Evangile et politique

Mars 2003. Premier dimanche du Carême.

Un culte est célébré à la collégiale de Neuchâtel. Ce jour-là, le pasteur Théo Buss est au micro. Le culte est retransmis en direct à la radio. Des milliers d’auditeurs écoutent. Une belle occasion, pense-t-on en église, de faire rayonner un message de foi, d’espérance, de paix intérieure. De donner à entendre un Évangile apaisant, réconciliant, peut-être même un peu vague — comme on les aime, parfois, dans certains cercles : pas trop incarné, pas trop concret, pas trop dérangeant. Un développement personnel doux qui rassure, mais n’engage pas trop.

Mais le prédicateur ne choisit pas ce registre. Il ne reste pas au ciel. Il parle de terre. De corps. D’histoire. Il parle d’esclavage. De colonialisme. De fortune bâtie sur le sang. Il cite des noms. Des figures bien connues à Neuchâtel : Du Peyrou, David de Pury. Il explique comment ces hommes, aujourd’hui encore glorifiés comme bienfaiteurs de la ville, ont bâti leur richesse sur l’exploitation d’êtres humains réduits en esclavage. Il ne s’arrête pas là. Il évoque la Bolivie, le FMI, la privatisation de l’eau, les pressions économiques sur les peuples affamés. Il parle de la guerre en Irak, qui menace d’éclater. Il parle de Stephan Schmidheiny et de ses forêts chiliennes achetées sous Pinochet. Il parle de mondialisation, de néolibéralisme, de domination structurelle. Et il relit tout cela à la lumière de l’Évangile. Pas comme un sociologue. Comme un croyant.

Et là… tout vacille. Pas chez tout le monde, non. Mais chez certains, oui. Chez certains auditeurs, dans la nef ou derrière leur poste, c’est l’indignation. L’incompréhension, le rejet. Le téléphone de la paroisse sonne. Des lettres sont envoyées. Des plaintes fusent. On reproche au pasteur d’avoir détourné la chaire, d’avoir instrumentalisé la liturgie, de faire de la politique, et même — comble du sacrilège — d’avoir terni la mémoire de grandes figures locales. La prédication devient un scandale. Un malaise bourgeois. Un frisson dans les travées d’habitude si bien rangées.

Mais pourquoi ? Pourquoi ce texte, si solidement ancré dans la Bible, a-t-il provoqué une telle onde de choc ? Qu’a-t-il dit de si inacceptable, pour que les murs tremblent plus que les consciences ? Pourquoi est-ce si insupportable, soudain, d’entendre l’Évangile parler d’histoire, d’injustice, de privilèges, de structures ? Ce moment révèle, selon moi, quelque chose de plus grand : un nœud fondamental, une question cruciale, une faille qu’on préfère souvent éviter. Ce que je veux interroger ici, c’est cela : peut-on encore dire la vérité dans une église sans faire peur à ceux qui se prétendent pourtant du Christ ? Et si l’Évangile, pris au sérieux, était justement censé faire trembler les fondations de l’ordre établi ? Et surtout, peut-on vraiment dissocier l’Évangile d’une réflexion politique ?

Ce qui a été pointé du doigt

C’est sans doute le reproche le plus entendu (et qui a d’ailleurs été entendu par plusieurs de mes collègues à l’endroit de leur prédication). Comme une alerte : attention, on ne mélange pas tout. Il y aurait d’un côté l’Évangile, la foi, la spiritualité… et de l’autre le politique et l’engagement social. Il faudrait choisir son camp. Comme si l’Évangile était un espace préservé de toute confrontation avec le réel. Comme si la prédication devait se garder propre en évitant les zones sales de l’histoire humaine. Mais que veut-on dire ici par « faire de la politique » ? Si cela signifie soutenir un parti, défendre un programme électoral ou s’enrôler dans un camp, alors non : le prédicateur n’a pas fait de politique. Il n’a appelé personne à voter pour qui que ce soit. Il n’a pas pris fait et cause pour une chapelle idéologique. Sa prédication n’est pas « partisane ».

