
Une amie, membre du comité d’une revue, m’a sollicité comme rédacteur occasionnel. Dans cette optique, elle m’a demandé mes domaines de compétences afin de me solliciter en fonction des thèmes abordés par ladite revue. Notre discussion a généré une réflexion sur cette question de « nommer ses compétences » dont je vous livre ici le cheminement.
On me sollicite régulièrement pour des rôles ou des responsabilités qui n’ont strictement rien à voir avec mon parcours, ni avec mon expérience, ni avec quelque compétence que ce soit que j’aurais un jour manifestée. Et je refuse autant régulièrement ces sollicitations. On m’a déjà proposé d’être responsable de projets associatifs, de gérer des équipes, de porter des dossiers compliqués, ou encore d’occuper des fonctions administratives que je n’ai jamais revendiquées.
Pourquoi ? Parce que j’étais là. Parce que j’étais visible. Parce que j’étais a priori disponible. Parce que je donnais l’impression d’être quelqu’un de “capable”, sur la seule base d’une présence ou d’un ton de voix. Mais pas parce que j’avais été reconnu compétent dans ces domaines. Pas parce qu’un collectif avait éprouvé quelque chose en moi. Pas parce que cela me correspondait.
C’est là que commence ma réflexion. Elle me ramène quelques années en arrière, lorsque je venais d’arriver dans l’Église réformée et que je participais à mon tout premier synode. Ce jour-là, une personne se portait candidate à un poste à responsabilité. Je ne la connaissais pas encore, mais j’avais déjà entendu beaucoup de critiques sur sa manière de travailler et sur les tensions qu’elle générait autour d’elle. Pour moi, son élection semblait improbable. J’ai donc été stupéfait d’apprendre non seulement qu’elle avait été élue, mais à une quasi-unanimité. Plus tard, en partageant ma surprise avec une amie qui avait voté, elle m’a simplement répondu : « Quand quelqu’un se présente, on l’élit. »
Je suis frappé par ce réflexe institutionnel : confier des responsabilités à celles et ceux qui sont disponibles, présents, ou simplement debout au moment où la question se pose. Ce système produit des absurdités : des gens qu’on propulse dans des rôles qui ne sont pas les leurs, des tâches confiées au premier volontaire, des postes assumés par défaut, une confusion radicale entre motivation, disponibilité et aptitude réelle.
Cette culture du “tiens, et si c’était toi ?” est l’inverse absolu d’une reconnaissance de compétences. C’est une fuite en avant institutionnelle. Et c’est précisément ce que je refuse.
Je ne crois pas que les compétences soient auto-déclaratives. Je ne crois pas qu’on puisse dire d’emblée : « Moi, je suis bon pour… ». Je ne crois pas que l’on se définisse soi-même par ses aptitudes. Pour moi, une compétence est un phénomène relationnel : elle n’existe que lorsqu’un collectif l’éprouve, l’identifie et la reconnaît. Ce n’est pas l’individu qui dit : « Je suis bon pour accompagner, pour enseigner, pour écouter. » Ce sont les autres qui disent : « Quand tu es là, il se passe quelque chose. Ta manière d’être produit un effet. Ta présence facilite, éclaire, porte, apaise, transforme. » C’est cela, une compétence. Un effet réel, constaté, récurrent, éprouvé par le collectif.
Je ne suis pas devenu aumônier parce que j’ai un jour décidé : « Tiens, j’ai envie d’être aumônier. » C’est une chaîne de reconnaissances successives qui m’a conduit là. Des personnes proches m’ont d’abord dit : « On te verrait bien dans ce rôle. » Puis, dans mon travail en addictologie, quand un poste s’est ouvert, ce sont des collègues qui ont ajouté : « Peut-être que c’est pour toi. » Une fois en formation, ce sont mes pairs qui m’ont confirmé dans cette voie. Et d’autres institutions, plus tard, qui m’ont engagé, donc validé, donc reconnu. De la même manière, si j’écris et continue de tenir ce blog, ce n’est pas parce que je me crois bon écrivain. C’est parce que des personnes, à différents moments de doutes ou de remises en question de mon parcours et dont j’estime les compétences rédactionnelles et/ou réflexives m’ont tendu un miroir en me disant qu’il y avait quelque chose dans ce que j’écris qui mérite de continuer à respirer.
J’ai pris des décision libres, mais cette liberté s’est exercée à l’intérieur d’une constellation de regards, de signaux, de retours, d’impressions qui ne venaient pas de moi. Je n’ai pas “choisi une vocation”. J’ai répondu à un appel qui ne venait pas de moi-même.
On donne parfois des responsabilités : à la personne qui parle le plus fort, ou à celle qui parle le mieux, ou à celle qui a l’air “intelligente”, ou à celle qui se retrouve là au bon moment. Et dans ce système, on nous demande ensuite de décrire “nos compétences”, comme si tout venait de soi, comme si la compétence était un capital personnel que l’on doit prouver et exhiber. Mais mon point de vue est celui-ci : Une compétence n’est jamais un capital individuel. C’est un phénomène collectif. On ne devrait jamais demander : « De quoi es-tu capable ? » Mais plutôt : « Qu’est-ce que d’autres ont reconnu en toi, sans que tu l’aies demandé ? » Si la réponse demeurera sans doute inchangée dans une majorité de cas, le changement de paradigme et le renversement change tout.
