
Il y avait cette patiente que, pour des raisons de confidentialité, nous appellerons Isabelle.
On m’a demandé d’aller la voir parce qu’elle avait évoqué son désir de faire appel à EXIT. Elle avait eu un AVC, puis une longue rééducation. Elle vivait avec des problèmes respiratoires sévères et divers autres soucis de santé. Passé les 90 ans, elle était sous oxygène. Et surtout, elle souffrait. Beaucoup. De ces douleurs que même la médication n’arrive plus à apprivoiser. Des douleurs qui grignotent tout l’espace. Celui du repos, celui de la pensée. Mais aussi d’incontinences, qui faisaient qu’en plus des douleurs, elle avait le sentiment d’avoir totalement perdu sa dignité.
Quand je la rencontre pour la première fois, elle attend encore la réponse du médecin. Il doit lui dire s’il accepte ou non d’entrer dans la démarche. Elle m’explique cela très calmement. Elle ne dramatise rien. Elle ne s’effondre pas. Elle ne cherche ni à me convaincre ni à se justifier. Elle me raconte simplement.
Je suis arrivé dans sa chambre avec deux cafés et une plaque de chocolat. Elle me sourit, me remercie pour le café. Puis, en désignant la plaque : « Le chocolat, ce n’est pas mon truc… mais allez-y, vous, mangez. » Elle dit ça avec une douceur tranquille. Comme si on se connaissait depuis longtemps, alors que cela ne fait que quelques minutes. Elle ne joue pas à la malade exemplaire. Elle ne cherche pas à paraître forte. Elle est juste là, pleinement elle-même, lucide et digne.
Elle me parle de sa vie comme on feuillette un album photo : « J’ai travaillé quand il fallait. Je me suis détendue quand je pouvais. » Elle n’a pas eu une vie spectaculaire ni de grandes aventures à raconter. Mais une forme de tranquillité. Une vie sans éclats (selon elle), peut-être, mais sans regrets. Elle dit qu’elle n’a jamais aimé les distractions futiles. Elle ne regarde pas la télévision. Elle ne suit pas les réseaux sociaux. Elle s’étonne même qu’on puisse appeler ça « social ». Ce qu’elle aimait, c’étaient les promenades, la cuisine simple, les livres qu’on relit plusieurs fois parce qu’on oublie des choses, et qu’en vieillissant, on les comprend autrement.
Elle me parle aussi de son fils. Il a été clair : c’est sa vie à elle. Son choix à elle. Il l’accompagnera, quoi qu’elle décide. Et ça, ça change tout. Elle me le dit en souriant : « C’est plus facile de partir quand on sait qu’on n’abandonne personne, qu’on ne trahit personne. » Elle n’est pas triste. Elle est libre. Il y a quelque chose de profondément paisible dans son rapport à la mort. Elle ne la désire pas par désespoir. Elle ne fuit pas. Elle choisit. Elle s’autorise. Et cette autorisation, c’est peut-être la chose la plus précieuse que nous puissions nous offrir, quand plus rien ne dépend de nous.
J’ai quitté Isabelle avec un drôle de sentiment, une forme de respect mêlée à de la pudeur.
Elle n’avait pas besoin de moi pour être consolée. Elle m’a accueilli comme un passant. J’ai simplement marché un peu avec elle, sur ce bout de chemin. Ou peut-être que c’est elle qui a marché avec moi, qui m’a accompagné. Comme une grand-mère accompagnerait son petit-fils.
Je ne sais pas ce que le médecin décidera. Je ne sais pas quand. Mais je sais que, pour elle, ce n’était pas l’important. L’important, c’était d’avoir pu dire les choses. D’avoir été entendue. D’avoir été respectée. Et je me dis que parfois, accompagner quelqu’un, c’est juste ça : être là. Ne pas fuir. Ne pas imposer. Ne pas chercher à retenir ce qui demande à s’en aller.
Une semaine plus tard, je suis de retour à l’EMS. Je croise Isabelle au coin d’un couloir, avec son déambulateur. Je ne savais pas si la démarche pour le suicide assisté avait déjà abouti ou non.
