Il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain…

Depuis quelque temps, à mesure que je publie des billets, et encore plus depuis la sortie de Cosmogénèse, un type de message revient régulièrement dans ma boîte de réception. Ce ne sont pas des invectives, ni même de véritables objections. Ce sont plutôt des paroles empreintes de sollicitude, parfois d’inquiétude, souvent bienveillantes. Des personnes chrétiennes, parfois proches, parfois lointaines, m’écrivent pour me dire qu’elles trouvent dommage que je ne fréquente plus une communauté, que j’ai quitté les églises évangéliques, mais qu’elles espèrent tout de même une chose :

« J’espère que tu n’as pas jeté le bébé avec l’eau du bain. »

Disons-le d’emblée, c’est un protocole langagier que l’on ressort à toutes les sauces à ceux qui remettent en question l’institution. Patients, amis, connaissances et moi-même : nous l’avons tous entendu. C’est une image que tout le monde comprend et qui semble frappée au coin du bon sens. Elle exprime une idée simple : même si l’Église a ses défauts, et même, pourquoi pas, ses dérives ou ses travers, il y a malgré tout quelque chose de précieux à préserver. Quelque chose qu’il ne faudrait pas jeter avec le reste. Ce « bébé », c’est souvent « la foi ». Ou « Dieu ». Ou encore, une forme de lien au sacré, au spirituel, à la tradition.

Ce type de message ne cherche pas le conflit. Il se pense apaisé, équilibré, nuancé. Il semble dire : on peut comprendre ton choix, mais attention à ne pas tout rejeter en bloc. Et, à première vue, ce conseil a quelque chose de sage. Qui pourrait contester qu’il faut parfois savoir faire le tri, prendre du recul, préserver ce qui compte. Mais, à force de recevoir cette phrase, toujours formulée plus ou moins de la même manière, je me suis mis à l’interroger. Non pas sur l’intention de celles et ceux qui me l’envoient, je ne la remets pas en question et ne fais donc pas de procès d’intention, mais sur la logique sous-jacente. Sur ce qu’elle dit, en creux. Et surtout sur ce qu’elle présuppose.

Car cette manière de voir les choses n’est pas neutre. Elle repose sur une vision du monde, de la foi et du rapport à Dieu qui mérite d’être interrogée. Il se pourrait bien que l’image du bébé et de l’eau du bain, si elle est trop rapidement brandie, finisse par empêcher de voir ce que contient vraiment cette eau trouble. Et si, parfois, ce que l’on croit être le bébé, qu’il ne faudrait surtout pas évacuer avec l’eau, était en réalité ce qui pose problème ?

Quel eau, pour quel bébé ?

Ce que les messages que je reçois laissent entendre, souvent de manière implicite, c’est quelque chose comme : « Tu as raison de critiquer l’Église en tant qu’institution humaine, mais j’espère que tu ne remets pas en cause Dieu lui-même ». Une sorte d’argument dérivé du fameux argument « des institutions imparfaites composées d’humains imparfaits. Autrement dit : l’institution, on peut en faire la critique, on peut même la quitter, mais Dieu, lui, resterait au-dessus de tout ça. Intouché. Intouchable. Il faudrait donc faire la part des choses, distinguer clairement entre ce qui est de l’ordre de l’humain imparfait (l’Église) et ce qui est de l’ordre du divin parfait (Dieu). Une personne dernièrement est allée jusqu’à me dire que « les Églises, on s’en fiche, ce qui compte, c’est Dieu. »

D’une certaine manière, cette distinction est légitime. Elle est même essentielle, comme je l’ai expliqué dans un précédent billet intitulé La foi, l’expression de foi, l’institution, Dieu et moi. On ne peut pas tout confondre. La foi n’est pas l’institution. Dieu n’est pas l’Église. Ce sont différentes réalités qui doivent être nommées comme telles si l’on veut éviter les amalgames, les violences symboliques ou les dérives de pouvoir. Néanmoins, on ne peut pas, d’un coup de baguette conceptuelle, séparer entièrement Dieu de l’institution. Tout simplement parce que l’institution procède de l’idée qu’un groupe se fait de Dieu. Les deux sont dissociés, mais liés malgré tout.

