
Je n’ai pas lu le journal d’un prisonnier de Nicolas Sarkozy. Et je l’assume pleinement.
Ne pas lire n’est pas ici un manque de curiosité, ni une paresse intellectuelle, ni une posture provocatrice. C’est un choix. Un choix posé contre l’injonction diffuse selon laquelle il faudrait tout lire pour avoir le droit de parler, comme si chaque objet culturel méritait, par principe, un examen complet.
Lire engage du temps, de l’énergie, une attention réelle, une disponibilité intérieure. Ce ne sont pas des ressources infinies. Dans un monde saturé de production éditoriale, d’opinions et de commentaires, trier n’est pas une faute : c’est une responsabilité.
Refuser certains textes, ce n’est pas se soustraire au débat. C’est refuser d’alimenter des dispositifs qui réclament avant tout de l’attention. C’est prendre au sérieux l’idée d’une économie de l’attention, et choisir consciemment ce à quoi l’on consent à se rendre disponible. Et puis, parfois, le contexte suffit à dire l’essentiel.
Je n’ai pas lu le livre de Nicolas Sarkozy, mais, …
Je sais qu’il est publié chez Fayard, maison passée sous le contrôle de Vincent Bolloré, qui ne pense plus l’édition comme un lieu de pensée, mais comme un espace idéologique à occuper, en publiant et promouvant principalement et massivement des auteurs comme Nicolas Sarkozy, Eric Zemmour, Jordan Bardela ou encore Philippe de Villiers. Et que ces livres sont abondamment promus et relayé dans les différents « Relay » des gares, stations de métro et aéroports. Relay qui sont la propriété du même Vincent Bolloré.
Je sais que le titre Journal d’un prisonnier relève déjà d’une mise en scène victimaire soigneusement calibrée, où l’effet symbolique prime sur l’expérience réelle. Je sais que les « 21 jours de prison » tiennent moins de l’épreuve existentielle que de l’argument narratif et marketing, conçu pour produire de l’émotion, de l’identification, et une forme de réhabilitation symbolique. Le titre n’est pas neutre : le mot journal convoque immédiatement une tradition d’écrits intimes associés à l’épreuve et au témoignage, jusqu’à des références majeures comme le Journal d’Anne Frank. Il installe d’emblée un registre moral et émotionnel qui appelle l’empathie plutôt que la distance critique. Le choix du mot prisonnier relève du même cadrage : terme archaïque, plus violent que détenu, il raconte une condition subie plutôt qu’un statut juridique. Avant même d’être ouvert, le livre a déjà choisi son récit et orienté la perception émotionnelle qu’on en a. Il y a ici clairement la volonté de faire de l’auteur une victime, alors que, rappelons-le : il est reconnu coupable de délits majeurs.
J’ai aussi entendu Nicolas Sarkozy s’exprimer à de nombreuses reprises, notamment en interview. En m’intéressant à la scène politique française, j’ai suffisamment été exposé à sa parole pour en reconnaître les constantes. Lorsqu’un discours se caractérise par sa vacuité, il n’y a guère de raison de supposer que l’objet qui en procède gagne soudain en profondeur. La pauvreté d’une parole, l’absence de profondeur, ainsi que sa déconnexion du réel dans un cadre politique, annonce le plus souvent la pauvreté et la médiocrité de ce qu’elle produit.
Je sais enfin que les extraits abondamment commentés dans les médias laissent apparaître une parole autocentrée, peu réflexive, incapable de réel déplacement intérieur, bourgeoise. Une parole qui se regarde parler plus qu’elle ne se laisse transformer.
À partir de là, il ne s’agit donc pas de juger un style, ni d’évaluer une qualité littéraire ligne à ligne, puisque ne l’ayant pas lu. Il s’agit d’une lecture du dispositif : de ce que cet objet cherche à produire, de la place qu’il occupe, et de l’économie symbolique dans laquelle il s’inscrit. Le problème n’est pas ce livre. Le problème, c’est ce qu’il produit, et ce que nous en faisons.
La critique comme carburant du spectacle
Ce qui me trouble, ce n’est donc pas l’existence de ce livre. C’est la place qu’il occupe. Ou plutôt : la place que nous lui faisons occuper.
