Chroniques d’un accompagnant #31

Il y avait cette patiente, que pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Annie. Elle est arrivée à l’EMS suite à la perte d’autonomie liée à une récidive d’un cancer.

C’était une matinée normale. J’étais arrivé à l’EMS et saluais mes collègues. J’avais demandé s’il y avait des personnes spécifiques à aller voir. On m’avait simplement répondu : “À la chambre 34, il y a une nouvelle venue, Annie. Elle vient d’être admise car elle n’arrive plus à gérer le quotidien. On ne sait pas encore si c’est temporaire ou non.” Je m’étais mis en route, et j’avais commencé par la chambre 34.

J’avais frappé. Elle m’avait dit d’entrer. “Bonjour, je suis Jérôme, l’accompagnant spirituel de la maison.” Je n’avais pas eu le temps d’en dire plus. Son visage s’était illuminé. “Oh, c’est le Seigneur qui vous envoie ! Merci mon Dieu… J’ai prié hier soir pour demander à Dieu que des chrétiens viennent me voir, et vous voilà.” À peine arrivé, j’étais déjà une réponse à ses prières. Rien que cela.

Je m’étais assis, et nous avions brièvement fait connaissance. Puis était venue la question fatidique : “Dites-moi Annie, comment êtes-vous arrivée ici ?” Elle m’avait expliqué qu’elle avait eu un cancer, qu’elle était en rémission depuis plusieurs années. Une récidive s’était déclarée, et elle avait commencé à perdre l’usage de sa jambe. Elle avait de plus en plus de peine à se déplacer et ne pouvait plus assurer les tâches du quotidien. Son mari l’avait quittée, prétextant qu’il n’avait “plus rien à faire avec elle”. En quelques semaines, la maladie était revenue, son autonomie s’était envolée, et son mari aussi. Et malgré tout cela, elle souriait.

Je ne savais quoi penser de cette situation. Alors je lui avais demandé : “Et avec tout ça… comment vous vous sentez ?” Sa réponse avait fusé : “Je me sens très confiante, car mon pasteur a prié pour moi.” Elle m’avait expliqué qu’une semaine auparavant, son pasteur avait proclamé à l’Église que “la tumeur allait fondre sous l’action du Saint-Esprit”, et qu’avec elle devait arriver un retour à la pleine santé, à la maison, et à la vie conjugale. Tout cela allait être rétabli, “pour la gloire de Dieu”.

Même si l’élan d’espoir d’Annie m’avait profondément touché, pour avoir connu des situations analogues et vu son âge avancé, cela me semblait compliqué. Mais peu importait. Mon rôle, c’était de l’accompagner. Si son choix était de croire à cela, qui étais-je pour la contredire ? D’autant qu’elle avait ajouté, très sérieusement : “À Dieu l’impossible, c’est lui qui me guérira. À moi le possible : je vais donc prendre tous les traitements et suivre les conseils du médecin.

Au fil des rencontres, Annie s’était très vite attachée à moi. Même si j’étais parfois bousculé par sa manière péremptoire d’affirmer sa foi, cette femme me touchait profondément. Nos discussions débordaient le cadre de l’EMS. Elle me demandait des nouvelles de mes enfants, elle me parlait de ses petits-enfants et de ses enfants. On buvait le café. On riait. On partageait. « Tu ne veux pas rencontrer ma fille (le tutoiement s’était installé) ? Tu sais elle est célibataire, et elle aimerait bien rencontrer un homme. Et moi je t’aime bien Jérôme!« 

Mais je pressentais que la fin de vie d’Annie ne serait pas simple. Les premiers scanners n’étaient pas mauvais, mais pas bons non plus. La tumeur ne grossissait plus, mais ne diminuait pas. Les traitements devenaient de moins en moins supportables. Elle me disait que c’était ainsi, qu’elle gardait confiance. Chaque dimanche, à l’église, on priait pour sa guérison. Il le fallait, disait-elle, “pour montrer au monde que Dieu existe”. Et un jour, elle avait fondu en larmes : “Tu te rends compte… je ne suis pas une bonne croyante. Je prie tous les soirs pour guérir et pour glorifier Dieu à travers ma guérison, mais je ne guéris pas… C’est que je ne suis pas digne. Ou pas assez bonne…” Annie croulait sous le poids de la culpabilité. Ce qui semblait, au départ, être un soutien, devenait une charge. Je pensais qu’un tournant allait s’opérer. Non pas qu’elle cesserait de croire, mais peut-être qu’elle accepterait de se relâcher un peu. De vivre au jour le jour, sans exigence de perfection.

Mais à mesure que la maladie avançait, elle s’enfonçait encore plus dans sa certitude que Dieu allait la guérir. Elle avait commencé à fréquenter des séminaires de guérison, où de prétendus prophètes proclamaient des miracles en cascade.

Et je crois que c’est après l’un de ces séminaires que j’ai compris à quel point j’étais triste pour elle. Si certains patients restent en vie jusqu’à la fin, Annie, elle, ne vivait plus. Elle était entièrement tournée vers cette guérison future, espérée, proclamée. Elle ne prenait plus le temps de faire ce qu’elle aimait. Tout était suspendu à ce miracle à venir. Je continuais de la visiter. On parlait encore. Mais je la sentais de plus en plus chargée.

Cela faisait maintenant plusieurs mois que je l’accompagnais. Dernièrement, elle avait dû être hospitalisée. Les examens avaient montré que la tumeur recommençait à grossir. À son retour, j’étais passé la voir. Elle était assise, une bassine devant elle, prise de nausées. Je l’avais saluée. Et pour la première fois, Annie avait refusé ma visite. “S’il te plaît, tu peux revenir la semaine prochaine ? Je n’aime pas que tu me voies dans cet état… Ce n’est pas contre toi. C’est juste trop dur pour moi.” Je m’étais retiré, et j’avais informé l’équipe. Ils étaient aussi étonnés que moi.

La semaine suivante, j’étais retourné la voir. Elle n’avait toujours pas souhaité me recevoir. Son état s’était dégradé, elle s’isolait de plus en plus. Puis très rapidement, la maladie avait progressé suite à l’arrêt des traitements. En quelques jours, elle était décédée.

Aujourd’hui, je me sens triste. Parce qu’Annie me manque, tout simplement. Parce que je m’étais attaché à elle, à son sourire, à sa ténacité et à ses silences. Et aussi parce que j’ai le sentiment qu’à la fin, elle n’a plus vécu. Sa foi, si belle et si profonde au départ, s’était peu à peu transformée en enfermement. Elle s’était accrochée à une promesse de guérison qui, loin de la porter vers la vie, l’avait enfermée dans une attente infinie, l’avait peu à peu éteinte de l’intérieur. J’aurais voulu qu’elle puisse s’offrir un peu de douceur, de repos, de liberté, dans ses derniers instants. Mais je n’étais pas là pour décider à sa place. Seulement pour être là. Et essayer, autant que possible, de rester humain, et pour être en lien avec elle sans condition.

Alors, merci Annie pour tous ces moments partagés.

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