
Dans l’univers de My Hero Academia, la majorité des humains naissent avec des pouvoirs singuliers, appelés Alters. Ces dons, parfois impressionnants, parfois anecdotiques, ont transformé la société : certains se sont professionnalisés en « héros », figures publiques chargées de maintenir l’ordre et de combattre les « vilains », ceux qui exploitent leurs pouvoirs à des fins destructrices. Le lycée Yuei, où étudie le jeune Izuku Midoriya, surnommé Deku, forme la future génération de ces héros professionnels. Ce manga a beaucoup de limites et est critiquable sur bien des points, mais il dit une chose essentielle.
Introduction
En surface, tout est là pour dérouler une intrigue classique : des adolescents qui apprennent à dompter leurs capacités, des épreuves de plus en plus périlleuses et l’opposition entre le bien et le mal. Mais, à y regarder de plus près, My Hero Academia est bien plus qu’un simple shônen d’action. Derrière le vernis héroïque, l’œuvre met en scène les failles d’un système, les fragilités d’une société qui croit encore pouvoir déléguer sa survie à une poignée d’individus exceptionnels.
C’est précisément ce que révèle l’arc dit du « Dark Deku », et notamment l’épisode 137. Ce moment est un point de bascule : on y voit le protagoniste principal quitter le lycée pour porter seul le poids du monde, puis être ramené de force par ses camarades. Mais l’enjeu n’est pas simplement narratif : il est politique et philosophique. Car cet épisode interroge la délégation, la passivité et le mythe du héros solitaire.
Ce billet n’a donc pas pour but de refaire l’histoire ou de livrer une analyse exhaustive de l’univers de MHA. Mon intention est ailleurs : montrer comment cette saga, à travers ses personnages et ses choix narratifs, nous tend un miroir. Elle nous parle de nous, de notre époque, de nos manières de vivre en société. Si l’on prend la peine de l’écouter, on découvre une critique redoutable : celle d’un monde qui a délégué son destin à quelques figures héroïques (politiques, policières, religieuses, médiatiques) et qui s’étonne ensuite de s’effondrer lorsque ces héros faiblissent.
L’épisode 137 (tiré des chapitres 307 à 328 de la bande dessinée) n’est pas seulement un tournant pour Deku et ses camarades : il est aussi une invitation à regarder en face notre propre dépendance à l’égard de « sauveurs » que nous fabriquons, avant de les consumer. Et peut-être à envisager une autre voie, où la force ne vient plus de l’exception d’un seul, mais de la fragilité partagée de tous.
La délégation héroïque – miroir de nos sociétés
Ce basculement devient particulièrement lisible dans la manière dont la population civile se positionne face aux héros. Car si Deku se brise à vouloir tout porter seul, c’est aussi parce qu’autour de lui, les citoyens se sont habitués à ce que d’autres fassent le travail à leur place. L’épisode 137 le montre de manière brutale : la société héroïque n’est pas seulement en crise parce que les vilains sont puissants, mais parce que les civils, eux, ont cessé de croire qu’ils avaient une part à jouer. C’est là qu’émerge une scène marquante : celle d’un réfugié qui, face à la possibilité d’accueillir Deku, demande sèchement « qu’est-ce qu’on y gagne ? ». Derrière cette phrase anodine, on lit tout un système : celui d’une société qui a délégué son destin aux héros, comme nous déléguons aujourd’hui notre sécurité, notre bien-être ou nos décisions à des institutions censées penser et agir pour nous.
La scène du réfugié demandant « qu’est-ce qu’on y gagne ? » est plus qu’une réplique de circonstance : c’est un aveu collectif. La société de My Hero Academia repose sur une logique de délégation intégrale. Les héros sont payés, formés, applaudis pour protéger la population. En retour, les civils n’ont plus qu’à consommer cette sécurité comme on consomme un service public ou un abonnement. Ce modèle a tenu tant que l’équilibre était préservé : quelques vilains isolés, quelques héros emblématiques, et l’illusion que tout allait bien. Les héros sont adulés, on possède des figurines et des peluches à leur effigie, mais dès que le monde sombre dans le chaos, ce sont eux que l’on pointe du doigt comme les responsables de la dégringolade.