Une institution religieuse ne tombe pas du ciel. Elle ne naît pas spontanément. Elle est le fruit d’une certaine manière de croire, d’une certaine idée que l’on se fait de Dieu, de ce qu’il veut, de ce qu’il exige, de comment l’on croit qu’il veut être adoré, servi, suivi, de ce qu’il attend de nous et de la manière dont il souhaite prétendument que son peuple s’organise en communauté. Les doctrines, les rites, les structures hiérarchiques, les discours sur le bien et le mal, sur la vérité, sur la communauté : tout cela procède directement de représentations théologiques. L’institution et la manière qu’elle a de se matérialiser, y compris les abus qui y sont potentiellement perpétrés, procèdent non seulement des humains, mais de l’idée qu’ils se font de Dieu. Autrement dit, l’institution n’est pas juste un accident de parcours. Elle est la traduction sociale et politique d’une vision du divin. Elle incarne, à sa manière, une certaine théologie. Ce n’est pas seulement l’eau du bain : c’est ce que l’on pense que le bébé est. Et c’est bien là le problème.

Lorsqu’une institution devient oppressive, violente, excluante ou lorsqu’elle produit de la souffrance (par exemple, à travers des abus spirituels, des violences morales, des exclusions de genre ou d’orientation), ce n’est pas simplement parce qu’elle a « mal tourné ». C’est souvent parce que l’idée de Dieu (du bébé) qui la fonde contient déjà en germe ce potentiel de violence. Parce que certains attributs qu’on lui prête (omnipotence, jugement, exigence de pureté, verticalité du pouvoir) nourrissent des logiques de contrôle, de peur, voire de domination. Alors, si effectivement Dieu et l’institution sont deux choses différentes, il ne suffit pas toujours de dire « Je distingue Dieu de l’institution ». Car si l’institution a été construite sur une certaine théologie, alors cette théologie elle-même mérite d’être questionnée, et donc l’idée de Dieu qu’elle se fait. Non pour tout rejeter en bloc par principe, mais pour voir en face ce que l’on appelle « Dieu » et ce que ce mot autorise, justifie ou produit.

Et parfois, il me semble, ce travail critique en vient à transformer radicalement le regard que l’on porte sur ce fameux bébé. Peut-être même au point de se demander : et si ce que j’avais pris pour un enfant précieux… était un golem façonné à partir de nos peurs, de nos désirs de contrôle, de nos rêves d’absolu ?

Parfois, il faut aussi jeter le bébé

Et si, dans certains cas, il fallait bel et bien tout jeter ? Non pas par colère, non pas par impulsivité, non pas pour « faire table rase » dans une posture adolescente de rejet. Mais parce que ce que l’on croyait devoir préserver est, en réalité, partie prenante de ce qui oppresse, de ce qui abîme, de ce qui enferme. Reprenons l’image du bébé. Dans le langage courant, il symbolise quelque chose d’innocent, de précieux, d’irremplaçable. Mais dans le contexte religieux, que désigne-t-il exactement ? On me parle souvent de Dieu, ou de la foi que l’on met en lui, ou d’un certain sens du sacré. Et si ce que l’on appelle Dieu, tel qu’il est pensé, nommé, ritualisé dans certaines traditions, porte en lui une violence sourde ? Une violence qu’on a trop longtemps maquillée sous des mots doux : autorité, vérité, sainteté, obéissance.

Je ne dis pas que toute croyance est toxique. Je ne dis pas non plus que toutes les représentations de Dieu se valent. Mais je dis que certaines formes de foi, y compris très sincères, peuvent nourrir des logiques de pouvoir, d’auto-annihilation, de culpabilité, de soumission. Et, qu’à un moment donné, pour certaines personnes, il est salutaire de quitter non seulement l’institution, mais aussi ce que cette institution révèle de son idée de Dieu. Dans ce cas-là, il ne s’agit plus de sauver le bébé. Il s’agit de prendre acte que ce « bébé » a été fabriqué. Qu’il est le fruit d’un imaginaire, d’une culture, d’une histoire et non pas d’une révélation pure ! Qu’il est parfois nécessaire de le laisser partir pour pouvoir, peut-être, un jour, accueillir autre chose. Autrement. Ailleurs.