Dans l’économie médiatique actuelle, attaquer publiquement un objet faible ne le fragilise pas toujours. Parfois, cela l’inscrit dans le flux. Chroniques outrées, démontages ironiques, billets assassins produisent un effet paradoxal : ils donnent à l’objet une épaisseur qu’il n’aurait jamais acquise seul. Peu importe le jugement porté sur lui. Ce qui compte, c’est sa circulation. Cette idée-là est d’autant plus vraie pour des livres de politiciens comme Bardela ou Sarkozy, qui sont d’un vide sidéral en terme de contenu et de profondeur existentielle.
La logique est désormais bien rodée : l’exposition précède la valeur. Un contenu pauvre devient audible à force d’être relayé. La médiocrité se pare d’importance dès lors qu’elle est longuement commentée. La critique, même animée d’intentions justes, peut alors fonctionner comme une caisse de résonance involontaire.
Il y a là un piège classique : croire que démonter suffit à neutraliser. Or certains objets ne vivent que de l’attention qu’on leur accorde. Les traiter comme des pensées à réfuter, c’est déjà leur prêter une consistance intellectuelle. On ne les affaiblit pas. On les stabilise. Dans ce contexte, la critique peut perdre sa force de déplacement. Elle ne fissure plus le cadre. Elle le remplit. Et à force de vouloir nommer le vide, elle finit parfois par lui donner une forme.
Vacuité, danger et hiérarchie des combats
C’est pourquoi une distinction s’impose. Tous les discours ne relèvent pas du même régime. Certains sont dangereux. Ils produisent des effets concrets, structurent des rapports de domination, légitiment des violences. Ceux-là exigent une confrontation claire, argumentée, parfois frontale. Se taire face à eux serait une faute.
D’autres discours, en revanche, ne sont pas dangereux : ils sont vides. Leur problème n’est pas ce qu’ils affirment, mais l’absence de toute pensée réelle. Ils ne proposent pas un horizon à combattre, mais une surface à occuper. Face à eux, l’argumentation s’épuise inutilement.
La vacuité ne se démonte pas. Elle se tarit. Elle dépend entièrement de l’attention qu’on lui accorde. Plus on s’acharne à l’analyser, plus on la traite comme un objet intellectuel légitime. On la prend au sérieux, alors qu’elle fonctionne comme un signal, un appel à la réaction plus qu’à la réflexion.
S’acharner sur le vide, c’est lui offrir une densité qu’il n’a pas. C’est transformer un objet creux en événement. D’où cette question, simple mais décisive : et si, face à certains objets, le geste le plus politique n’était pas la critique, mais le retrait?
Le silence comme stratégie politique
Choisir le silence n’est pas simplement se retirer du monde. C’est déplacer le regard. Refuser de le fixer indéfiniment sur les mêmes figures, les mêmes récits, les mêmes objets conçus pour capter l’attention. Dans un paysage saturé, la rupture ne passe plus toujours par la parole supplémentaire, mais par la capacité à orienter l’attention ailleurs, vers ce qui mérite d’être nourri plutôt que disséqué.
Ne pas répondre n’est pas consentir. C’est refuser d’entrer dans une économie de la réaction permanente. Beaucoup de discours contemporains ne cherchent ni l’adhésion ni la compréhension. Ils cherchent une réponse, quelle qu’elle soit. Le silence, dans ce cas, coupe le circuit. Ce silence n’est pas passivité. Il est un acte exigeant. Il suppose du discernement, une hiérarchie, une capacité à résister aux réflexes médiatiques qui commandent de commenter, analyser, réagir sans délai.
Je reconnais cette posture bien au-delà de ce livre. Dans mon rapport aux institutions religieuses, lorsqu’elles confondent fidélité et répétition, foi vivante et religiosité vide de sens. Dans les médias, quand l’indignation devient un mode de fonctionnement. Dans les logiques de pouvoir contemporaines, qui prospèrent moins sur la force des idées que sur la saturation du discours.
Le pouvoir n’a plus toujours besoin d’imposer le silence. Il lui suffit de produire du bruit. Trop de paroles, trop de polémiques, trop de faux débats. Dans ce vacarme, la pensée se dissout. Se taire, parfois, c’est refuser cette noyade. Non pour renoncer à penser, mais pour choisir où, comment et pourquoi penser.
Alors, pourquoi je parle de ce livre…?
Parce qu’il est dangereux.
