
Il y a des mots qui s’usent à force d’être répétés. Avent en fait partie. On l’entend chaque année, on l’associe à des bougies, à des chants, à un calendrier qui se vide un chocolat ou un cadeau après l’autre. Mais si l’on gratte un peu la surface, le mot retrouve une puissance insoupçonnée.
Adventus, en latin, ne veut pas dire “préparatifs” ni “compte à rebours”. Il veut dire quelque chose de bien plus brut : ad-venire, venir vers, faire irruption. Et pour moi, avant d’être une saison liturgique, l’Avent est surtout une posture intérieure : celle de quelqu’un qui se tient dans l’attente de ce qui vient, sans pouvoir le définir, sans pouvoir le prévoir, sans pouvoir le maîtriser.
C’est une forme de désarmement. On attend, mais on ne sait pas quoi. On veille, mais rien ne dit ce qui apparaîtra. On garde l’espace ouvert. Tout commence là : l’Avent n’est pas un calendrier c’est une disponibilité à l’inattendu.
La tension féconde : attendre sans savoir, accueillir ce qui déplace
L’Avent, quand on lui laisse sa liberté, n’a rien d’un couloir balisé. C’est une école du “je ne sais pas”. Une manière d’habiter le monde sans anticiper ce qui va surgir. Une attente humble, non dirigée, presque désarmée. Attendre ainsi, c’est accepter la vulnérabilité de laisser une brèche dans nos plans. C’est reconnaître que quelque chose peut nous rejoindre sans passer par nos catégories, nos visions, nos scénarios. L’Avent, dans sa forme la plus profonde, prépare à une venue dont on ignore tout. Il ne trace pas la route : il maintient le cœur disponible.
Et puis vient Noël.
Mais le Noël du récit, pas celui des vitrines ni des programmes liturgiques. Un Noël qui n’a rien de ce que l’on attendait : une naissance hors des circuits du pouvoir, un événement qui n’a lieu ni dans les palais ni dans les temples, des témoins qui ne sont ni les élites ni les religieux, une lumière qui glisse sur des visages marginaux, dans un lieu de fortune, presque hors du monde, de ses jeux de pouvoir, de domination et de hiérarchies.
Le symbole fondamental de Noël est là : la lumière surgit ailleurs que prévu. C’est une irruption qui ne confirme rien. Elle déplace. Elle surprend. Elle déjoue les attentes plutôt qu’elle ne les accomplit. Et c’est précisément là que tout se joue : si on sait ce qu’on attend, alors il n’y a plus de déplacement et Noël perd tout son sens symbolique.
La tension féconde entre attente ouverte et irruption inattendue n’existe que tant que l’on accepte de ne pas savoir. La venue ne peut déplacer que ceux qui ont laissé un espace pour être déplacés.
Comment la tension féconde se perd : la domestication de l’inattendu
La tension féconde de l’Avent, celle qui permet d’attendre sans savoir et d’accueillir ce qui déplace, ne s’est pas évaporée toute seule. Elle s’est dissoute à mesure que l’on cherchait à maîtriser ce qui, par essence, devait échapper. A mesure que l’on a cherché dire et à redire l’indicible. Plusieurs hypothèses viennent nourrir cette idée.
D’abord, le cycle liturgique a rendu l’événement prévisible. À force de répéter chaque année les mêmes gestes, les mêmes mots, les mêmes textes, les mêmes scénarios, l’événement a cessé d’être un surgissement. Le cœur battant de Noël, son imprévisibilité, a été remplacé par un rituel reproductible et dont le sens symbolique s’est peu à peu perdu. On sait à quelle date la lumière doit “arriver”. On sait qui la recevra. On sait comment elle sera racontée. Et on la raconte sans parler de ce qu’elle pourrait symboliser. Ce qui devait ouvrir devient prévisible. Ce qui devait surprendre devient mécanique. Ce qui devait déplacer devient décoratif. L’inattendu est dissous dans la régularité.
