Revenir à la source, revenir à moi


Il y a eu un trop-plein, et j’avais pris la décision de ne plus écrire. Je savais cette décision à la fois hâtive et nécessaire. C’est pourquoi, dans le billet dans lequel j’en faisais part, je m’étais laissé une échappatoire : je ne peux pas me renier, écrivais-je, en sachant très bien que la pulsion d’écrire reviendrait tôt ou tard. Pressentant que le problème n’était pas le blog, mais un mode d’être personnel à l’écriture dénaturé.

Il faut dire que je n’ai jamais vraiment cessé d’écrire. J’ai continué à rédiger des vers. Ne publiant quasiment plus ici, j’ai retrouvé du plaisir dans la composition.

Il y a deux semaines, mon médecin m’a placé en arrêt de travail. Il ne me reste plus qu’un jour de repos à la maison. Cette période de silence et de recul, de distance et d’espace retrouvé, n’a pas seulement été l’occasion de repenser mon rapport au travail et au corps, mais aussi mon rapport à l’écriture et à la publication. Dans ce temps de vide salutaire, la question d’écrire est revenue.

J’ai voulu faire une rétrospective et je me suis demandé ce qui, au départ, m’avait conduit à écrire pour quelqu’un d’autre que moi et à créer ce blog. À l’origine, il n’y avait que deux onglets : les chroniques d’un accompagnant et les chroniques d’un désaffilié. Les premières procédaient d’une joie débordante née de la rencontre dans mon métier. Les secondes répondaient au besoin de dire ce que j’avais vécu dans les milieux évangéliques et de dénoncer ce que je considérais (et considère toujours) comme un milieu structuré par l’abus. Dans les deux cas, un élan.

Aujourd’hui, j’ai fait le tour de la désaffiliation. Je l’ai compris il y a plusieurs mois, lorsqu’un ami qui dirige le podcast Hérétique m’a demandé si j’étais prêt à donner mon témoignage de déconstruction religieuse. Je n’en ai simplement pas — ou plus — eu envie. J’ai refusé. En parallèle, nous souhaitions passer à autre chose dans le contenu que nous proposions avec Davide dans Cosmogénèse. Une page s’était tournée, en partie grâce au podcast, où nous avions tous deux parlé des milieux évangéliques que nous avons connus. La religion fait partie de nos vies, elle est ancrée dans notre chair et dans notre histoire. Pour autant, je n’ai, nous n’avons plus envie de nous définir par rapport à elle premièrement et/ou uniquement. Naturellement et tranquillement, une page s’était tournée.

Après la publication de Cosmogénèse, j’ai reçu plusieurs dizaines de messages de personnes me remerciant. Certaines avaient trouvé, grâce à ce récit, la force de quitter des milieux (pas forcément évangéliques ni même religieux) dont elles n’osaient pas sortir jusque-là. Mon récit de désaffiliation avait fait son œuvre : il s’était posé là en témoin, et il avait résonné pour certains. Son existence avait une double fonction : extérioriser ce que j’avais vécu, et raisonner comme un écho pour des personnes qui se sentaient bloquées. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin d’extérioriser. Néanmoins, les écrits et Cosmogénèse demeurent comme une trace, disponible pour ceux qui en auront besoin.

Il reste les chroniques d’un accompagnant. J’en ai écrit de moins en moins à mesure que le blog se développait, alors qu’elles constituaient mon premier élan. Raconter ce qui me faisait vibrer dans mon travail donnait sens à l’écriture. Mais, en chemin, cette saveur initiale s’est perdue.

Beaucoup, avec bienveillance, m’ont dit combien ces chroniques les touchaient. Mais aussi tel autre thème récurrent sur mon blog : le corps, le politique, pour n’en citer que deux. On m’a encouragé (beaucoup et avec force insistance) à rassembler mes textes en recueils pour une éventuelle publication papier, à approfondir certaines thématiques. Via certaines rencontres, notamment dans le podcasting, on m’a encouragé à marketer et à rationaliser mon blog. Puis, on a voulu m’assigner, avec beaucoup de bienveillance, au rôle de théologien, car on trouvait super qu’un laïc autodidacte propose une réflexion théologique construite. Alors, j’ai commencé à suivre ces flots-là. Ce faisant, je me suis perdu.