Je crois que : le collectif révèle, l’individu discerne, et la compétence apparaît dans le lien, pas dans l’ego. Je n’ai pas à dire pourquoi je suis bon. Je dois écouter ce que d’autres ont déjà repéré en moi. Et moi, de mon côté, j’ai à reconnaître ce que je vois chez les autres, pas à me nommer moi-même, mais à nommer ce que j’observe de vivant, de beau, de fiable, de solide en eux. Tout le reste, la logique du CV, la mythologie de l’autodéclaration, la fiction du “je suis compétent pour”, n’est qu’une construction individualiste qui rend les gens interchangeables, et fragilise et délite les collectifs au lieu de les renforcer.
Nous avons appris, presque malgré nous, à nous vendre. À nous mettre en avant. À nous présenter comme “meilleurs que les autres”. À faire de notre vie une brochure publicitaire et de notre parcours un produit attractif. Cette logique, nous la respirons depuis l’école : il faudrait se distinguer, sortir du lot, optimiser son “profil”, accumuler des compétences comme d’autres accumulent du capital.
Mais cette manière de se penser, en concurrence, en vitrine, en performance, n’a rien de neutre. C’est une logique profondément néolibérale : l’individu comme entreprise et mesure de lui-même, mis en compétition permanente, sommé de prouver sa valeur, de se raconter, de convaincre. Et ce réflexe tue lentement le collectif. Il atomise les relations, transforme la coopération en compétition, et remplace la reconnaissance mutuelle par la promotion individuelle.
On ne se demande plus : « Qu’est-ce que nous pouvons faire ensemble ? » mais : « Comment puis-je me rendre intéressant et indispensable ? » Et cette réflexion vaut tant sur le plan personnel que sur le plan collectif et institutionnel. Combien d’association (et parfois aussi l’Église) se demandent comment se rendre visibles plutôt que comment servir. Et dans ce glissement, quelque chose se perd : la capacité de voir les autres, de les écouter, de les reconnaître pour ce qu’ils apportent réellement et non pour ce qu’ils parviennent à dire d’eux-mêmes.
Début d’esquisse biblique
Si je prends un pas de recul, je réalise que la Bible elle-même propose une vision radicalement différente de notre logique néolibérale de la compétence et de l’élection qui va dans le sens de ce que j’essaie d’exprimer. Dans les récits bibliques, personne ne se lève un matin en disant : « Je suis compétent, élisez-moi. » L’élection, dans la Bible, n’est jamais une auto-promotion, c’est toujours une reconnaissance, une désignation, une mise à part qui vient d’ailleurs. Et elle a toujours une portée de mise au service d’un collectif. Qu’il s’agisse d’individus ou du « peuple élu ».
Quand Moïse est appelé, il répond : « Je ne suis pas éloquent. Je ne saurai pas faire. » On ne l’appelle pourtant pas pour ses compétences techniques, mais pour la dynamique qu’il peut ouvrir par sa manière d’être, pour la qualité de présence qu’il incarne. Ce sont les autres qui découvriront ensuite ce que son engagement fait advenir : libération, justice, alliance. Ici, l’appel supplante la compétence. Et surtout : Moïse ne se présente pas.
Quand Samuel doit oindre un futur roi, il choisit David, que personne ne considérait. Il n’était pas le plus grand, ni le plus fort, ni le plus charismatique. L’élection biblique n’obéit jamais à la logique du CV. Elle révèle ce que les apparences masquent : une qualité relationnelle, un cœur, une présence.
Jérémie dit : « Je suis trop jeune. Je ne sais pas parler. » Jonas fuit. Amos affirme : « Je ne suis pas prophète, je n’ai pas été formé pour l’être. » Autrement dit : les élus sont ceux qui ne se pensent d’emblée pas compétents, et les compétents auto-proclamés ne sont jamais élus.
Dans le nouveau testament, Jésus ne lance pas un concours. Il ne demande pas : « Qui a les meilleures compétences pour devenir disciple ? » Il appelle des personnes ordinaires, simplement parce qu’il voit en elles quelque chose qu’elles ne voient pas encore. Ce n’est pas leur CV qui les rend capables. C’est la relation.
Dans la Bible, être “appelé” ne signifie donc pas être meilleur que les autres. Ce n’est pas une distinction, c’est une responsabilité au service du groupe. Être mis à part n’est pas une promotion ni une reconnaissance qui sert l’ego : c’est être rendu responsable d’un lien. Et la réponse à un appel est un service, et non pas une mise en avant de soi.
