Chroniques d’un accompagnant #5

Il y a ce patient, que pour des raisons de confidentialité nous appellerons André. Il a la nonantaine et il est l’un des tous premiers patients que j’ai rencontrés en gériatrie, Je le vois encore régulièrement aujourd’hui. L’infirmier m’avait demandé de le visiter car il était seul.

Notre première rencontre remonte à plusieurs années, mais je m’en rappelle comme si c’était hier. L’infirmier m’a emmené dans sa chambre et m’a présenté. « André, voici Jérôme. C’est le nouvel accompagnant spirituel de la maison ». André réagit dans l’instant : « ah ça c’est bien. Venez, venez. J’ai justement quelque chose à vous montrer ». Il m’invite à m’asseoir. Sa chambre a une décoration très sommaire. Quelques magazines, quelques DVDs de vieux films français et une série de dictionnaires Robert. Il se saisit de l’un d’eux : « ça vous voyez, c’est des livres dans lesquels il y a tout ce qu’on doit savoir et connaître. Et il y a vraiment tout. Regardez par exemple j’ouvre une page et je lis au hasard. Voyons… ». Après un court silence André me lit la définition du mot « acrostiche », puis il ajoute : « Ah ben vous voyez, je ne le connaissais pas celui-là ». Notre premier entretien, qui dura une heure, a consisté à des lectures de définitions dans le dictionnaire. Pendant tout l’entretien je ne pouvais m’empêcher de me demander si je n’étais pas en train de « ne pas faire mon travail ». Mais André a dissipé mes doutes au moment de l’au revoir : « Merci d’être venu. Je n’avais pas passé un si bon moment depuis longtemps ». C’est vrai, André était seul. Tellement seul, que n’importe quelle activité avec un nouveau venu lui faisait un bien fou. Il avait besoin de partager des choses.

A notre deuxième rencontre, il m’accueille avec une exclamation forte : « mon ami, te voilà enfin ». Le tutoiement venait donc de s’installer naturellement. Je l’ai donc tutoyé en retour. « Et oui André, je reviens vers toi si tu m’acceptes bien sûr ». « Ah ben oui alors » me dit André en tapant sur son fauteuil. Il se réjouissait de me revoir. De mon côté, comme il m’a laissé entendre qu’il aimait le chocolat, je me suis permis de prendre quelques douceurs ainsi que deux tasses de thé. Il était aux anges. Et il avait tout préparé: pour notre deuxième entretien, il avait trié ses magazines (des numéros de « Science et vie »). Il m’a refait la lecture pendant un moment. Chaque phrase, chaque paragraphe était ponctué de phrases comme « c’est fou tout ce qu’on peut faire aujourd’hui » ou « tu vois, ça je ne connaissais pas ». Au bout d’une vingtaine de minutes je recommence à me demander si je suis en train de vraiment faire mon travail ou si je ne suis pas un escroc payé pour boire le thé et manger du chocolat. Je m’ose alors à lui poser une question. En la lui posant, je me rends compte que je risque de prendre une posture asymétrique et je la regrette instantanément : « En quoi ces textes que tu me montres sont importants pour toi, en quoi est-ce qu’ils font du sens ? ». Heureusement, l’innocence d’André m’a ramené dans la relation : « Ben c’est juste qu’ils sont supers, tiens regarde celui-là, il parle de la planète Mars… ».

Nous avons continué les entretiens ainsi pendant quelques semaines. Je continuais à sa demande et à la demande de l’équipe d’aller le voir régulièrement. A sa demande car il était vraiment heureux d’avoir une personne avec qui échanger. A la demande de l’équipe parce qu’André m’était présenté comme un patient parfois difficile. On me l’a décrit comme souvent désagréables, pouvant crier et se montrer grossier et agressif dans son impatience. Je ne l’ai jamais vu ainsi. Apparemment ma présence le calme. On a lu des magazines, discuté de l’actualité journal à l’appui, parlé de ses DVDs et des acteurs qu’il aime: Louis de Funès, Bourvil et Fernandel en tête. Et si au début de notre relation j’avais le sentiment que je passais parfois à côté de mon mandat, j’ai par la suite acquis la conviction que ces entretiens, que j’avais par ailleurs de la peine à assumer vis-à-vis des collègues soignants qui avaient les moments moins agréables avec lui, étaient la fondation de la confiance que nous nous portions mutuellement. Et c’est cette confiance qui a permis et permet encore à André de s’ouvrir sur des sujets existentiels et sur ses besoins.