Lorsque la guerre contre l’Alliance des super-vilains déchire le pays, la fissure devient béante. Les civils ne savent plus comment agir, sinon en se repliant derrière des murs, en exigeant des garanties, en posant la question de la rentabilité : « qu’est-ce qu’on y gagne ? » Comme si la solidarité devait d’abord se justifier par un bénéfice personnel. Cette logique n’est pas étrangère à nos sociétés contemporaines. Nous déléguons, nous aussi, sans cesse : la sécurité à l’État et à ses forces de l’ordre, la santé aux hôpitaux et aux médecins, l’éducation aux écoles, la parole politique aux élus, la spiritualité aux institutions religieuses.
Et nous nous surprenons ensuite d’être impuissants face aux crises, comme si les « héros » que nous avons désignés pouvaient tenir indéfiniment debout pour nous. La délégation soulage de la responsabilité immédiate, mais elle a un prix : elle rend passif. Elle enferme chacun dans son confort, dans son ego, dans une attente sans fin que d’autres viennent régler les problèmes. My Hero Academia expose ce paradoxe frontalement : plus la société repose sur les héros, plus elle devient incapable de réagir quand les héros vacillent. Et c’est exactement ce qui se passe aujourd’hui : nous avons tellement délégué que nous avons perdu le sens de notre propre puissance collective.
Deku, le mythe du héros solitaire… et son échec
Face à cette passivité ambiante, Deku fait ce que beaucoup de figures héroïques avant lui ont tenté : se dresser seul, quitte à s’épuiser. Il quitte le lycée, coupe les liens avec ses camarades, et se lance dans une traque solitaire du grand vilain, « All For One », et de ses sbires. Dans l’imaginaire collectif, cela ressemble au geste noble du « justicier » : celui qui se sacrifie pour les autres, celui qui assume seul la charge que le monde ne veut plus porter.
Mais en réalité, cette posture est une impasse. Deku ne devient pas un héros plus grand, il se transforme en vigilante hagard, sale, exténué, rejeté par ceux qu’il cherche à protéger. Plus il se donne, plus il se consume. Plus il sauve, plus il s’enfonce. Son pouvoir, le « One For All », n’est plus perçu comme un symbole d’espérance, mais comme une malédiction qui l’écarte de tous.
Cette dérive illustre une tentation profondément moderne : croire qu’un individu, un « sauveur », peut porter sur ses épaules le poids d’une société défaillante. Qu’il suffirait d’un leader providentiel, d’un président charismatique, d’un prophète inspiré ou d’un expert omniscient pour nous tirer du chaos ! Mais cette croyance est un mirage : aucun individu ne peut durablement incarner le salut collectif. Ceux qui s’y essaient finissent brisés, isolés ou trahis.
Deku devient ici une figure tragique : il veut sauver, mais il n’est plus que l’ombre de lui-même. My Hero Academia ne glorifie pas cette fuite en avant. Au contraire, elle en montre l’épuisement, l’inanité. Elle fait éclater au grand jour ce que nous refusons souvent d’admettre : l’héroïsme solitaire n’est qu’un fantasme, une illusion dangereuse qui détourne l’attention du seul chemin possible, celui du collectif.
La chaîne des liens – un autre paradigme
Pour comprendre le basculement proposé par My Hero Academia, il faut revenir à la figure d’All Might. Premier héros mondialement reconnu, incarnation même de l’héroïsme triomphant, All Might a longtemps tenu seul le rôle de « symbole de la paix ». Il était celui qui rassurait les foules d’un sourire, celui dont la seule présence suffisait à dissuader le mal. Mais lorsqu’il perd ses pouvoirs, il transmet son héritage à Deku, le plaçant à son tour dans cette position écrasante de « porteur d’espérance », de symbole de la paix.
Or, Deku n’est pas All Might. Et c’est précisément ce que la série met en lumière : le « One For All » n’est pas une force individuelle, mais un héritage collectif. Ce pouvoir se nourrit d’une chaîne ininterrompue de détenteurs qui l’ont transmis, de liens d’élèves et de maîtres, d’amis et de compagnons. All Might a cru, un temps, qu’il devait tout assumer seul. Deku reproduit cette erreur. Mais l’épisode 137 montre la correction : la force de Deku n’est pas en lui, mais dans les liens qu’il a tissés.