Mais si « faire de la politique », c’est interroger l’organisation du monde, dénoncer les inégalités, refuser les logiques de domination économique, poser la question du juste et de l’injuste dans nos rapports sociaux, alors oui, ce fut politique et comment pourrait-il en être autrement ? Parce que l’Évangile lui-même l’est. Non partisan, certes. Mais profondément subversif et à portée politique. Dès qu’il est pris au sérieux, il devient, dans un ordre néo-libéral capitaliste, un contre-récit. Une relecture du pouvoir à partir des plus petits. Dès lors qu’on annonce une Bonne Nouvelle qui choisit ce que le monde méprise, qu’on lit « aime ton prochain comme toi-même », qu’on proclame que le sabbat est fait pour l’humain, dès lors que l’on parle de justice, de liens, de solidarité, on entre de plain-pied dans le champ de ce qu’on appelle le politique. Pas au sens de la politique « politicienne », mais au sens noble de l’engagement dans la cité, dans le collectif. Dès lors, un Évangile qui ne dérange aucune structure n’est pas un Évangile. C’est un objet décoratif.

Le deuxième reproche est plus feutré, plus subtil. On ne s’indigne pas frontalement, on parle de « respect », de « mémoire », de « figures illustres ». Il ne faudrait pas salir les bienfaiteurs. On reproche au prédicateur d’avoir évoqué Du Peyrou, de Pury, ces fortunes locales liées à l’esclavage, comme si c’était une faute de goût. Une impolitesse dans le salon de la mémoire collective. Mais faut-il vraiment choisir entre vérité et patrimoine ? Le prédicateur n’a pas réécrit l’histoire. Il l’a rappelée. Il a simplement dit ce qu’on sait, ce que des travaux historiques documentent : que la richesse de certains grands noms locaux s’est bâtie sur le commerce triangulaire, sur la traite humaine, sur l’exploitation des esclaves dans les plantations des colonies. Ce n’est pas de la diffamation. C’est de la mémoire. Une mémoire qui permet, par succession d’idées et par chronologie, de se poser la question du bien fondé du système qui sous-tend notre vie collective, tant sociale qu’ecclésiale.

On peut admirer la beauté de la maison Du Peyrou à Neuchâtel, sa façade élégante, son prestige architectural. Mais on ne peut pas admirer sans voir. Ou alors, on choisit l’aveuglement comme confort social. On ne peut pas contempler les pyramides sans entendre les cris de ceux qui les ont bâties. On ne peut pas visiter une cathédrale sans se rappeler qu’elle fut construite par des ouvriers sans droits, des pauvres, des invisibles. Le prédicateur a simplement introduit cette mémoire dans la liturgie. Il a donné voix à ce que les pierres se contentent de taire. Ce n’est pas manquer de respect. C’est rendre la beauté responsable.

Troisième point : il aurait culpabilisé l’assemblée. Grand tabou moderne. Il ne faudrait surtout pas faire se sentir mal les personnes qui écoutent. Il faudrait édifier, rassurer, porter. Surtout ne pas bousculer. Et si quelqu’un ressort d’un culte avec un sentiment de malaise, c’est que le prédicateur a raté quelque chose, non ? Mais faut-il vraiment confondre gêne et culpabilisation ? Le prédicateur n’a jamais désigné de coupable. Il n’a pas accusé untel ou unetelle. Ni les Neuchâtelois, ni les descendants des personnages historiques cités, ni « la bourgeoisie ». Il a décrit un système. Une histoire. Une mémoire enfouie. Et il a interrogé ce que cela produit encore aujourd’hui : dans les rapports Nord-Sud, dans les inégalités persistantes, dans l’aveuglement tranquille de ceux qui jouissent sans se demander sur quoi ils sont assis.

Et si certains se sont sentis visés, c’est peut-être parce que l’Évangile les a atteints là où ça gratte. Parce que les textes bibliques, pris au sérieux, sont tout sauf neutres. Le Magnificat renvoie les riches les mains vides. Paul proclame que Dieu choisit ce que le monde méprise.
Jésus commence son ministère en proclamant des Béatitudes qui élèvent les pauvres et affament les repus. Il est bien dit qu’il est plus difficile aux riches d’entrer dans le royaume. Ce n’est pas de la culpabilisation. C’est une mise en mouvement. La parole biblique ne flatte pas : elle travaille. Elle gratte les plaques de silence. Elle ne cherche pas à condamner, mais à réveiller. L’Évangile est certes pour tous, mais plus difficile d’accès à certains, et cet évènement et ses réactions en est la parfaite illustration à mes yeux.

