Le corps comme grille de lecture du monde.

Une douleur qui persiste, une fatigue qui cloue au sol, une panique qui surgit sans prévenir… Ce n’est pas une petite alerte que je balaie d’un revers de main. C’est un rappel brutal à l’ordre du réel. Je voudrais parfois avancer, continuer comme si de rien n’était, compter sur la seule volonté pour compenser. Mais le corps, lui, n’a que faire de mes illusions. Il impose son tempo. Il oblige à ralentir, à s’arrêter, parfois même à céder.

C’est là que le contraste devient cruel : entre le désir de ne rien lâcher (qui, dans notre monde, me parait souvent induit par un système hors sol) et la réalité nue qui s’impose, intransigeante. Je me retrouve face à une vérité qu’aucun discours ni aucune motivation ne peut effacer. Le corps parle. Et il parle fort. Face à ces arrêts forcés, la société a trouvé ses parades. Rapides, séduisantes, mais révélatrices, à mes yeux, d’un malaise collectif.

Je pense à cette collègue qui, malade, se vantait presque de « tenir grâce à son cachet ». Elle masquait son épuisement derrière des pilules, comme si la performance valait plus que l’écoute de soi. Elle venait au travail malade, se vantant de dompter ses migraines à grands coups de paracétamol, de neocitran et d’abnégation, faisant abstraction de ses fièvres et de ses états de faiblesse. Ce qui a fini par la conduire au burn-out, malheureusement. Je pense aussi à cette chroniqueuse médiatique, travailleuse libérale, exaltant une certaine « valeur travail » (probablement parce qu’elle y trouve sa valeur personnelle) qui affirmait que s’arrêter pour une angine relevait de la paresse. Dans un monde où ce genre de propos circule à grande échelle, comme dans les médias français (principalement de droite), le message est clair : souffrir en silence, avaler sa pilule et surtout ne pas ralentir. Un propos, qui assurément sous-tend le comportement de mon ancienne collègue. Enfin, je pense à cette connaissance dont le père, médecin aujourd’hui retraité, prescrivait volontiers des pilules pour effacer les symptômes, mais sans nécessairement interroger la racine du mal lorsque ce n’était « rien de grave ». Comme si soigner consistait à faire taire le corps, plutôt qu’à entendre ce qu’il révèle.

Ces trois visages racontent la même histoire : une société qui valorise la performance à tout prix, qui stigmatise la faiblesse, et qui consomme du médicament comme du carburant. Mais ce qu’on appelle faiblesse n’est peut-être rien d’autre que la vérité du corps. Et la multiplication de ces signaux n’est pas un accident individuel : c’est le symptôme collectif d’un système qui refuse obstinément d’accueillir le réel.

Plutôt que de voir la crise somatique ou la douleur comme un obstacle, j’en viens à les lire comme des miroirs. Des reflets du réel, brutaux mais éclairants, qui disent quelque chose de nous et du monde dans lequel nous vivons. Lorsque mes articulations se sont rappelées à moi, j’ai pris en pleine face la vérité de la limite : je ne suis pas invincible, mon corps a ses failles. Les douleurs chroniques, je peux soit les accepter, apprendre à les apprivoiser et à mieux comprendre mon corps, soit les masquer avec une succession d’infiltrations. La première solution prend du temps et demande un arrêt mais permet de tenir bon sur le long terme, là où la seconde permet de rester performant dans l’instant, mais en essoufflant mon capital santé : au mépris de la douleur, je valoriserais et maximiserais mon action possible dans l’instant.

Lorsque j’ai été confronté au cholestérol génétique, j’ai vu se dessiner un autre pan du système : le consumérisme alimentaire et médicamenteux, où l’on croit que la statine suffira à masquer le déséquilibre sans rien changer au mode de vie. Un ami dont je ne remets pas en cause la perspective hédoniste m’a dit : « je prends des statines, cela me permet de continuer à vivre normalement et à manger ce que je veux« . Comprendre que cela lui permet de ne pas sortir d’un rapport consumériste au monde et aux « plaisirs ». Là aussi, j’avais le choix : radicaliser encore un peu plus mon alimentation et tabler sur le long terme, ou continuer à « consommer » comme je l’avais toujours fait, en consommant des médicaments.

