Chroniques d’un désaffilié : du chêne aux chaines

Je crois fermement qu’il existe du génie en germe en chacun de nous. En revanche, je pense que les conditions à une telle émergence ne sont pas réunies partout et qu’à ce titre, certains ont effectivement plus de « chances » que d’autres. Si nous naissons en Suisse avec les mêmes droits sur le papier, nous ne naissons pas avec les mêmes chances. Le niveau social, le sexe, le cercle de fréquentation, la famille, la présence ou non de nos parents, l’affection dont nous sommes l’objet ou non, notre lieu de naissance et tant d’autres facteurs font que nous sommes profondément inégaux. Pour illustrer cette idée, je dirais qu’il y a dans le gland la potentialité du chêne. Mais pour que le chêne advienne, encore faut-il une bonne terre, une bonne hydratation, un terrain propice à son développement, des bons nutriments, un climat adéquat, etc… . Pour qu’il prenne sa pleine mesure, encore faudra-t-il qu’il grandisse à un endroit où il aura de l’espace en suffisance. Et comme chaque enfant a la potentialité de plus qu’un adulte, chaque fruit a en lui la potentialité de plus qu’un arbre : il abritera un nid et des animaux, nourrira par ses fruits, supportera la balançoire ou la cabane des enfants du quartier, sera le témoin et le symbole d’un premier amour gravé dans son tronc, etc… . Cette manière de considérer mes semblables, qui je le confesse est une croyance, est ce qui me conduit à critiquer l’enseignement religieux donné aux enfants tel que je l’ai vécu et constaté dans mon parcours évangélique. Ce n’est pas l’enseignement religieux en soi que je critique, mais certaines méthodes utilisées ainsi que certains préceptes érigés en absolus, en horizons indépassables. Autrement dit, la manière d’instrumentaliser l’inclination à l’apprentissage des plus jeunes et la phase constructrice de leur développement pour les enfermer dans une idéologie, les empêchant potentiellement d’exploiter le génie en germe qu’il y a en eux. Je crois qu’il y a d’autres postures à adopter.

Un rapport aux textes bibliques et à la foi à transcender

Si j’ai quitté le milieu évangélique, je n’ai pourtant pas renié un certain attachement à la Bible. Comme beaucoup de choses, la Bible n’est pas intrinsèquement mauvaise, mais peut le devenir en fonction de ce qu’on en fait. Comme beaucoup de choses, elle peut élever comme elle enferme potentiellement. Je ne crois pas à sa prétendue infaillibilité ou son autorité absolue. Toutefois, je crois volontiers à une sagesse qu’elle contient en filigrane si l’on prend le soin de l’étudier comme il faut. Et je crois qu’un rapport sain à la Bible, comme à tout support religieux, culturel et/ou artistique, y compris dans une démarche de foi, doit se parer d’une position critique et exclure le dogmatisme, rejetant ainsi toutes lectures littérales. Malheureusement, sur mon chemin évangélique, je n’ai que peu fréquenté de vis-à-vis adeptes d’une telle position. Car avoir une lecture critique, c’est remettre en doute des fondements sur lesquels toute une vie est parfois bâtie, y compris parfois l’infaillibilité et la pleine autorité de la Bible. Y compris parfois même l’existence de l’objet de sa foi.

