Errance : Lovecraft -L’étranger

Avant d’aller plus loin, je vous conseille, si vous ne l’avez pas lu, de lire la nouvelle « l’étranger » de Lovecraft ici.

Les passages cités dans ce billet sont tirés de la traduction de François Bon.

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Je ne fais partie de rien autour de moi – en tout je suis un étranger – HP Lovecraft

« L’étranger » aussi connue sous le titre « Je suis d’ailleurs » (en anglais « The Outsider ») est la première nouvelle de l’auteur que j’ai lue. Ce fut à l’époque une révélation pour moi à double titre. La révélation de mon altérité tout d’abord. Je suis autre, et je dois bien avouer que j’ai trouvé dans ma jeunesse au premier abord un écho dans cette nouvelle à mon propre récit de vie : j’ai commencé à me savoir autre dans le regard (et le rejet) de l’autre. Car alors que je voulais être en lien comme le personnage principal de la nouvelle (du moins c’est l’intention que je lui avais prêté), je n’ai eu de cesse que d’être confronté à mes différences. Enfin, la révélation aujourd’hui que l’élévation spirituelle n’a pas nécessairement pour but, ni même pour issue la paix intérieure, mais qu’elle contribuera en revanche toujours à la croissance, au sens de la constitution de l’être profond que je suis. Cette constitution passe par la conscience : pour la créature de la nouvelle, par la conscience d’être d’ailleurs, d’être un « étranger ». La conscience de sa propre différence, de sa singularité et du fait que celle-ci sera perçue d’une manière particulière par l’autre/les autres. La conscience d’être autre. D’être dans un monde sans être de ce monde si l’on peut dire. Car je le crois, c’est dans l’altérité que s’enracine l’être de chacun.

Au sens « lovecraftien » du terme, je comprends le terme étranger comme ce qui est indicible, comme ce qui est incompréhensible. Cet indicible prend forme dans ses récits dans les créatures « étranges » qu’il pose sur le papier, à l’image d’un Cthulhu[1] dont la contemplation n’apporte que démence et folie. Alors que j’étais en proie à des difficultés dans ma propre singularisation, je tentais par tous les moyens de me définir, de « me dire », jusqu’à ce que je sois confronté à la réalité : je ne pouvais pas me dire avec des mots, trop complexe que j’étais, pétri de déterminismes, dont j’avais conscience pour certains mais dont la majorité m’échappaient. À mesure que je « me contemplais » pour essayer de « me dire », j’avais le sentiment de sombrer dans une forme de démence. À l’inverse, lorsque le besoin du groupe devenait trop prégnant, le mimétisme et le conformisme social ayant raison de moi, je me retrouvai dans une situation d’aliénation et d’oubli de mon être profond et de mes besoins. Toute la tension se situe dans ce va-et-vient constant entre mon intériorité, mon « soi » et les autres qui sont le seul reflet matériel de ce soi, mais qui flattent le « moi », l’égo. Un aller et retour ininterrompu entre la démence et l’aliénation jusqu’à trouver une sorte d’équilibre m’empêchant de basculer d’un côté ou de l’autre. C’est cet aller-retour que je voyais vivre la créature de cette nouvelle : un aller-retour entre un lieu de solitude dépourvu de miroir ou cet indicible ne peut être contemplé et un lieu fait de miroirs déformants, que sont nos semblables, les autres, qui me font autre à mon tour. Un aller-retour incessant entre le moi et le soi, où le point d’équilibre est dur à trouver. Constamment.