À titre personnel, j’ai quitté les Églises évangéliques, et je n’ai pas tenté de sauver ce qu’on m’avait présenté comme l’essentiel. Car ce fameux « bébé » qu’il faudrait préserver à tout prix, je le regarde en face, et je le refuse. Ce bébé, c’est l’image d’un Dieu autoritaire, vertical, qui exigerait une soumission sans question à des chefs qu’il aurait lui-même appelés et institués, et qu’il faudrait suivre au nom de leur prétendue légitimité spirituelle. C’est un Dieu qui s’intéresse de trop près à mon sexe, si je le touche, à qui le touche, qui prétend me définir à partir de mes organes génitaux, et qui me dicterait avec qui je peux ou ne peux pas partager ma tendresse, mon désir, mon intimité en fonction d’un papier signé ou non à l’état civil. C’est un Dieu qui aurait « inspiré » des hommes à écrire un texte présenté comme infaillible, non discutable, à lire de façon littérale et à appliquer comme un code juridique, sans distance, sans esprit critique, sans chair. Un texte qui serait une sorte de « mode d’emploi de vie ». C’est un Dieu dont les fidèles désignent comme « adversaire » (= satan ) quiconque pense autrement, doute, ou ose remettre en question la doxa et qui ont comme mission principale de faire que le monde croit comme eux croient.

Si ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain signifie devoir continuer à croire en ce Dieu-là, alors non seulement je l’ai jeté, mais je ne compte pas le repêcher. Non pas parce que je rejette toute spiritualité, ou toute transcendance, non pas parce que je rejette l’idée de Dieu en soi. Mais parce que ce Dieu-là, spécifiquement, tel qu’on me l’a transmis, fait partie intégrante du problème. Et parce qu’il me semble plus juste, plus sain, de faire de la place à autre chose. À autre chose que le contrôle, la honte, l’obéissance aveugle. Alors oui, je le dis sans détour : j’ai choisi de jeter le bébé avec l’eau du bain.

Aimons-nous alors tous le même Dieu?

Lorsque des chrétiens me disent : « J’espère que tu n’as pas abandonné Dieu », une question me vient immédiatement : mais de quel Dieu parlent-ils ? Et d’ailleurs, je propose souvent comme réponse : « définis-moi ce que tu entends par Dieu, et je te dirais si je l’ai abandonné », réponse qui perd mon interlocuteur le plus souvent. Le mot « Dieu » semble aller de soi, comme s’il désignait partout et pour tous une même réalité. Pourtant, derrière ce terme commun, les conceptions sont multiples, parfois profondément divergentes. Les chrétiens catholiques, protestants, évangéliques, orthodoxes, charismatiques, libéraux… tous affirment croire au Dieu de Jésus-Christ. Mais ce Dieu-là ne dit pas les mêmes choses, n’agit pas de la même manière, ne s’incarne pas dans les mêmes formes.

Certains mettent l’accent sur l’autorité des Écritures dans une lecture littérale, d’autres sur leur lecture contextuelle, d’autres encore relativisent leur autorité absolue. Certains voient en Dieu un guide moral strict, d’autres un amour inconditionnel qui ne se soucie pas de la morale. Certains prétendent que Dieu est attentif à notre sexualité (moralement parlant) alors que d’autres sont plus libéraux. Pour les uns, Dieu se rend présent dans l’eucharistie, là où pour d’autres, elle n’est qu’un symbole et là où certains ne la pratiquent carrément pas. D’autres perçoivent sa présence dans la louange communautaire, ou dans la proclamation d’un message. Certains dans la manifestation de miracles et de guérisons, là où d’autres affirment qu’il n’agit plus de manière surnaturelle aujourd’hui. Les exigences éthiques, les formes liturgiques, les repères culturels, les sensibilités spirituelles diffèrent profondément. Il existe une théologie catholique, une réformée classique, puis libérale, mais aussi évangélique et orthodoxe, et donc autant de discours sur Dieu. Et à l’interne des différentes institutions, chacun y va de sa petite théorie sur Dieu. Alors, est-ce vraiment le même Dieu ?
Peut-être partagent-ils un nom, une référence fondatrice, un concept de base commun. Mais le contenu, l’imaginaire, les attentes associées à ce nom varient tant qu’on peut légitimement se demander si les chrétiens parlent encore d’un seul et même Dieu, ou s’ils parlent de dieux différents, façonnés par leurs contextes, leurs traditions, leurs affects, leurs systèmes et parfois leur ego.