Aujourd’hui, face à un nouvel arrêt (je ne m’arrêterais pas sur le problème, car les contours en sont encore flous), je constate encore une fois que le symptôme n’est pas un détail gênant : il révèle ce que le système s’obstine à nier.

Il y a deux manières d’accueillir ces signaux : les faire taire, ou les écouter. Les nier, ou en prendre acte. Reconnaître la limite n’est pas une défaite : c’est un acte de lucidité. C’est refuser de continuer à courir les yeux fermés, comme si rien n’était arrivé. Le vrai travail n’est pas de « réparer pour repartir pareil », mais de se demander : qu’est-ce que je veux transformer dans ma manière de vivre, dans mon rapport au temps, aux autres, au monde ?

Dans cette perspective, le corps devient un allié inattendu, une résistance à l’illusion. Chaque douleur, chaque arrêt, chaque symptôme déchire le voile des apparences. Ils m’empêchent de croire à la toute-puissance individuelle et à la performance infinie. Ils me ramènent à ma fragilité, mais aussi à une vérité plus profonde : vivre ne consiste pas à nier le réel, mais à l’habiter autrement. Pas du dolorisme, juste de l’écoute.

Écouter le corps peut inspirer un autre rythme : non plus dicté par la performance, mais par l’attention. Un rythme où j’accepte, ma foi, de marcher plus lentement, de m’arrêter quand il le faut, d’accueillir mes vulnérabilités comme faisant partie de moi. Accepter d’être faillible, limité, fragile, ce n’est pas une condamnation : c’est une force. La vulnérabilité m’ouvre à la solidarité, rend ma compassion plus aigüe et me libère de l’illusion d’autosuffisance. Elle balaie ce que je considère être des injonctions collectives et un système de valeurs qui me semble illusoire, pour me concentrer sur l’altérité.

Il y a aussi la dimension collective : chaque accident, chaque problème de santé, chaque cas particulier rappelle les limites d’un système qui refuse de les voir. Et pourtant, nous persistons à l’entretenir : culte de la performance, consumérisme effréné, refus du réel. Tant que nous validons ces valeurs, nous restons prisonniers de cette fuite en avant.

Être arrêté m’a obligé à reposer la question de mon rapport au travail et aux injonctions ambiantes. Cet arrêt, que j’aurais certes préféré éviter, devient une invitation à poser un regard plus lucide sur le monde. Prendre de la distance avec ces voix qui pressent d’aller toujours plus vite, toujours plus haut, toujours plus fort. Accepter de ne pas répondre à ces injonctions et de revenir à l’essentiel : à moi-même, à mon rythme, à ce qui compte vraiment pour moi. Peut-être qu’au fond, c’est aussi cela « refuser de parvenir » (référence à un livre que je lis pendant ma convalescence) : habiter le réel, lentement, lucidement, plutôt que de courir derrière les illusions d’un système qui s’épuise lui-même.

Alors oui, j’ai fait un choix : plutôt que de tirer sur la corde et de me bourrer de cachets comme cache-misère, j’ai fait le choix de m’arrêter. Pendant ma convalescence, j’ai adapté mes routines quotidiennes pour les rallonger de quelques minutes, ce qui à court terme nécessite de m’arrêter. Mais ce qui à moyen/long termes me fera beaucoup plus de bien que n’importe quel traitement de confort visant à me garder dans une spirale consumériste et performative. J’ai choisi d’accepter le réel.

Je suis heureux de ce choix. En revanche, je suis triste de constater que mon choix est en même temps un choix politique et semble être pour beaucoup un acte de « résistance », mot utilisé explicitement à mon endroit et si j’en crois les voix qui parlent fort dans le paysage médiatique français… Dans mon monde idéal, il serait le choix du bon sens et non celui d’un prétendu rebelle.

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