Lorsque j’étais étudiant au centre de formation de l’Armée du Salut (j’y ai étudié pendant trois ans avec de futurs officiers pasteurs), la place de l’exégèse historico-critique y était par exemple inexistante. Pareillement pour la théologie libérale. On en parlait comme des branches existantes (et encore), mais elles n’étaient jamais convoquées tant cela risquait de nuire à une lecture parfois trop littérale des textes bibliques, et/ou en l’occurrence, aux fondements de la doctrine et de la piété salutiste. Ainsi, lorsqu’en tant qu’étudiant, je faisais appel à ces « courants » pour agrémenter un débat ou nuancer une position, les mises en garde de la part des professeurs (de même que des étudiants) me rappelaient que remettre en question pour le geste était peut-être une bonne idée lorsque nous étions entre nous. Mais, qu’au fond, c’était une pratique plutôt à éviter de manière générale, et surtout avec des paroissiens à la foi « plus fragile ». Car le but d’un futur officier de l’Armée du Salut, ou d’un « leader chrétien » (en tout cas selon un de mes professeurs de l’époque) n’était pas de remettre en question le cadre, mais d’acquérir les outils nécessaires pour pouvoir gérer une communauté ad minima (comprendre : garder les brebis dans le troupeau), et pour y initier une croissance (en nombre) dans la mesure du possible. Ainsi, la remise en question de certaines croyances et de certaines pratiques n’était pas la bienvenue. Une officière de l’Armée du Salut, ayant étudié avec moi, illustre bien cela par ce propos à mon encontre : « On nous a prévenu à la faculté (elle faisait alors référence à la faculté Jean-Calvin d’Aix-en-Provence ou elle a poursuivi ses études) que des théologiens libéraux dans ton genre viendraient nous présenter ce genre d’arguments », en faisant alors référence à mes questionnements sur les doctrines théologiques et sur certains préceptes de la foi évangélique. Traduction : cesse d’importuner les bons chrétiens avec tes idées déviantes. Ici, la théologie dite libérale et la démarche historico-critique étaient un danger dont il fallait se préserver pour ne pas immiscer trop de questionnements chez les coreligionnaires.

Même rengaine lorsque je faisais appel au propos d’un auteur athée. Pour un travail écrit portant sur la thématique du travail social, j’avais fait référence aux idées d’Albert Jacquard, généticien athée. Le simple fait qu’il se dise non croyant avait suffi à attirer les remarques de mes camarades étudiants : « Tu as vraiment besoin de faire ton intéressant et d’aller chercher des non-chrétiens comme référence. » Ici, les attaques ad hominem et les procès d’intentions (légers certes, mais réels) prenaient le pas sur l’écoute d’une idée aussi bonne et pertinente soit-elle. Cela a traversé mes trois ans d’étude.

De la même manière, dans le quotidien de la vie de paroisse, la critique était présentée comme à éviter sous couvert de « l’infaillibilité de la Bible ». Cela dans l’idée que Dieu a inspiré non seulement la rédaction de ces textes, mais également le choix du canon et leur préservation à travers les âges. Un verset biblique était brandi en guise de justification : si quelqu’un retranche quelque chose des paroles du livre de cette prophétie (ici le livre de l’apocalypse), Dieu retranchera sa part de l’arbre de la vie et de la ville sainte, décrits dans ce livre (Apocalypse 22,19). Ce qu’il faut comprendre ici, c’est que la Bible est une compilation de livres (66 dans le milieu évangélique) dont la rédaction s’étale sur une période de plusieurs centaines d’années. L’apocalypse étant le 66ᵉ et dernier dans l’ordre de lecture, et considérant comme je l’ai dit auparavant que la formation du canon était inspirée par Dieu, mes professeurs comme mes compagnons paroissiens considéraient en majorité, sans aucune exégèse pourtant, que cela suffisait à étendre la portée de l’affirmation de ce verset à toute la Bible. Évidemment, cela justifiait ainsi son autorité et son infaillibilité : que l’on y ajoute ni n’en retranche rien. La Bible est intouchable. Sauf que l’auteur de ce verset fait référence au livre de l’apocalypse qu’il conclut. Rien ne nous permet d’affirmer raisonnablement que ce verset se rapporte à toute la Bible. Surtout, c’est le serpent qui se mord la queue : la Bible est infaillible, parce que la Bible le dit ?