J’imagine aussi, dans une posture d’évangélisation que l’Avent est parfois transformé en itinéraire pour “amener à Jésus”. Le mouvement se renforce encore lorsqu’on transforme l’Avent en un chemin destiné à conduire l’autre à une destination définie à l’avance. Le « laisser-advenir » disparaît au profit d’une pédagogie. Le langage change subtilement : on n’accueille plus ce qui vient, on amène quelqu’un à ce qu’il doit trouver et que l’on a soi-même déjà défini. On n’attend plus l’irruption, on fabrique un résultat. La logique catéchétique remplace la disponibilité : cadrer, orienter, expliquer, produire, confirmer. L’Avent cesse alors d’être une ouverture. Il devient une stratégie. Une méthode. Une direction imposée. Et ce qui devait nous dépasser est ramené à ce que l’on a prévu, encore une fois.
Conséquence : Noël ne déplace plus. Une fois que tout est balisé, il ne peut plus rien arriver. On sait ce qu’il “faut” voir, ce qu’il “faut” comprendre, ce qu’il “faut” ressentir. La lumière ne surprend plus : elle illustre. Le récit ne déplace plus : il conforte. Le symbole ne dérange plus : il rassure. Autrement dit : À vouloir maîtriser ce qui vient, on en détruit la puissance symbolique. Il n’y a plus de tension féconde, plus d’irruption, plus de brèche. Juste un cycle.
Je vois une autre limite contemporaine à la perte de sens de cette période : celle qui voudrait faire de Jésus un personnage historique et de sa naissance une réalité lue de manière littérale. Là où j’aurais envie de restaurer la puissance du symbole en démythologisant le texte pour le re-symboliser. Je m’explique.
Tant que l’on présente la naissance du Christ comme un fait historique, un événement daté, localisé, régi par les lois du reportage, on le fige. On le réduit à un souvenir. On en fait une anecdote pieuse. Or les évangiles n’étaient pas écrits pour informer, mais pour signifier. Noël ne raconte pas quelque chose qui serait arrivé une fois : il figure quelque chose qui arrive encore. Pour que le symbole retombe dans nos vies, il faut le libérer de la littéralité. Le démythologiser, non pour l’affaiblir, mais pour retrouver sa force. Puis le re-symboliser : le relire comme une scène archétypale de ce qui advient lorsque quelque chose, une lumière, une vérité, une altérité, surgit ailleurs que prévu.
C’est seulement là que la tension féconde peut renaître. C’est seulement là que Noël peut redevenir une venue. Et cela pose l’un des fondements de ma pensée : lire le texte de manière littérale et croire à une prétendue historicité des récits, c’est lui faire perde de sa puissance symbolique et de sa force de transformation.
Réintroduire la tension féconde : symboliser au lieu de diriger
Si la tension féconde s’est perdue en cherchant à maîtriser ce qui devait rester imprévisible, alors la retrouver suppose un déplacement inverse : sortir de la direction, revenir au symbole. Il ne s’agit pas de réinventer Noël, mais de le relire autrement : non comme un programme à dérouler, mais comme une scène humaine où quelque chose arrive sans demander la permission et qui se joue et se rejoue, encore et encore.
À l’origine, Noël n’est pas un conte moral ni un reportage historique. C’est une scène symbolique : celle d’une lumière qui naît loin des centres de pouvoir, dans l’ombre d’un lieu que personne n’aurait regardé. Comme déjà dit, une vie surgit hors scénario, hors temple, hors politique, hors contrôle, hors circuits de pouvoir. Cette irruption n’illustre pas une doctrine : elle parle de la manière dont le sens, la vérité ou la justesse arrivent souvent dans nos vies. Par les marges, par les fissures, par les imprévus. Lire Noël ainsi, c’est déjà décentrer le regard, quitter les chemins balisés pour réentendre le récit comme une promesse d’ouverture.
Dans cette optique, réintroduire la tension féconde, c’est d’abord redonner à l’Avent son rôle premier : celui d’un apprentissage de l’attente sans maîtrise. Consentir à l’imprévu, c’est accepter que ce qui vient ne corresponde pas à ce que l’on prévoyait. C’est par exemple dans le récit, l’acceptation que l’attente du sauveur politique se laisse déplacer vers un ailleurs. C’est garder une brèche ouverte dans nos certitudes, une zone d’indétermination où quelque chose peut encore advenir. L’Avent redevient alors une école de disponibilité, une manière d’habiter la vie sans la verrouiller, sans en prédéfinir l’issue. Non pas préparer un événement, mais se préparer à être surpris.