Cette chaîne se déploie comme suit : All Might s’est tissé à Deku, qui a lui-même relié toute sa classe, qui à son tour s’unit autour de lui pour l’arracher à la solitude. Et c’est Uraraka, l’amie la plus lucide, qui franchit le pas ultime en s’adressant non plus aux héros, mais aux réfugiés eux-mêmes. Alors que les civils sont dans cette logique de bénéfice personnel (« qu’est-ce que l’on y gagne ») sa voix devient celle de l’altérité : « Regardez Deku. Ce n’est pas un symbole, ce n’est pas un dieu. C’est un gamin. Il vous protège, mais il a aussi besoin de vous. Comme vous avez besoin de lui. »
C’est un renversement radical du mythe héroïque. L’héroïsme n’est plus vertical, celui d’un individu exceptionnel qui se dresse au-dessus de la masse, mais horizontal, partagé, tissé. L’acte héroïque n’est plus seulement de combattre, mais d’accepter d’être relié. Deku ne sauve plus les autres « malgré eux » ; il se laisse sauver par eux. Cette réinvention de l’héroïsme est peut-être la leçon la plus forte de la série : la puissance n’est pas dans l’isolement du sauveur, mais dans le réseau de fragilités assumées ensemble.
Lecture politique – de la passivité à l’entraide
La force de My Hero Academia est d’exposer un miroir à peine déformant de notre propre monde. Les civils passifs de la série ressemblent à nos citoyens fatigués, qui délèguent tout aux institutions et se contentent de protester quand celles-ci échouent. Le Deku-sauveur renvoie aux figures du leader providentiel, qu’il soit politique, religieux ou médiatique, auxquelles nous confions notre destin comme s’il suffisait d’une personne pour redresser la barre. À l’inverse, la chaîne des liens que dessine l’arc Dark Deku incarne une autre voie : celle de la solidarité, de l’entraide et de la responsabilité partagée. Le salut est collectif, et non dans une figure providentielle, qu’elle soit individuelle ou institutionnelle.
En creux, la série reprend à sa manière une idée chère aux penseurs anarchistes auxquels je suis personnellement attaché. Bakounine affirmait que personne n’est libre si tous ne le sont pas ; Kropotkine voyait dans l’entraide une loi fondamentale, plus forte que la compétition, pour expliquer la survie et la dignité humaines. My Hero Academia met en scène cette intuition : un héros isolé s’effondre, une collectivité reliée s’élève.
Ce que l’épisode 137 nous dit n’est pas : « Admirez Deku ». C’est plutôt : « Soyez tous Uraraka ». Soyez ceux qui rappellent aux autres que le salut ne vient pas d’un surhomme, mais d’un tissu relationnel où chacun joue sa part. Soyez ceux qui osent dire à la foule : « Regardez, ce héros n’est pas une machine, il est l’un de nous. Et nous devons être là pour lui autant qu’il l’est pour nous. » Loin de flatter le fantasme du sauveur, la série nous invite à le dépasser. Elle esquisse une société où la puissance collective ne repose pas sur quelques individus exceptionnels, mais sur la capacité de chacun à accueillir, à relier et à prendre part.
Conclusion – Ce que MHA m’enseigne
Au bout du compte, My Hero Academia ne nous parle pas tant de super-pouvoirs que de la manière dont une société choisit de se tenir debout ou de s’effondrer. En suivant Deku, nous voyons à quel point la tentation du sauveur solitaire est séduisante… mais vaine. En écoutant Uraraka, nous découvrons que l’héroïsme véritable n’est pas dans la verticalité d’un individu, mais dans la réciprocité d’un lien.
C’est peut-être là que la série devient politique : elle ne nous demande pas de croire au prochain All Might, ni d’attendre un chef providentiel. Elle nous invite à tisser, chacun à notre place, des relations qui permettent à la fragilité de ne plus être un poids isolé, mais une force partagée.
Je ne crois pas aux têtes qui dépassent, ni aux figures qui prétendent parler pour tous. Je crois à ce tissu patient, horizontal, qui détourne l’énergie de l’ego pour la tourner vers le bien commun. Et si My Hero Academia me touche tant, c’est parce qu’au fond, elle me murmure que ce monde-là n’est pas une utopie lointaine : il commence dans la manière dont nous nous relions les uns aux autres.
La pandémie de covid nous en a donné un aperçu fugace : pendant quelques semaines, le langage de la solidarité a pris corps. On applaudissait aux fenêtres, on se souciait des plus fragiles, on redécouvrait le voisinage. Mais cet élan n’a pas tenu, et c’est cela qui me déçoit profondément : nous avons laissé se déliter ce que nous aurions pu entretenir, préférant revenir chacun à nos calculs et à nos peurs. Comme si la solidarité n’était qu’une parenthèse de crise, et non le socle d’une société vivante.
L’héroïsme, finalement, n’est pas dans la force d’un seul, mais dans la fragilité assumée de tous.