Chroniques d’un désaffilié : la faim justifie les moyens

Pour aller dans la direction initiée par mes chroniques précédentes, il me parait important et fondamental d’aborder la question de la formation des responsables. L’on m’avait demandé auparavant si les pressions que l’on m’avait infligées lorsque j’ai quitté le milieu évangélique étaient de l’ordre du conscient et du volontaire ou non. Ce à quoi j’avais répondu par la négative, en apportant toutefois une nuance : il m’apparaît que si la majorité des gens ne sont effectivement pas conscients de ce qu’ils font et génèrent, ce n’est pas le cas de certains responsables dont l’influence ne se limite souvent pas à un cercle fermé de paroissiens, mais s’étend à un grand nombre de personnes. Car si le milieu évangélique est une nébuleuse parfois difficile à appréhender pour un non-initié par sa diversité, il n’en reste pas moins un réseau. Pour illustrer cela, voici une expérience vécue alors que j’étais animateur jeunesse à l’Armée du Salut.

Le milieu évangélique : une nébuleuse et un réseau

Dans le cadre de mon mandat, je m’étais inscrit à une formation[1] pour les responsables de jeunesse donnée à Lausanne et dont la plupart des fédérations d’obédience évangélique étaient parties prenantes. Ce qui est intéressant, c’est que cette formation brasse des membres de l’Armée du Salut, des églises apostoliques, de la FREE (pas à l’époque où j’étais participant), et des églises du réveil, tout en étant partenaire étroit de la Rencontre de jeunesse[2]. Ainsi, elle est destinée à un public large, et influence une grande partie des responsables de jeunesse de Suisse romande. Les liens entre la Rencontre de jeunesse et cette formation sont d’ailleurs tout à fait transparents en ce que certains membres du comité de l’une sont les anciens de l’autre par exemple. Mais, aussi que la RJ Login (journée de formation pour les responsables en vue de la Rencontre de Jeunesse) était comprise dans les cours de la formation. Ces liens, indépendamment de la diversité représentée, montrent bien cette dualité nébuleuse/réseau dont je parlais précédemment. Dans le cadre de ce réseau collaborent des chrétiens évangéliques d’horizons et de fédérations différents, avec certes un socle de croyances communes, mais des expressions de foi variées. Ainsi, comme je l’ai déjà dit dans un précédent billet, mon expérience ne s’articule pas autour d’une petite église au fin fond d’un village perdu, mais s’ancre dans le mainstream de l’évangélisme romand.

La fin justifie les moyens

Revenons-en à ce cours que j’ai suivi. Le fondement de cette formation nous a été donné par l’un des responsables et il était on ne peut plus simple :

Dieu veut que le plus grand nombre de personnes soient sauvées. Ainsi, Dieu veut que les églises croissent. Une église qui ne grandit pas, ce n’est pas la volonté de Dieu. Par extension, un groupe de jeunes qui ne grandit pas (en nombre), ce n’est pas la volonté de Dieu.

La finalité était claire : en tant que responsables de groupes de jeunes, nous étions appelés non seulement à nous occuper des jeunes, mais bien plus à faire grandir le groupe. Et, lorsque lors d’une pause, un camarade expliquait au responsable en question que ce qu’il aimait, c’était de laisser les jeunes prendre possession du groupe et de l’animation pour que les choses s’incarnent, celui-ci lui a sèchement répondu que c’était probablement touchant, mais que cela n’allait en aucun cas initier la croissance du groupe. À ce titre, il valait mieux appliquer les préceptes de la formation. La visée était donc claire : il faut plus de monde, parce que la volonté de Dieu, c’est que les gens soient sauvés. Pour que les gens soient sauvés, il faut leur transmettre la bonne parole, et donc qu’ils se convertissent. Cela se manifeste dans le profil des auteurs et des orateurs à la mode à l’époque : des pasteurs ou responsables ayant initié une croissance dans leur église et ayant tiré certains principes de leur expérience pour que d’autres puissent tenter de les imiter. De plus, les orateurs de cette formation, de la Rencontre de jeunesse ou d’autres évènements évangéliques romands ne nous étaient pas présentés comme des gens sages, des mystiques avec une lecture particulière ou tout simplement des gens avec un point de vue intéressant, mais généralement comme des personnes responsables d’une forte croissance dans leur église, ou à la tête d’une église comptant un grand nombre de paroissiens.

Je vais vous relater deux interventions que j’ai entendues à ces cours. La première est relative à la question de la louange (moment d’adoration en musique) pendant les soirées de groupe de jeunes. L’intervenant proposait un canevas d’animation assez standard : une chanson entraînante pour démarrer et capter l’énergie, puis gentiment glisser vers quelque chose de plus méditatif pour accompagner les jeunes dans l’adoration, etc…. Il a terminé son intervention en nous expliquant qu’il fallait, au bout d’un certain temps, arrêter le moment, pour ne pas laisser les jeunes aller au bout de ce qu’ils pourraient vivre. Qu’il fallait arrêter l’expérience avant qu’elle n’aille trop loin. Car cela les frustrerait, et donc les inciterait à revenir la fois suivante. En d’autres termes, il était question de rendre des adolescents captifs et demandeurs de l’activité, non pas par la pertinence de celle-ci, mais par une frustration émotionnelle les incitant à revenir encore et encore. On manque ici la cible : on veut rendre les gens dépendants plutôt que de les libérer.