Enfin, on a reproché au prédicateur d’avoir « détourné » la liturgie. Comme si l’autel avait été trahi. Comme si la chaire devait rester un lieu protégé, réservé aux grandes vérités hors sol, aux spiritualités flottantes, aux discours édifiants, mais jamais à l’analyse concrète du monde. Mais que serait une spiritualité sans corps ? Sans histoire ? Sans prise avec la matière, la chair, la croix ? Le prédicateur n’a pas détourné la chaire. Il l’a reconnectée. Il a remis l’Évangile là où il est né : au milieu des injustices humaines, des corps brisés, des puissances en place. Quand Jésus dit : « J’avais faim, et vous m’avez donné à manger », il ne parle pas de dogmes ou de belles idées flottant dans les airs. Il ne parle pas de méditation ou de bien-être intérieur. Il parle de lien. De responsabilité. De ce que nous faisons, concrètement, de la souffrance des autres. Une spiritualité qui ne se laisse pas traverser par cela n’est pas une spiritualité. C’est une évasion.

Alors non. Le prédicateur n’a pas été excessif. Il n’a pas transformé la chaire en tribune militante partisane. Il n’a pas trahi la liturgie. Il n’a pas humilié l’auditoire, ni souillé le patrimoine. Il a simplement fait son travail de prédication : dire une parole vivante, fidèle, ancrée dans les textes et tournée vers le réel. Ce qu’on lui reproche, finalement, ce n’est pas d’avoir dérapé. C’est d’avoir été fidèle là où on attendait qu’il soit décoratif. C’est d’avoir cru que l’Évangile pouvait encore être une force de vérité. Et c’est peut-être ça, le plus insupportable.

L’hypocrisie patrimoniale et la beauté entachée

On l’appelle “la plus belle maison de Neuchâtel”. La maison Du Peyrou, joyau architectural, repère historique, objet de fierté locale. On la montre aux visiteurs, on la photographie, on en parle avec un brin d’élégance satisfaite. Elle symbolise, à sa manière, le raffinement d’une époque, l’élan des Lumières, la grandeur d’une ville. Mais peut-on vraiment se réjouir de sa majesté sans regarder ce qui l’a rendue possible ? Peut-on s’émerveiller de la façade sans interroger les fondations ? Peut-on goûter la splendeur sans entendre le murmure de ceux qui l’ont payée de leur corps ?

Oui, c’est beau. Mais c’est une beauté entachée. C’est une beauté rendue possible par l’argent de l’exploitation de la chair humaine. C’est une beauté qui repose sur des plantations lointaines, sur des existences brisées, sur une économie de l’oubli. Et cette ambivalence n’est pas nouvelle. Elle traverse toute l’histoire des œuvres humaines. Comme dit plus haut, les pyramides fascinent, mais elles furent construites par des esclaves. Versailles éblouit, mais son luxe est né de la misère du peuple. Les cathédrales élèvent l’âme, mais elles furent bâties par des ouvriers courbés sous le poids de la pierre, au prix de leur santé, de leur vie. Pour décentrer un peu le propos et illustrer ce que je veux pointer ici, je suis un grand lecteur de Proust, d’Hugo et de Céline. Céline, pour m’attarder sur lui, n’est pas seulement un littéraire génial, c’est aussi un antisémite. J’aime aussi beaucoup Lovecraft, qui se trouve être un des auteurs fantastiques les plus influents de tous les temps, mais il est aussi explicitement raciste. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a pas à trier. Céline n’est pas un monstre ou un écrivain formidable, il est les deux. Le palais du Peyrou n’est pas la plus belle demeure de Neuchâtel ou le résultat de profits fondés sur l’esclavage, il est les deux. L’affirmer, ce n’est pas faire « le procès de l’histoire », c’est conscientiser ce qui a été et comment ce qui a été, par successions d’évènements, a mené à notre contexte actuel. Pour penser ce contexte, le mettre en perspective au regard de l’histoire et potentiellement le changer à la lumière des faits et des aspirations que suscite l’Évangile.