Personne ne s’élit donc lui-même. L’élection n’est jamais une autopromotion, mais une reconnaissance. On a parfois tiré des récits bibliques une idée étrange : l’“absence de compétences” deviendrait presque une condition pour être appelé. Comme si Dieu se plaisait à choisir des personnes inadaptées pour les transformer ensuite en leaders. On en a fait un argument spirituel que j’ai beaucoup entendu dans les milieux évangéliques (notamment à l’Armée du Salut à l’époque) : « Dieu n’appelle pas les compétents, il rend compétents ceux qu’il appelle. »
Mais cette lecture me semble à la fois simpliste et dangereuse. Car toute personne n’est pas faite pour toute place, et il ne suffit pas d’être volontaire ou touché intérieurement pour être adéquat dans un rôle. Et surtout : le discernement de soi à soi n’a pas de valeur, s’il ne s’inscrit pas dans une dynamique collective. Un appel qui ne rencontre aucune reconnaissance du groupe n’est pas un appel : c’est un fantasme, ou au mieux une intuition non vérifiée.
Ce que les textes bibliques montrent, à mes yeux, est tout autre. D’une part, la reconnaissance ne vient jamais de soi-même. Moïse, David, les prophètes, les disciples : aucun ne s’est autoproclamé. Tous ont été désignés, nommés, reconnus par une parole et des regards extérieurs. D’autre part, cette reconnaissance n’a jamais pour but l’accomplissement individuel et l’élévation de soi. Elle sert le collectif : libérer un peuple, instaurer la justice, transmettre une parole, ouvrir un chemin.
Et ce service ouvre en retour une place pour l’individu, une fonction juste, un rôle inscrit dans une communauté, un collectif. La reconnaissance collective ne valorise pas la personne pour elle-même : elle l’articule à un ensemble, en révélant ce qu’elle peut y apporter réellement. Autrement dit : l’élection biblique est relationnelle. Elle ne part pas de soi ; elle ne sert pas soi ; elle naît d’une reconnaissance et elle bâtit un collectif. Cela rejoint un adage bien connu : nous sommes les liens que nous avons tissés et que nous tissons.
A cela, j’ajoute encore que le socialiste libertaire que je suis pense l’engagement politique (au sens de l’engagement dans la polis, dans la cité) avec la même grille de lecture sur la notion d’élection et de service, ce qui vient trancher radicalement avec les dynamiques politiques en œuvre, notamment en France ou la figure de l’homme providentiel est largement véhiculée et valorisée par les politiques eux-mêmes, et ou les réseaux sociaux jouent un plus grand rôle quand aux élections que les compétences réelles, la vertu et les visions des politiques.
Mon monde idéal
Dans un monde à la hauteur de cette vision, on aurait définitivement abandonné l’idée que chacun doit se vendre, se démarquer, optimiser son “profil” ou cultiver une identité professionnelle comme un portefeuille d’actions, cultiver une visibilité sur les réseaux. L’individu ne serait plus une start-up ambulante. Il n’aurait pas à se mettre en scène, ni à entrer en concurrence avec d’autres pour exister. Ce serait la fin de la logique néolibérale qui transforme chaque personne en produit, et chaque relation en opportunité.
Dans un tel monde, des rôles ne seraient plus confiés par défaut aux plus visibles, aux plus bavards, aux plus confiants en eux-mêmes, aux plus performatifs ou simplement à ceux qui sont là. Il n’y aurait pas d’élection par autopromotion, mais des processus d’appel réciproque, où un collectif identifie les personnes dont la présence, la posture, l’expérience, la manière d’être font sens pour tel ou tel rôle. On ne choisirait pas les plus disponibles ou les plus visibles, mais les plus ajustés. On ne s’élirait jamais soi-même : on serait mis en relation avec une fonction.
Un tel monde renverserait nos critères de jugement les plus ancrés. Nous ne valoriserions plus la performance individuelle, la capacité à se mettre en avant, ni l’art de se rendre indispensable. Les qualités aujourd’hui récompensées ,assurance, visibilité, aisance rhétorique, confiance en soi, capacité à “se vendre”, cesseraient d’être des critères pertinents en soi. Ce monde réhabiliterait ce qui ne s’affiche pas en premier : l’attention, la nuance, le soin, la présence, l’écoute, la capacité à faire advenir des choses qu’aucune autre personne à cette place là ne pourrait faire advenir. En somme, nous passerions d’une culture de la mise en scène à une culture de la résonance, du spectacle individuel à la qualité des relations qui nous traversent.
Mon monde idéal serait un monde sans autopromotion, sans hiérarchie des egos, sans compétition stérile, sans illusions méritocratiques, sans pouvoir vertical. Un monde où l’on reçoit sa place non comme une récompense, mais comme une reconnaissance partagée.
Un monde où l’on n’impose rien, où l’on reçoit une mission, non pas comme un honneur, mais comme une responsabilité. Un monde où l’individu n’est jamais écrasé par le collectif, mais jamais enfermé dans sa seule subjectivité.
Un monde où l’on serait appelés, et non plus auto-proclamés.
Un monde fondé sur l’altérité.