Pris isolément, ce livre est vide. À ce titre, il ne mérite ni débat ni attention particulière. C’est pour cela que j’assume pleinement de ne pas l’avoir lu. Ce qui le rend problématique, ce n’est pas ce qu’il dit, mais l’ensemble dans lequel il s’inscrit. Je n’en parle pas parce qu’il serait dangereux par son contenu, mais parce qu’il participe à une entreprise plus large de réorganisation du récit public, portée par un écosystème médiatique et éditorial qui travaille moins à faire penser qu’à orienter les regards.
Ce livre n’est pas dangereux en tant qu’objet littéraire. Il est dangereux comme opération symbolique. Il participe à une reconfiguration du récit, à une inversion silencieuse des rôles, à une banalisation de l’idée qu’un homme (en l’occurrence un homme de pouvoir) condamné et reconnu coupable pourrait se présenter avant tout comme victime. Non pas seulement en niant les faits, mais en les recontextualisant émotionnellement, en les enveloppant d’un récit intime qui désamorce la critique.
Je trouve proprement hallucinant de voir cette opération fonctionner chez nombre de personnes que je côtoie, qui clament à qui veut l’entendre à quel point il serait scandaleux qu’un ancien président fasse de la prison, et quelle image désastreuse ce serait pour la France, alors que l’on parle d’une personne condamnée à deux reprises (Affaire Bygmalion et affaire Bismuth), et en cours d’appel après une condamnation en première instance dans une affaire de financement de campagne par le régime lybien de Kadhafi.
Le danger n’est donc pas dans la pauvreté du texte. Il est dans la normalisation de ce déplacement : passer de la responsabilité politique à l’épreuve personnelle, du jugement collectif à la souffrance individuelle, de la faute à la plainte.
La visée est simple : déplacer l’image. Passer de celle d’un délinquant condamné à celle d’une victime. Et, dans le même mouvement, fragiliser la confiance dans la justice en laissant entendre que les juges et les institutions de l’État de droit n’agiraient plus au nom de la loi et de la justice, mais sous l’effet de calculs politiques. Résonne alors à mes oreilles cette phrase devenue presque rituelle chez nombre de responsables politiques condamnés à droite : « cette condamnation est une décision politique ». Une formule qui ne cherche pas à discuter les faits, mais à déplacer le récit. À transformer une sanction judiciaire en injustice subie, et le condamné en martyr. La faute disparaît derrière la posture, et la responsabilité se dissout dans la plainte.
Ce glissement n’est pas anodin. Il prépare un terrain où la justice devient suspecte, où l’indépendance des institutions est remise en cause, et où l’on peut ensuite justifier leur reprise en main au nom de l’ordre, de l’autorité ou du « bon sens ». Ce n’est pas un dérapage rhétorique : c’est une manière de reconfigurer le rapport au pouvoir. Cela n’a pas besoin d’être brillant pour être efficace.
Ce livre ne circule donc pas seul. Il s’inscrit dans un écosystème médiatique et éditorial précis, où la confusion entre information, récit, réparation symbolique et réhabilitation est devenue structurelle. Pris isolément, il est faible. Pris dans ce réseau, il devient opérant.
C’est pour cela que je ne parle pas de son style. C’est pour cela que je ne fais pas de critique littéraire. C’est pour cela que je ne le démonte pas ligne à ligne. Car on ne parle en fait pas d’un livre, mais d’un système. Je parle du dispositif. Je parle de ce que ce livre rend possible. Je parle de ce qu’il prépare. C’est pour cela que je crois qu’il est dangereux.
Conclusion
Après cela, je n’ai plus rien à dire de ce livre. Je n’en ferai pas un objet de débat permanent, ni une cible récurrente, ni un repoussoir commode. Je l’ai nommé une fois, pour ce qu’il est : non pas un texte à lire, mais un dispositif à comprendre. Ce livre n’est rien d’autre qu’un déroulement narratif destiné à endormir les consciences.
Le reste relève d’un autre choix. Celui de ce que chacun décide de nourrir, de relayer, de faire exister. Pour ma part, j’ai dit ce que j’avais à dire et je retourne au silence.
Pour aller plus loin je vous invite à regarder les vidéos suivantes, qui sans traiter du livre de Nicolas Sarkozy, viennent chacune à leur manière mettre en lumière les différents aspects des déroulements narratifs, de la post-vérité, du projet Bolloré, etc… :