« Je vais à la cafétéria chercher des clopes, vous venez avec moi ? », qu’elle me dit. « J’ai reçu des nouvelles : normalement, la semaine prochaine, ça devrait être bon… Je suis si heureuse. Je n’en peux plus de me lever le matin et de me coucher le soir dans ma pisse. »
Nous nous asseyons. Je prends un verre que je sirote avec elle. Nous parlons de tout et de rien.
Puis vient l’heure du groupe de parole. Normalement, elle ne reste pas. Mais aujourd’hui, elle reste là, assise à côté de moi, silencieuse. À la fin, elle me sourit : « Eh ben, c’est bien, vous avez bien parlé ! » Nous continuons à échanger et, au fil de la discussion, j’apprends que le médecin viendra probablement la semaine suivante pour l’accompagner dans sa démarche. Il ne me restera plus beaucoup d’occasions pour la voir. Nous prenons congé l’un de l’autre, et je lui dis : « À bientôt. » Elle sourit : « Ou pas. Mais si je suis encore là, avec plaisir. »
Isabelle, enthousiaste à l’idée que les démarches avancent, voyait les choses aller plus vite qu’elles ne le pouvaient. Il restait encore deux rendez-vous médicaux avant que le médecin donne son aval. Je réalisais alors à quel point les procédures étaient strictes et à quel point les opposants au suicide assisté caricaturent la chose.
Une semaine plus tard, c’est le drame. Quelqu’un aurait écrit dans le dossier médical d’Isabelle qu’elle avait changé d’avis. Qu’elle aurait dit ne plus vouloir faire appel au suicide assisté. C’est étrange, car toute sa famille la soutient. Il n’y a aucune pression externe. Je ne peux m’empêcher d’aller au bureau des soignants pour demander comment cela a été formulé.
Leurs réponses sont confuses, et je suis plongé dans le doute. Surtout que, juste après, je retourne vers elle : elle m’affirme avec force n’avoir jamais changé d’avis. « Vous vous rendez compte ? J’ai fait toutes les démarches, et maintenant on me dit que, parce que j’aurais soi-disant changé d’avis, je dois tout reprendre depuis le début ! »
Elle est en colère. Je ne peux pas m’empêcher de soupçonner qu’une personne, opposée au suicide assisté, ait frauduleusement ajouté cette note au dossier pour contrecarrer sa démarche.
Mais même si tout semble aller dans ce sens, je n’ai aucune preuve. Je demande à Isabelle ce qu’elle veut faire. « Moi et ma famille, on va continuer à se battre pour que je puisse partir dignement. » Je décide alors de me joindre à eux et de prendre son parti. Après bien des efforts et de nouvelles visites médicales, Isabelle a pu être réadmise dans la procédure. Elle s’en est finalement allée comme elle le souhaitait, en faisant appel à l’assistance au suicide.
Je repense souvent à elle. Pas à son départ, mais à sa manière d’être présente jusqu’au bout.
À cette lucidité tranquille, à cette dignité sans apprêt. Elle m’a rappelé qu’il existe des existences qui ne cherchent pas à briller, mais qui éclairent tout de même, doucement, comme une lampe posée sur une table, qui réchauffe ceux qui passent.
Elle m’a appris aussi qu’accompagner, ce n’est pas sauver. Ce n’est pas convaincre. C’est parfois simplement tenir la main de quelqu’un qui a déjà trouvé sa route. Être témoin de sa liberté, même quand elle en dérange visiblement certains, même quand elle fend le cœur d’autres. Je ne sais pas ce qu’il reste de nous après. Mais je sais qu’il reste quelque chose d’Isabelle dans ma manière d’écouter, de parler, de me taire. Quelque chose de sa franchise, de sa paix, de son courage.
Merci, Isabelle, pour la leçon silencieuse que tu m’as donnée. Pour avoir rappelé, une dernière fois, que choisir sa fin, c’est encore un acte de vie.