La deuxième intervention n’est pas un enseignement, mais un appel des responsables qui cherchaient des volontaires pour participer comme acteurs à la fameuse Rencontre de jeunesse. L’un d’eux nous expliquait qu’ils cherchaient des personnes pour gérer le moment de la collecte. Il va plus loin en nous expliquant que les volontaires seraient pris en main par des personnes ayant de l’expérience : au fil des années, on a pu remarquer qu’en fonction du ton employé, des versets bibliques qu’on utilise, de la luminosité, de la musique, du volume, de l’ambiance générale et d’autres facteurs, que les gens donnaient plus ou moins d’argent lors de l’appel aux dons. Ainsi, les volontaires n’avaient aucun souci à se faire : on allait leur expliquer comment générer le plus de dons possible. Et, ce dernier point est une conjecture, mais il est clair que faire faire la collecte par des jeunes permettait au public de mieux s’identifier aux acteurs que s’il s’agissait d’un responsable adulte, et donc de générer plus de dons également. Posons ici que la plupart des jeunes participants à la Rencontre de jeunesse ont de 14 à 20 ans.

Ces deux interventions ne sont pour moi ni plus ni moins que de la manipulation de masse, sans compter que l’on parle ici d’adolescents. Et c’est ce que j’ai dit en substance au fameux responsable qui nous prêchait la croissance à tout prix : après une journée de cours, celui-ci m’a gentiment proposé de me ramener à la gare de Lausanne pour que j’arrive à prendre mon train et que je n’attende pas une heure de plus. Dans la voiture, il m’a demandé avec le sourire ce que j’avais pensé de la journée de formation. J’ai pris le parti de lui répondre honnêtement : « est-ce que tu te rends compte que ce qui nous a été enseigné aujourd’hui, ce ne sont rien de plus que des préceptes de manipulation de masse ? » Son regard s’est un peu assombri, et après quelques secondes de réflexion, il me répondit très calmement : « oui… mais la croissance ! ». Autrement dit : la fin justifie les moyens. Ce que m’avait avoué à demi-mot ce responsable alors qu’il me conduisait à la gare, en lien avec la vision qu’on nous avait transmise, c’est que peu importe la manière que l’on a de convaincre les gens, si cela apporte la croissance de l’église, alors c’est en accord avec la volonté de Dieu.

La question de la responsabilité, encore et toujours

Même si j’étais à l’époque un évangélique convaincu, j’ai toujours eu un gros problème avec ces questions de manipulation. Que l’on croit ce que l’on croit est une chose, et chacun est libre de développer la spiritualité qu’il veut tant que cela respecte l’intégrité de chacun. Que l’on veuille faire adhérer d’autres personnes à nos croyances par des moyens que je considère malhonnête ne rentre pas dans ce que j’appelle le respect de l’intégrité. J’ai donc arrêté cette formation, ce qui a provoqué la colère de la cheffe de mon chef à l’Armée du Salut, puisque c’est mon employeur qui l’avait financée. J’ai donc pris le temps d’un coup de fil avec cette responsable afin de lui expliquer les choses. Je lui ai relaté ce que je vous ai écrit ci-dessus, ainsi que d’autres expériences relatives à la formation. Comme je travaillais pour l’Armée du Salut, je lui ai proposé, en tant qu’employé qui se soucie de la direction éthique et morale de son institution, à prendre de la distance avec cette formation, car les préceptes qu’on y prêchait étaient malsains à mes yeux. Je lui ai dit qu’en qualité de promoteur de cette formation, l’institution se rendait responsable de ce qui était enseigné à ses intervenants auprès de la jeunesse, et par extension de ce qui était pratiqué dans ses groupes de jeunes. Elle m’a dit en avoir pris bonne note, bien qu’elle me rendît attentif au fait que « c’est dans ce sens que vont les jeunes chrétiens ». Aujourd’hui encore, l’Armée du Salut est encore partenaire de cette formation.

Cela me repose une fois de plus la question de la responsabilité. De la responsabilité d’un comité qui met sur pied ce genre d’enseignements. De celle de ceux qui enseignent ces choses en conscience de cause, à l’image de l’homme qui m’a ramené à la gare. Et, de celle d’une institution qui continue de le promouvoir par leur partenariat actif, quand bien même j’aurais averti sa responsable du caractère manipulatoire de certaines interventions. D’autant plus que l’on ne parle ici non pas de quelques adolescents, mais de plusieurs milliers de jeunes disséminés dans toute la Suisse romande et la France voisine. Et c’est d’autant plus frappant qu’il s’agit ici d’adolescents encore en construction, et qui sont de ce fait extrêmement influençables, encore plus alors qu’ils sont en confiance totale du milieu dans lequel ils sont immergés.

Dans une prochaine chronique, je reparlerai de la formation des responsables, et plus spécifiquement de celle que j’ai suivi dans le cadre de l’Armée du Salut. Avant cela, vous aurez droit à une chronique « hors continuité » d’un évènement récent (Noël 2022), où j’ai gratuitement reçu un petit livre que j’ai décortiqué et dont j’aimerais tenter une lecture critique. Pour ne pas manquer la suite, je vous invite à vous abonner à cette publication.


[1] Formation Jeunesse

[2] RJ – Rencontre de Jeunesse
La rencontre de jeunesse est un évènement romand annuel, réunissant (à l’époque) entre 2000 et 3000 jeunes chrétiens évangéliques romands et de France voisine, et dont la portée est claire : l’évangélisation. Par un appel à la conversion qui avait souvent lieu le premier soir, et par l’envoi des participants pour évangéliser leurs amis, leurs camarades, leurs collègues, etc… en les encourageant dans cette voie, présentée comme la plus grande mission donnée par Jésus. J’y avais fait allusion très rapidement dans mon premier billet sans pour autant en expliquer la portée.

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