Dieu, en effet, n’est jamais une abstraction pure. Il est toujours projeté à partir d’une image, même inconsciente. Il est inscrit dans un cadre historique, transmis par une communauté, modelé par une langue, une culture, une sensibilité. Et ce Dieu-là devient moteur d’organisation : il inspire des pratiques, légitime des autorités, justifie des exclusions parfois violentes, des souffrances bien concrètes. C’est pourquoi il me paraît difficile, voire illusoire, de dissocier totalement l’institution de l’idée qu’elle se fait de Dieu. L’institution est l’incarnation de ce Dieu-là, de celui qu’elle confesse, qu’elle interprète, qu’elle invoque. En critiquant l’institution, on remet donc en question non seulement ses mécanismes, mais aussi le visage de Dieu qu’elle propose.

C’est donc aussi ce visage que j’ai contesté en quittant les milieux évangéliques dans lesquels j’évoluais. Pas par provocation ou rejet gratuit. Mais parce que j’ai vu ce qu’il produisait, ce qu’il exigeait, ce qu’il détruisait. Et parce que le Dieu que l’on m’a présenté ne me semble pas être porteur de vie, mais souvent de culpabilité, de soumission, de confusion entre l’abus et le sacré. Alors non, je ne crois pas que les chrétiens croient tous et tous au même Dieu. Et c’est peut-être justement cela qui mériterait d’être nommé, exploré, mis en lumière : ce que le mot « Dieu » masque parfois, au lieu de révéler.

Et si c’était le même Dieu?

J’ai soutenu plus haut que les gens ne parlent pas du même Dieu. Qu’un mot identique cache des réalités radicalement divergentes : parfois un Dieu de contrôle, de normes, de hiérarchie ; parfois une présence nue, discrète, insaisissable. Et qu’il est absurde de demander à quelqu’un s’il « croit en Dieu » sans clarifier de quel Dieu on parle. Mais posons, à titre d’hypothèse, qu’il n’y ait qu’un seul Dieu. Non pas un Dieu commun parce que toutes les religions seraient au fond les mêmes – ce fantasme mou de la tolérance – mais un Dieu unique précisément parce qu’il excède tout ce que l’humain peut en dire. L’indicible. S’il existe, alors il n’est pas contenu dans nos mots, nos dogmes, nos certitudes (et déjà dire cela, serait dénaturer ce qu’il est). Il est, par définition, hors d’atteinte de nos représentations. Et donc, tout ce que nous croyons savoir de lui est faux.

C’est là un renversement majeur. Si Dieu existe, alors nous nous trompons tous à son sujet. Tous. Pas un seul discours n’échappe à cette limite. Croire en Dieu n’est pas l’adhésion à un savoir supérieur, c’est une mise en mouvement dans l’incertitude. Ce n’est pas tenir une vérité contre les autres, c’est marcher sans voir, en sachant qu’on avance dans le brouillard. Et si l’on accepte cela, alors une conséquence s’impose : l’humilité. Pas l’humilité molle des formules polies, mais l’humilité radicale qui interdit de juger autrui sur la base de ce qu’il croit ou ne croit pas. Parce que ce que je crois, moi, je ne peux pas le garantir non plus. Croire ne me donne aucun droit. Cela ne me rend pas supérieur. Cela ne m’autorise ni à mépriser celui qui croit autrement, ni à condamner celui qui ne croit pas du tout.

En revanche, ce que je peux juger – ce que je dois juger – ce sont les actes. Les fruits. Car on ne reconnaît pas un arbre à ce qu’il croit, mais à ce qu’il produit. Je ne me soucie pas de savoir si quelqu’un dit « Dieu » ou « énergie », si il pries à genoux ou si il n’a jamais mis les pieds dans un lieu de culte. Ce qui compte, c’est ce qu’il fait. Ce que sa foi, ou son absence de foi, engendre dans sa manière d’être au monde, de se déployer dans l’existence. Est-ce que ça produit de la justice, de l’écoute, de la bonté ? Ou bien du mépris, du pouvoir, de la fermeture et des abus spirituels ?

Le reste est littérature.

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