L’histoire n’est pas accusée, mais elle nous sert de leçon pour aujourd’hui. Et si l’on refuse de voir cela, que l’on isole la beauté de ce qui l’a rendue possible, alors on transforme la mémoire en vitrine. On passe de l’histoire à la mythologie. On remplace la complexité par l’innocence. On érige un musée d’illusions où les pierres brillent, mais ne parlent plus. Ce que le prédicateur a fait ce jour-là, ce n’est pas vandaliser ce patrimoine. C’est soulever la bâche. Montrer le sous-sol. Rappeler que la pierre a une mémoire. Nommer ce que les façades n’avouent pas. Et si cela a dérangé, c’est peut-être justement parce que nous préférons que ces pierres restent muettes.

L’Évangile n’est pas neutre

Il est tentant de faire de l’Évangile une source d’inspiration vague, un supplément d’âme pour les temps troublés, une sorte de réserve morale à laquelle puiser des principes universels sans trop se mouiller. Une espèce de développement personnel qui distille des promesses bienfaisantes. On aime l’idée d’un Jésus doux, pacifique, consolant. Un Jésus inoffensif, presque invisible, qui viendrait bénir nos modes de vie sans les interroger.

Mais ce Jésus-là n’est pas celui des Évangiles. Ce n’est pas celui qui traverse les récits bibliques comme une faille dans l’ordre établi. Ce n’est pas celui qui fait tomber les masques et qui dit : « Malheur à vous, riches. Malheur à vous, qui riez maintenant. » Ce n’est pas celui qui entre dans le temple et renverse les tables des marchands. Ce n’est pas celui qui place un enfant au centre et dit : « Le plus grand, c’est celui qui sert. » L’amour du prochain, dans la bouche de Jésus, n’est pas une belle idée. Ce n’est pas une émotion sympathique, ni un vague appel à la tolérance. Ce n’est pas un baume passé sur nos petites tristesses. C’est une exigence radicale. Un principe structurant. Une rupture.

Aimer son prochain comme soi-même, c’est reconnaître que l’autre a le même poids que moi. Que sa vie vaut autant que la mienne ! Que je ne peux pas vouloir pour moi ce que je refuse pour lui. Que la dignité humaine n’est pas négociable, pas hiérarchisable, pas marchandisable. Or cela, si on l’entend vraiment, rend impossible toute société fondée sur l’exploitation, la compétition, le mépris, la domination ou le tri social. Cela rend impossible un modèle dans lequel l’on s’enrichit sur la misère de l’autre. Cela rend impossible un système dans lequel les profits sont privatisés et les pertes socialisées. Cela rend impossible l’indifférence structurelle au sort des invisibles.

L’Évangile n’est pas compatible avec le capitalisme néolibéral. Il n’est pas compatible avec la logique de la réussite individuelle comme horizon moral. Il n’est pas compatible avec le mérite érigé en vertu suprême, alors qu’il ne fait souvent que cacher des privilèges hérités. L’Évangile dérange les logiques d’accumulation. Il court-circuite les hiérarchies symboliques. Il sabote les discours de légitimation du pouvoir. Il est fondamentalement politique.

Alors bien sûr, on peut tenter de l’adoucir. De le « spiritualiser ». On peut le réduire à une sagesse intérieure, à un guide de développement personnel, à une leçon de bienveillance. Mais à ce moment-là, ce n’est plus l’Évangile. C’est sa version sous cellophane. Un Évangile qui ne remet rien en cause est un Évangile de vitrine. Un Jésus inoffensif, c’est un Jésus vidé. Et une foi qui ne dérange plus personne n’est plus qu’un folklore poli. C’est une chose d’analyser l’Évangile de l’extérieur. C’en est une autre d’y être confronté. D’y être plongé. De le lire non comme un texte à comprendre, mais comme un appel. Une faille dans la normalité. Une voix qui vous prend à témoin. Une main qui vous attrape de l’intérieur.

