Jésus, c’est du fromage : Salvador Dali ou la mystique de la mastication.

Dali a peint des montres molles. Et si il les a peintes, c’est parce que les montres rigides mentent. Le temps n’est pas une machine. Le temps n’est pas un clou planté dans le mur. Le temps est mou. Il s’affaisse. Il dégouline. Il sent parfois un peu fort. Comme un camembert bien fait.

Un jour, après le dîner, il a regardé un camembert trop fait. Il coulait. Il résistait encore un peu, mais il cédait. Et il a compris : le temps est exactement comme ce fromage. À point, vivant, impossible à conserver intact. Alors il a peint le temps comme il est : digestible. Ces montres ne fondent pas parce qu’elles rêvent. Elles fondent parce qu’elles fermentent.

La montre dure, celle qui refuse de couler, on la couvre de fourmis. Elle pourrit. Elle croit être solide, mais elle est déjà morte. La montre molle, elle, est vivante. Elle accepte de perdre sa forme. Elle accepte le soleil, la chaleur, la chair. On demande ce que cela signifie. La réponse : ça se mange.

Le temps n’est pas fait pour être mesuré. Il est fait pour être mâché. Et si mes montres ressemblent à du fromage, c’est parce que le fromage est plus mystique que le pain. Le pain est sec, répétitif, disciplinaire. Le fromage, lui, coagule, fermente, se transforme. Il traverse le temps sans jamais rester identique. Jésus lui-même est du fromage. Pas une montagne : des montagnes. Des montagnes de fermentation. Voilà pourquoi les montres sont molles. Parce que le mystère est solide, et que le temps, lui, doit fondre dans la bouche.

Dali le dit : Il faut digérer Jésus.

Pas le croire. Pas l’encadrer. Pas le suspendre au mur comme une image pieuse. Le digérer. Le faire passer dans la bouche, dans l’estomac, dans la chair. Ce qui n’est pas digéré reste extérieur. Ce qui reste extérieur devient idole. Quand on veut intégrer quelque chose à soi, on le mastique, et on le mange pour le digérer. Un Jésus intact est un Jésus indigeste. Les chrétiens ont le pain et le vin. Ils mangent leur Dieu. Mais ils ont oublié le fromage. Le fromage va plus loin. Le fromage ne se contente pas d’être partagé : il travaille, il pue, il transforme. Il continue son œuvre même après la coupe. Il est mystique parce qu’il refuse de s’arrêter.

Jésus n’est pas une forme. Il est un processus. Une fermentation. Une coagulation lente du monde. Voilà pourquoi il ne faut pas le conserver, mais le laisser se transformer en nous. Digérer Jésus, ce n’est pas l’imiter : c’est accepter qu’il perde sa forme pour devenir la nôtre. La vérité moderne, elle, ne se digère plus. Elle coule trop vite. Elle est liquide. Elle glisse dans la bouche sans résistance. Elle ne demande pas de mâchoires. Elle ne laisse aucun reste. Elle donne l’illusion de tout montrer, et détruit le mystère au passage.

Le mystère, lui, est solide. Il oppose une résistance. Il oblige à mâcher lentement. Il fatigue les dents. Il demande du temps. Il n’est pas obscur : il est épais. C’est pour cela que Dali « dévore la télévision« . Pour lui rendre sa consistance. Pour lui rendre du corps. Pour la transformer en quelque chose que l’on puisse enfin mâcher, au lieu de s’y dissoudre. La différence entre un fou et Dali, c’est que Dali n’est pas fou. Il sait exactement ce qu’il mange. Il sait quand il mastique, quand il digère, quand il transforme. Il n’est pas avalé par les images, c’est lui qui les avale!

La seule réussite possible n’est pas d’expliquer le monde, mais de le manger. Tout ce que l’on ne mange pas finit par nous posséder. Tout ce que l’on digère cesse de nous dominer. Le temps, Jésus, la vérité, les images : tout doit passer par la bouche. Ce qui ne passe pas par la chair n’est pas réel. Ce qui ne fermente pas est déjà mort.

La mâchoire est l’instrument le plus philosophique qui soit. Plus précis que l’intellect. Plus honnête que la croyance. Plus fidèle que la mémoire. On ne connaît rien tant qu’on ne l’a pas mâché. Ce qui n’a pas résisté sous la dent reste abstrait. Ce qui glisse trop vite n’a pas de goût. Mâcher, c’est accepter la lenteur. C’est refuser le liquide. C’est donner du temps au temps.

La mastication détruit les formes, mais sauve la vie. Elle ne conserve rien intact, mais elle transforme. Elle fait disparaître l’objet pour qu’il devienne chair. Ce qui est mâché cesse d’être un spectacle. Ce qui est digéré cesse d’être un pouvoir. Il n’y a pas de vérité sans mâchoire. Il n’y a pas de mystère sans résistance. Il n’y a pas de foi sans salive.

Alors Dali mâche. Alors je mâche. Je mâche le temps. Je mâche les images. Je mâche Jésus. Je mâche le monde. Et ce qui reste, après, n’est plus une idée. C’est une vie qui continue à fermenter.

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