Cette interprétation présuppose, comme je l’ai dit, que Dieu aurait inspiré les rédacteurs de la Bible, étalés sur des siècles, en prévoyant que ces textes seraient ceux qui formeraient le canon des siècles plus tard. Plus encore : que les traductions de ces textes, encore d’autres siècles plus tard, seraient divinement inspirées pour suffire au chrétien lambda (!). Voici comment enfermer ce dernier dans une démarche spirituelle paresseuse justifiant son manque d’implication personnel profonde avec le texte et l’absence de démarche critique vis-à-vis de celui-ci. Car oui, contrairement à ce que me disaient mes responsables à l’époque, il ne suffit pas de lire beaucoup la Bible pour la comprendre. Encore faut-il la lire comme il faut. Et la lire comme il faut, c’est la lire avec un regard critique. Mon parcours religieux est pavé d’injonctions bibliques dogmatiques et souvent littérales au sens de la non remise en question. Pour comprendre la Bible, et donc savoir ce que Dieu attendait de moi, il m’aurait soi-disant suffi d’écouter les prédicateurs « inspirés » du dimanche matin, de lire la Bible au quotidien, et de prier avant ma lecture pour que Dieu lui-même me susurre à l’oreille la signification de ce que je lisais.

Ainsi, on nous apprenait au centre de formation, indépendamment du contenu de notre discours, à toujours avoir une Bible en main lorsque l’on prêche afin d’en asseoir l’autorité dans notre propos. Puisque la Bible dit que la Bible est sacrée, alors prêcher avec une Bible en main conférerait une aura particulière à l’orateur. Ironique, non ?  Plus encore : comme les responsables d’église ne disposaient que de peu de temps, on nous encourageait (et l’on nous entrainait) à composer de courtes méditations en cinq minutes chrono. Le professeur nous envoyait dans une salle voisine avec un verset de la Bible. Nous devions, sans étude préalable, sans exégèse, sans même forcément comprendre ce que nous lisions, préparer une méditation que nous présentions à nos camarades. Pour réussir l’exercice, il suffisait de coller à quelques poncifs et d’aligner de belles phrases d’encouragement à persévérer dans la foi, ou à s’y convertir.

Certains chrétiens charismatiques vont même plus loin. Un jour je me suis rendu à la « rencontre de jeunesse ». Il s’agit d’un rassemblement annuel ayant lieu à Bulles (précédemment au Landeron) et rassemblant environ 2500 jeunes chrétiens évangéliques de Suisse romande et de France voisine. Pour les groupes de jeunesse évangéliques de Romandie, c’est l’évènement à ne pas rater dans l’année. Lors de cette édition, j’ai suivi, comme plus d’une centaine de jeunes, un atelier sur ce que certains croyants appellent le « parler en langue » ou la glossolalie. Cette pratique consiste à parler ou à prier à haute voix dans une langue, inconnue de la part de celui qui la parle, comme de ceux qui l’entendent. Parler spontanément une langue qui n’existe pas donc. Selon l’orateur du jour, cette capacité venait de l’Esprit de Dieu qui parle à travers nous. Il nous encourageait donc à pratiquer la glossolalie, tout en affirmant que cela nous aiderait à mieux comprendre les textes bibliques. Car pratiquer le parler en langue, c’était laisser Dieu venir en nous et opérer un phénomène miraculeux que l’on ne peut obtenir que par l’intervention de son esprit. Sa logique était simple : même si l’on ne comprend pas certains textes bibliques, il suffit de parler en langue. Et, même si notre intellect ne comprend pas ce que l’on scande, notre esprit, lui, le saisit (!). À force de laisser Dieu « agir » en nous, les textes s’éclaireraient d’eux-mêmes et cela nous aiderait à mieux comprendre la Bible. Autrement dit : si l’on ne comprend pas ce qu’on lit, il faut dire quelque chose que l’on ne comprend pas pour comprendre.

Pas besoin d’étude, ni de réflexion, ni d’exégèse donc. Pas besoin de critique non plus. Il suffit de croire que la Bible est investie d’une pleine autorité parce que la Bible le dit (!), de parler en langue, de lire quotidiennement et d’aller à l’église pour comprendre ce qui y est écrit. Après cet atelier, je me suis approché de l’orateur pour lui poser une question sur son « enseignement ». Un collègue à lui qui coanimait l’atelier m’a répondu à sa place en me disant simplement que je devais apprendre à prier plus souvent et à parler en langues pour faire encore plus confiance à Dieu, bottant ainsi en touche ma question et mon doute quant à l’infaillibilité de sa méthode.