Ma vibe à moi, mon premier amour, c’est la poésie, puis la littérature et les récits de vie à travers les correspondances. Après cela, ce qui me passionne, c’est la dialectique et la rhétorique. Déconstruire les discours est une activité qui me fait vibrer, car cela me permet de mieux me positionner politiquement. En me focalisant sur la mise en recueil, j’ai laissé de côté l’écriture de nouvelles chroniques, absorbé par le remaniement de celles qui existaient déjà. Pour le reste de mon blog, j’ai fini par taire ce qui brûlait intérieurement et par me laisser aller dans un flot qui n’était pas le mien : j’ai voulu bifurquer dans la direction de l’esquisse théologique, alors que ce n’est absolument pas ce qui me fait vibrer. Ce faisant, je me suis perdu.

Depuis que je n’écris plus, j’ai aussi arrêté de lire de la théologie. J’ai considérablement écrémé ma bibliothèque personnelle, et naturellement, je me suis retourné vers ceux que j’avais délaissés : Rimbaud, Baudelaire, Char, Ponthus, Bukowski, Lovecraft… et Rilke.

Rilke, mon sauveur

Mon problème, c’est que mon regard s’était trop tourné vers l’extérieur. C’est Rilke qui m’a permis de le comprendre. Dans ses Lettres à un jeune poète, il écrit à Kappus :

« Vous me demandez si vos vers sont bons. Et c’est moi que vous interrogez. Vous avez, auparavant, demandé leur avis à d’autres. Vous avez envoyé ces vers à des revues. Vous les comparez à d’autres poèmes, et vous êtes inquiet lorsque certaines rédactions refusent vos essais. Puisque vous m’avez autorisé à vous donner quelque conseil, je vous prierai de cesser tout cela. Votre regard est tourné vers l’extérieur, et c’est d’abord cela que vous ne devriez désormais plus faire. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’existe qu’un seul moyen : plongez en vous-même, recherchez la raison qui vous enjoint d’écrire ; examinez si cette raison étend ses racines jusqu’aux profondeurs les plus extrêmes de votre cœur ; répondez franchement à la question de savoir si vous seriez condamné à mourir au cas où il vous serait refusé d’écrire. »

Je ne me sens pas « condamné à mourir » sans l’écriture, mais cesser d’écrire a bel et bien creusé un vide en moi. Ce qui me tourmentait, c’est que tout mon élan s’était déplacé vers l’extérieur : le désir de dialogue, l’envie d’échange, une certaine reconnaissance peut-être, mais aussi les injonctions à réunir mes chroniques en recueil, à penser l’avenir en termes de « projet d’écriture ».

Or, initialement, j’écrivais pour extérioriser quelque chose. C’était une écriture de débordement. Progressivement, j’ai glissé vers un autre mode : influencé par mon cercle social de théologiens, je lisais davantage de théologie et d’essais, et je me suis mis à écrire de manière plus « réflexive ». Influencé aussi par des amis dont la création de contenu est littéralement le métier, je me suis laissé glisser vers quelque chose de plus marketé. Mais voilà : je ne suis pas un intellectuel. Je ne suis pas un manager. Je suis un contemplatif. Ce qui me fait vivre et vibrer dans l’écriture, ce n’est pas l’argumentation ni la construction conceptuelle, mais le mouvement de l’émotion qui cherche une forme et le souffle de la contemplation qui se dépose en mots. Ça et l’agencement des mots, leur logique et la justesse de leur utilisation (c’est probablement ce qui fait que j’aime la dialectique). Ce que j’aime, ce sont les émotions brutes et le corps dans sa fragilité. Les chroniques d’un accompagnant mettaient en évidence mes ressentis, mon élan vers l’autre. Les chroniques d’un désaffilié illuminaient le corps blessé et vulnérable. Le reste n’a été qu’un greffon qui n’a finalement pas pris.