Après tout ce que j’ai dit, je dois être clair : je n’ai pas les convictions politiques que j’ai malgré l’Évangile. Je les ai à cause de lui. Pas à cause d’un rejet. Pas en réaction. Mais parce que ces textes-là, quand on les lit vraiment, ne vous laissent pas indemne. Pas les évangiles sages, ni ceux qu’on édulcore pour en faire des contes moraux. Ceux où Jésus n’est pas un gourou new age, mais un agitateur doux et radical, qui fait de la relation un absolu, qui renverse les évidences, qui s’en prend aux puissants et qui refuse de s’agenouiller devant l’ordre établi. Ces évangiles-là ne bénissent pas l’ordre du monde. Ils y mettent le feu. Ils ne proposent pas des règles. Ils proposent des visages. Ils ne distribuent pas des solutions. Ils désignent des fractures.

À force de lire : « Les premiers seront les derniers », à force de lire : « Nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et l’argent », à force de lire : « Heureux les pauvres, malheur à vous les riches », on commence à se demander si ce n’est pas l’ordre lui-même qui est à repenser. Et alors, l’Évangile cesse d’être un folklore spirituel. Il devient une subversion. Une force qui déstabilise les légitimités, les hiérarchies, les privilèges. Une force qui vous rappelle que nul n’a de droit sur l’autre. Que toute autorité est à justifier. Que toute propriété est à interroger. Que tout pouvoir porte en lui une ombre.

Déconnecter Évangile et politique ?

À ce stade, une objection peut surgir. Elle revient souvent, en filigrane ou frontalement :
« Oui, mais attention, l’Évangile n’est pas politique. » Ou bien : « Il ne faut pas tout confondre. La foi, c’est la foi. Le reste, c’est autre chose. » Je désapprouve. Cette séparation est artificielle. Elle est récente. Elle ne résiste ni à la lecture des textes, ni à l’histoire, ni à la logique même de ce que le message du Nazaréen engage. C’est une absurdité pratique, utile à ceux qui veulent croire sans être dérangés, espérer sans être déplacés, prier sans être mis en crise. J’irai même jusqu’à dire que c’est une lecture des Évangiles qui sert à préserver l’ordre établi et les privilèges de ceux qui les possèdent.

Regardons un instant les visages de ceux que l’on admire aujourd’hui pour leur courage, leur engagement, leur vision. Martin Luther King, Dietrich Bonhoeffer, Oscar Romero, Dorothy Day pour ne citer qu’eux. . Des noms qu’on encadre dans les manuels, qu’on cite dans les homélies, qu’on invoque quand il s’agit de donner de la noblesse à la foi. Mais que faisaient-ils, concrètement ? Ils dérangeaient l’ordre établi. Ils contestaient les systèmes. Ils parlaient dans la rue, devant les tribunaux, face aux militaires, au sein des usines, dans les hôpitaux, dans les champs, dans les prisons. Ils ne se contentaient pas de parler d’amour. Ils ont mis l’amour en tension avec le pouvoir. Leur prédication était éminemment politique.

Pas parce qu’ils étaient idéologues. Pas parce qu’ils auraient « récupéré » le message de Jésus à des fins militantes. Mais parce qu’ils ont pris ce message tel qu’il est : une annonce de libération, de renversement, de dignité partagée. Une parole qui ne tolère pas les dominations. Un souffle qui ne s’agenouille devant aucun trône. L’Évangile n’est pas une doctrine de pouvoir. Mais il est une mise en crise de tous les pouvoirs. Ceux qui s’imposent. Ceux qui s’héritent. Ceux qui s’infiltrent dans les âmes. Il ne vient pas gouverner. Il vient desserrer l’étreinte.

Alors non, ce n’est pas le prédicateur qui a trahi l’Évangile. Ce n’est pas lui qui l’a instrumentalisé. Ce n’est pas lui qui l’a tiré vers la politique. C’est l’Évangile lui-même qui trahit nos illusions. C’est lui qui fait éclater les mensonges utiles si on le proclame vraiment. C’est lui qui refuse d’être compatible avec les mondes trop bien huilés.