Il souffrait, mais il n’avait pas vraiment pu en parler jusqu’alors. Il n’avait pas totalement confiance dans les autres membres de l’équipe. Il leur avait parlé de ses croyances, qui semblaient délirantes, mais a priori personne n’avait eu accès de ce dont elles étaient le nom. André avait le sentiment que le home était un abattoir ou l’on tuait les gens et que la direction du home réunissait l’équipe au troisième étage pour prendre des décisions dans ce sens. Les prises électriques au mur étaient des bombes prêtes à exploser et le diffuseur d’huiles essentielles un diffuseur de poison. Il voyait des animaux dans sa chambre : des serpents au sol et des insectes sur son lit. Ils étaient déposés là par ceux qui voulaient sa fin. La nourriture était parfois empoisonnée. Lorsqu’un autre résident décédait, André me disait : « tu vois, ils ont réussi, ils en ont eu un et ça sera bientôt mon tour ». Je l’écoutais attentivement me raconter tout cela. A mesure qu’il se confiait, nos moments de lecture diminuaient. J’en ai informé l’équipe, ils étaient déjà au courant de ce qu’André voyait mais pas du complot qui se tramait au troisième étage apparemment. J’étais triste, car il semblait souffrir de la situation : non pas que les complots à son endroit le pesaient car il était assez serein par rapport à sa finitude. Mais je ne percevais rien dans ce qu’il me disait, qui en dehors de mes visites semblait lui apporter un peu de plaisir et de réconfort. Tout était soit neutre soit contre lui. Rien n’était agréable. Et André était résigné.

Petit à petit, je me suis approché de ce qu’il me décrivait pour tenter de comprendre ce qu’il y avait en filigrane. Avec l’équipe soignante nous utilisions ce mot pour décrire ce qu’il vivait: des délires. Mais j’avoue que même si je travaille aussi en psychiatrie et que c’est un terme que j’entends et emploie souvent, il me coûte toujours de l’utiliser pour André tant j’ai l’impression que ce qu’il croit voir est plus l’expression d’une souffrance qu’un délire en soi. « Dis-moi André, pourquoi les gens du troisième étage voudraient te tuer ? ». « Eh bien parce que je ne sers plus à rien » me dit-il. Je continuais : « Comment ça tu ne sers à rien ? » André poursuivit: « tu vois quand on a mon âge, on a besoin d’aide pour tout. Pour se laver, pour manger, des fois pour me déplacer. Même pour chier. Et je ne peux plus travailler. Je ne sers à rien et je suis même un poids pour tout le monde. Du coup c’est normal qu’on veuille m’abattre ». Les soins qu’on lui prodigue, plus que de lui donner un sentiment de bien-être, tendent à lui donner le sentiment qu’il est de plus en plus inutile. A ce titre, il a le sentiment constant de ne plus être légitime, et que le monde veut se débarrasser de lui. Pire : il m’avoua qu’il comprenait cela et qu’il ne pouvait en vouloir à personne. « C’est comme ça que fonctionne le monde aujourd’hui. On garde ce dont on a besoin, et on jette ce dont on ne se sert plus. A quoi peut-on bien servir quand on a nos âges ». En plus de se sentir inutile, il souffre de ne plus être autonome et indépendant. Il a également extrêmement peur de souffrir, et les choses qu’il voit sont à l’image de cette peur. Ainsi, ce que l’on appelle ses délires, je préfère appeler cela l’expression/la matérialisation de ses souffrances.

Je continue de voir André régulièrement. Je passe dans sa chambre à chacune de mes venues, et il participe au groupe de parole que je donne. Nous sommes de bons amis, et je suis devenu en quelque sorte son confident. Chacune de mes visites est un mélange de joie de le voir si heureux de ma présence et de tristesse intense de l’entendre dans ses souffrances. Nous continuons de manger du chocolat et de boire du thé. Depuis qu’il a pu me dire la nature de ce qui l’habite, et de ce que l’on appelle des délires, André a recommencé à lire des articles et à me les partager. Mais il n’oublie cependant pas ou il croit être. Il n’oublie pas sa souffrance et me le rappelle à chaque fin d’entretien. « Au revoir André, à la prochaine ». « Oui, oh si je suis encore là, parce qu’ici tu sais on ne sait jamais » me dit-il avec un sourire songeur.

Merci André pour ton amitié et ta confiance.

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