Et si Noël est une scène de l’irruption, alors l’enjeu n’est pas d’y reconnaître un contenu précis,
mais de se laisser atteindre par ce qui y surgit. Accueillir ce qui nous déplace : voilà le geste fondamental. Ne pas plaquer un sens, ne pas forcer une interprétation, ne pas s’imposer une compréhension. Juste laisser la venue faire son œuvre. Se laisser surprendre par ce qui advient réellement, et non par ce qu’on avait programmé. Car ce qui arrive, symboliquement, existentiellement, ne vient jamais par les chemins que nous avions tracés. Et c’est précisément cela qui rend la venue vivante.
Lien évangélique : altérité comme cœur du message
Concrètement, à quoi tout cela nous mène-t-il ? Pourquoi tant insister sur l’attente ouverte, sur l’imprévu, sur l’irruption ? Parce qu’au bout du récit, au bout de l’Avent comme de Noël, il y a une phrase qui résume tout l’Évangile : « Aime ton prochain comme toi-même. » Et aimer, ce n’est jamais aimer une idée. C’est toujours aimer quelqu’un. Quelqu’un d’inattendu, quelqu’un de différent, quelqu’un qui porte sa propre histoire, ses blessures, ses angles morts.
L’autre, si on accepte que nos projections et nos essentialisation sont en soi biaisées et réductrices, n’est jamais ce qu’on avait imaginé. Il arrive dans notre vie avec sa trajectoire, ses contradictions, son passé que nous ne connaissons pas, ses élans et ses résistances. Aimer, ce n’est pas l’absorber ni le cadrer : c’est accepter qu’il nous échappe, qu’il nous déplace, qu’il contredise nos attentes, qu’il ne réponde pas à nos projections. Aimer, c’est renoncer à maîtriser l’arrivée de l’autre.
Si l’on relit le cycle Avent–Noël symboliquement, il devient une véritable pédagogie de l’amour : L’ Avent devient la disponibilité à l’imprévu. Apprendre à ne pas savoir ce qui vient, à accueillir la vie sans imposer un scénario. Noël devient l’accueil du surgissement : reconnaître que la lumière naît là où on ne l’attendait pas (l’autre) et que le déplacement est une chance, pas une menace. En résumé : « Aime ton prochain comme toi-même » devient accomplissement. Aimer quelqu’un, c’est vivre cette dynamique à hauteur humaine : attendre sans posséder, accueillir sans diriger, se laisser déplacer par ce qui advient réellement. L’éthique relationnelle du prochain n’est pas un supplément moral : c’est la traduction concrète de cette tension féconde.
L’autre arrive dans ma vie comme la lumière à Noël : ailleurs, autrement, souvent à l’endroit où je n’aurais jamais pensé regarder. Et c’est ce surgissement-là qui m’ouvre. Ce déplacement-là qui m’éduque. Cette différence-là qui me transforme.
De la même manière, je peux devenir pour quelqu’un d’autre une lumière inattendue : non pas en me plaçant au centre, mais en restant disponible, en laissant advenir des rencontres que je n’avais pas prévues, en cessant de vouloir guider l’autre vers un point précis pour simplement marcher avec lui dans ce qui vient. L’Avent, Noël et l’Évangile se rejoignent alors dans un même mouvement : celui de l’altérité accueillie.
Conclusion — Pour un Avent ouvert, et un Noël qui déplace
Ainsi pour moi, retrouver l’Avent et Noël, ce n’est pas retrouver une tradition. C’est retrouver une posture et me reconnecter à quelque chose fondamental. Celle qui accepte de ne pas tout savoir, de ne pas tout maîtriser, de laisser une brèche dans la vie pour que quelque chose ou quelqu’un puisse encore advenir.
Nous n’avons pas besoin d’un Avent qui conduit, ni d’un Noël qui confirme. Nous avons besoin d’un Avent qui ouvre, d’un Noël qui déplace, d’un récit qui nous rappelle que la lumière ne surgit jamais là où nous l’attendions. Accueillir l’inattendu, ce n’est pas renoncer à comprendre : c’est reconnaître que le sens vient souvent par les marges, par les interstices, par les rencontres qui bousculent nos certitudes.
Cela me conduit au cœur du message évangélique : aimer son prochain, non pas comme l’idée qu’on s’en fait, mais comme l’être imprévisible qu’il est. L’attente ouvre une brèche. L’inattendu s’y glisse. L’autre devient lumière. Et nos vies recommencent.