En mai 2025, Davide m’écrivait un message sur WhatsApp :

« Baudelaire, j’aime moyen. Il me casse un peu les bonbons avec ses petits problèmes de Parisiens. Mais il y a des passages assez cool. Il fait un poème sur une dame âgée : eh bien, ce truc de la poésie, je l’ai aussi raconté dans Cosmogénèse quand je parlais de Blake et du génie poétique. Et puis la question du phénomène comme lieu d’expérience, et que c’est la poésie qui porte cette possibilité de connaissance. Tu te souviens quand je te disais que tu es en fait un poète, et tu me disais que c’était n’importe quoi… »

Il répondait à un vocal de ma part, où je lui confiais avoir enfin retrouvé un élan corporel dans mon rapport à la poésie, là où celui-ci avait été étouffé par l’élan rationalisant de mes lectures d’alors, et de mes travaux d’exégèse. Comme dans Le cercle des poètes disparus, j’ai dû déchirer le manuel interne que je m’étais fabriqué et qui avait dénaturé mon lien à la poésie. Jérôme le contemplatif poète avait cédé la place au Jérôme qui se prenait pour un intellectuel. J’ai une fibre intellectuelle, certes. Mais ce n’est pas elle qui fait vibrer mon être.

Pourquoi écrire et tenir un blog ? Parce que j’en ai envie, et parce qu’il y a un élan intérieur qui demande à s’extérioriser. Nicolas Friedli le dit ainsi : « Pour la même raison que vous cuisinez des biscuits. Parce que ça vous fait plaisir de le faire. Et parce que vous aimez le résultat.« 

Alors, la suite ?

Le blog n’est pas mort. Car je ne peux pas me résoudre à arrêter d’écrire. Ce qu’il y aura, c’est le retour des chroniques d’un accompagnant. Elles me manquent, et c’est là que mon écriture respire. Pour le reste, rien n’est défini et c’est bien ainsi. J’aime la poésie, la politique, la dialectique, la rhétorique et l’art. J’aime les personnes et leurs parcours. Cela me semble être des sources d’eau vive suffisantes pour que de la matière émerge d’elle-même, sans avoir besoin de forcer.

Ce que je sais, c’est ce qu’il n’y aura plus : je n’ai plus envie d’offrir de réflexions théologiques. Cela ne brûle pas en moi, ce n’est pas ce qui me passionne. Je l’ai fait, pour de mauvaises raisons, encouragé par des amis théologiens. Mais cela ne me fait pas vibrer. Il n’y aura plus de retours de lectures pour parler de livres pour déconstruire les discours (comme je l’ai fait pour Jimmy Mohamed, Antoine Nouis ou Michel Onfray) : mon temps est précieux, et je n’ai plus envie de le prendre pour lire des livres qui ne m’inspirent pas. Pour autant, la question religieuse pourrait encore être abordée, mais par le prisme de la dialectique et de la déconstruction du discours ou de la politique.

J’ai envie de retrouver un rapport brut aux affects, aux émotions, à ce qui me traverse. Écrire comme je vis : sans plan préétabli, sans chercher à « faire projet », mais en laissant jaillir ce qui demande à sortir. Faire confiance à l’élan. Comme le dit Rilke :

« Jusque dans ses moindres instants les plus insignifiants, votre vie doit être le signe et le témoin de cette impulsion. Rapprochez-vous alors de la nature. Cherchez à dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous éprouvez, ce qui est pour vous objet d’amour et de perte […]. Fuyez les thèmes généraux pour ceux que vous offre votre propre vie quotidienne ; décrivez vos tristesses et vos désirs, les pensées qui vous traversent l’esprit et la croyance à une beauté quelle qu’elle soit — décrivez tout cela en obéissant à une honnêteté profonde, humble et silencieuse […]. Si votre vie quotidienne vous paraît pauvre, ne l’accusez pas ; accusez-vous plutôt, dites-vous que vous n’êtes pas assez poète pour en convoquer les richesses. »

Et puis finalement, j’aime aussi bien l’idée d’être un passeur. J’ai repensé à un texte partagé aussi il y a quelque temps par Nicolas Friedli sur son site. Partager des textes, des travaux, des musiques, des films, des œuvres qui m’ont touché, et créer ainsi des ponts. C’est ce que j’ai fait consciemment quand j’ai écrit un texte sur Kaamelott ou sur Shigurui, ou quand je relayais une réflexion suite à un débat, où je renvoie aux travaux de l’un des protagonistes qui m’avaient aidé à une certaine période de ma vie.

Bref… Fini les projets et fini la pression productiviste : j’écrirai quand j’aurai quelque chose à dire. Place au souffle, à l’émotion, à la nécessité. Et surtout place à ce qui me fait plaisir.

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