Le prédicateur n’a rien inventé. Il n’a pas brodé une histoire parallèle. Il n’a pas déformé les faits. Il a simplement relu notre histoire à la lumière d’un appel plus ancien que toutes nos certitudes : celui d’une figure qui, dans les Écritures, se tient aux marges. Une figure qui parle du haut des croix, des ventres affamés, des gorges desséchées, qui n’a jamais craint de nommer ce qui dérange. La prédication ne dénonce pas pour humilier. Ni ne se venge ou pointe du doigt. La parole est prise comme on porte une lampe dans un lieu trop bien éclairé pour faire apparaître ce que la lumière officielle oublie. Il a parlé non pour diviser, mais pour réveiller. Pour ouvrir les yeux, pas pour frapper.

Et c’est peut-être cela, le vrai scandale. Ce qui dérange, ce n’est pas tant la parole. C’est ce qu’elle met à nu. C’est ce qu’elle fait tomber des étagères. C’est ce qu’elle révèle de nos attachements. De nos conforts. De nos privilèges. Du besoin d’un Dieu muet et d’un Jésus docile. Alors, posons simplement la question. Pas pour accuser, mais pour discerner. Si l’Évangile ne dérange plus les puissants, est-ce encore l’Évangile ? Quand le message du crucifié rassure ceux qui détiennent les privilèges, n’est-ce pas qu’on l’a trahi ?

Ma conclusion

On peut tergiverser sur la forme et sur la manière de dire les choses… mais est-ce vraiment ce qui importe au fond ? Ce sermon n’était pas un excès. C’était une fidélité. Pas une provocation, mais une parole nue, traversée par l’histoire et portée par les textes. Pas un débordement, mais un dévoilement. Il ne cherchait pas à scandaliser : il rappelait que l’Évangile, quand il est vivant, ne laisse pas le monde intact. Et je trouve personnellement assez hallucinant qu’à chaque fois qu’une personne engagée tente de dévoiler la vérité de l’histoire pour en tirer des leçons, qu’on en fasse un excessif qui outrepasse sa tâche.

Il ne flattait ni les sensibilités, ni les héritages, ni les puissances. Il refusait de transformer la foi en ornement, la mémoire en vitrine, l’espérance en consolation pour privilégiés. Et si cela a dérangé, tant mieux. Car l’Évangile n’a jamais été conçu pour rassurer les dominants. Il est né dans une mangeoire, proclamé depuis les marges, scellé sur une croix. Il brûle. Il tranche. Il réveille. Il ne demande pas qu’on l’approuve. Il demande qu’on l’écoute. Et que ceux qui le veulent vraiment le suive.

2 commentaires

  1. Cette prédication était surtout médiocre. Max Havelaar, personnage de fiction, est utilisé comme un exemple historique. Tromperie pure, mais ça n’a jamais dérangé le fonctionnaire ecclésial Buss.

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    • En vrai, je trouve aussi la prédication assez médiocre en soi. L’ayant lu la première fois, j’ai pensé que Max Havelaar avait été utilisé symboliquement. Après relecture, c’est vrai que ca prête à confusion.

      Cela dit, ce n’est pas la prédication en soi qui m’a intéressé. Mais son intention, et ce qu’elle a déclenché. La manière dont elle a provoqué un inconfort, une mise à nu, un dévoilement. Le fait qu’elle ait osé nommer certains héritages que d’autres préfèrent taire. D’ailleurs, ce que les gens ont pointé n’est pas la médiocrité de la prédication, mais le fait d’allier prédication et politique d’une part, et le fait d’avoir nommé des vérité (qui elles sont objectives) et qu’on a pas voulu entendre… c’est finalement assez ironique de se dire que les gens aient été dérangé par les vérité historiques qu’il a pointé plus que par ses approximations je trouve. EN fait, cela donne encore plus de poids à ce que cela a soulevé à mes yeux : la vérité qui dérange a bien plus inquiété le monde que les approximations historiques.

      J’ajoute qu’il y a des paroles imparfaites, comme celle de cette prédication, qui révèlent plus de choses que des discours bien ficelés. Et c’est à cela que je voulais rendre justice : non à la prédication comme modèle, mais à ce qu’elle a révélé de notre rapport à l’Évangile, à la mémoire, au pouvoir et à l’histoire. L’épisode post prédication que ca a engendré est révélateur à bien des égards de dynamiques ecclésiales qu’il faudrait peut-être repenser.

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