La question de la responsabilité

Je pense sincèrement que ces méthodes, excluant tout regard critique sur certains des objets de la croyance, ne permettent pas l’émergence des potentiels, du génie intrinsèque que je crois exister en chacun. Ils ne permettent pas au gland de devenir un chêne. Pire : ils participent à l’aliénation des masses. Pourtant, quelle que soit la foi que l’on porte, de celle-ci devrait procéder le doute. Sans doute, on ne parle pas de foi, mais de certitude. Or lorsqu’il est question de Dieu, la certitude est impossible. Ainsi, si le doute est effectivement au centre de la démarche spirituelle, cela présuppose une posture critique qui n’épargne aucun des domaines, allant jusqu’à l’existence même de l’objet de sa croyance. Exclure la remise en question, ce n’est ni plus ni moins qu’un aveu tendant simplement à démontrer la faiblesse de la foi professée. Car si la vérité est vraiment la vérité, alors elle ne souffrira d’aucune contestation.

Mais au-delà de la dialectique, même si j’aime bien cet exercice de pensée, il est surtout ici question de responsabilité. Et, qui de mieux pour boucler la boucle de ce billet, qu’Albert Jacquard, afin de nous emmener sur cette voie : la responsabilité que nous avons les uns vis-à-vis des autres, et particulièrement vis-à-vis des plus jeunes. En effet, un enfant est un être en construction qui va jusqu’à l’âge adulte mettre en place les fondations de l’humain qu’il sera. Cet humain se construit physiquement par des connexions. Celles-ci se mettront en place dans son cerveau à raison de plusieurs milliards jusqu’à la puberté. Ce qui est fantastique, en même temps que c’est accablant de responsabilité, c’est que ces connexions dépendront du rapport au monde que l’enfant aura, des interactions qu’il aura. Que l’on fasse un câlin ou que l’on gifle, que l’on parle ou que l’on se taise, aura dans une même situation pour effet des connexions différente et par extension une construction différente. Mais l’abîme de complexité que nous sommes va plus loin : non seulement nous influons les connexions présentes, mais également celles à venir. La construction dépend certes de la perception que nous avons du monde, mais aussi de comment celle-ci s’articule à notre expérience. Ainsi, on peut entrevoir l’infini complexité de l’humain dans ce simple constat. Cela doit nous rendre humbles face à la responsabilité qui nous incombe lorsque nous sommes confrontés à la jeunesse, et à plus forte raison lorsque nous sommes censés l’enseigner. Nous sommes responsables de la construction de l’appareil émotionnel, intellectuel, sensitif, etc… des jeunes que nous côtoyons et que nous enseignons. Ceci est valable non seulement pour les plus jeunes, mais pour toutes nos interactions, ce qui souligne l’importance d’un effort dans nos rapports. Relire les anecdotes du billet précédent et de celui-ci par ce prisme me fait penser que les méthodes et les préceptes évangéliques dont j’ai pu être témoin ne sont pas adéquats pour la construction de mes semblables. A mes yeux, c’est même se rendre coupable de négligence, et d’abus de confiance. Comme je l’ai dit, c’est instrumentaliser l’inclination à l’apprentissage pour faire entrer des esprits pas encore formés dans un moule prédéfini dont il sera par la suite extrêmement difficile de s’émanciper.

Dans le prochains billet, il sera question d’une rencontre avec l’un des auteurs les plus influents du milieu évangélique à l’époque où je le fréquentais encore: Alfred Kuen. Je vous parlerai aussi plus en détail de certains aspects des formations de responsable que j’ai suivies. Je vais également m’essayer à proposer d’autres postures que celles que je relate ici, en me basant sur les mêmes textes que mes compagnons d’époque. Pour ne rien manquer et pour me soutenir, je vous invite à vous abonner.

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