de filiation sans trace. Pas de fidélité sans engagement total du corps. C’est là que le récit rejoint ce que je crois être une vérité anthropologique plus vaste : nous sommes des êtres de chair, et le lien passe par la chair. Par l’exposition, par la vulnérabilité, par la sensibilité. L’autre me touche. Physiquement, psychiquement, existentiellement. Il me déstabilise, me blesse, me transforme. Mais toujours par le corps. Même l’idée que je me fais de lui, je la porte dans mes sensations : une tension, un poids, une chaleur, un malaise.
Dans Shigurui, la relation est donc l’espace même où le corps devient monde : ce n’est pas un repli intérieur, c’est une mise en jeu, une exposition, une offrande parfois. Ce qui circule entre les êtres est toujours palpable, même si cela se donne par la violence, la distance ou la retenue. Une main posée sur l’épaule, un geste interrompu, un souffle de trop, une posture soumise ou droite : tout cela fait lien, tout cela est lien. Et c’est pourquoi je crois que l’éthique du lien est toujours une éthique de la corporéité. Parce que nous ne pouvons pas nous relier sans nous impliquer corporellement. La pudeur, la proximité, le respect, le consentement, l’emprise, la séduction, la menace : tout cela est affaire de corps, de rythmes, de seuils, de poids.
Conclusion
Je ne dis pas qu’il faut toujours se battre ou toujours se relever. Je ne dis pas que la chute est inférieure au redressement. Il y a des moments pour résister, d’autres pour s’effondrer. Des gestes justes dans la lutte, d’autres dans l’abandon. Ce n’est pas un discours de mérite ni de valeur morale. Le propos, ici, ce n’est pas le jugement. C’est le corps. Ce qu’il traverse. Ce qu’il encaisse. Ce qu’il transforme. Ce qu’il dit sans mots.
Car, et c’est mon hypothèse : tout est corps. Il n’y a pas d’intériorité sans chair, pas d’âme sans transformation corporelle, pas de lien sans contact. Mon idée est que l’être humain est un nœud de chair sensible, tendu vers d’autres nœuds de chair. C’est là sa force, sa misère et sa beauté. Les idées sont corps, car elles vivent dans une tête, s’énoncent avec une bouche, s’inscrivent dans un geste et prennent racine dans une expérience singulière. Même la foi est corps, parce qu’elle passe par des pratiques, des postures, des refus ou des élans. L’amour est corps, car il palpite, s’incarne, se donne, se retient. Même le silence est corps : une tension, une respiration suspendue, une absence habitée.
Ce manga m’a profondément touché, car c’est cela, peut-être, que Shigurui met à nu dans sa violence et sa lenteur hallucinée : que nous sommes, avant tout, des présences charnelles exposées au monde, et que toute vérité, toute relation, toute intériorité réelle se vit dans la chair.
[…] j’ai fait consciemment quand j’ai écrit un texte sur Kaamelott ou sur Shigurui, ou quand je relayais une réflexion suite à un débat, où je renvoie aux travaux de […]
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[…] Tout est corporéité, une lecture de Shigurui. […]
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