Confronté à la démence naissante de sa solitude dans un château délabré par le temps et l’humidité, alors qu’elle ne sait plus qui elle est, la créature décide d’entreprendre une difficile et longue escalade : celle de la plus haute tour, qui la conduira vers la lumière de la lune. « Enfin je me résolus à escalader cette tour, et tant pis pour la chute – tant il est préférable de voir le ciel et périr que de vivre dans ces jours sans vue. » Peu importe ce qu’elle y trouverait, cela vaudrait toujours mieux que la solitude, l’enfermement et paradoxalement l’oubli de soi par la contemplation intérieure. Mue par une « mémoire latente », elle se mit en marche pour atteindre la cime. Une sorte de mouvement intérieur d’élévation, autant tourné vers les autres que vers soi et qui se terminera non pas par une paix trouvée ou renouvelée, mais par une conscience accrue du réel et de son reflet dans l’œil de l’autre. Mouvement au passage à sens unique, tant il lui est impossible de revenir en arrière une fois la dalle refermée derrière elle : le mouvement vers l’avant n’entraine que stagnation ou un nouveau mouvement vers l’avant, mais en aucun cas une marche arrière n’est possible. Autrement dit, la croissance, l’élévation nous constitue et nous fait croître en tant qu’être, constamment. La vraie croissance ne peut pas engendrer de régression. Quelques instants plus tard, voici la créature au centre d’une pièce remplie de convives qui hurlent et se cachent les yeux d’effroi et d’épouvantes. Convives qui n’aspiraient qu’à danser et à rire ensemble, mais dont le divertissement (que je comprends au sens pascalien du terme) se trouve enrayé par l’arrivée d’un être morbide, aux traits décharnés et dont l’odeur pestilentielle semble provoquer le dégoût de tous. Réalité objective ou perception : là est toute la question. Tous s’enfuient, et la créature par mimétisme s’aliène dans la peur. Une peur qu’elle ne conscientise pas : elle imite, voilà tout. Pour finalement se retrouver face à son reflet dans le miroir, comprenant que l’objet de la peur, c’était elle. Elle se voit angoissante et horrible, non pas parce que c’est ce qu’elle est, mais parce que les autres lui ont renvoyé cette image : elle est sortie de la démence de la solitude, et l’aliénation a fait son œuvre. Néanmoins, elle se voit tout de même différente. Comprendre que ce n’est pas la laideur qui fait peur, mais bien la différence. L’élévation, le dépassement de soi n’apporte ainsi pas toujours la paix, la reconnaissance ou le bien-être, mais nous confronte à la réalité, qu’elle soit agréable ou non, qu’elle soit objective ou relative au regard des autres. Celui-ci étant ce qu’il est, il n’est pas alors question de se conformer ou non, mais d’accepter d’être qui l’on est simplement. L’envie de palper le réel, besoin indiscutable pour certains, peut en faire fuir d’autres, étreints non par la solitude, mais par la peur.

La réalité est que l’on pourrait, comme j’ai moi-même pu le faire, avoir tendance à projeter dans cette créature les souffrances que l’on subirait à ne pas être reconnu. Les souffrances qu’engendre cette mise en avant de la différence. Or, je ne perçois pas la question de la souffrance dans ce récit, mais celle de la solitude. Et, m’est avis que l’on pourrait tout à fait à la fin de cette nouvelle la poursuivre en la recommençant, encore et encore. La salle de danse se transformerait progressivement en château. Après l’élévation s’ensuit une conscientisation du réel, en l’occurrence, la conscience de l’altérité, mais qui si elle n’apporte pas la paix, n’enferme pas ni ne fige non plus nécessairement dans la souffrance. L’altérité ici non seulement comme le fait de reconnaître l’autre comme autre, mais comme le fait de se reconnaître soi-même comme autre. L’élévation et ce qu’elle a entraîné n’est finalement qu’un appel à une autre élévation. Un appel à aller « de gloire en gloire ». L’intériorité, la recherche spirituelle, l’élévation prend ici un caractère qui devient indépendant du contexte socioculturel et devient intemporel : il ne s’agit pas d’une recherche de bien-être, mais d’une recherche et d’une acceptation de soi et la création d’un lien à soi et au groupe qui coexistent, quand bien même ceux-ci seraient à priori incompatibles. Un changement de paradigme qui me parait indispensable dans une société où tout semble poussé vers et par des aliénations. Dans une société ou l’aliénation nous transforme en objet.

Si l’on regarde dans la Bible, Job nous dit que la spiritualité, l’élévation, n’a pas pour but de supprimer les souffrances. Le Quoéleth nous dit qu’elle n’a pas pour but de donner un sens à la vie puisque tout est vanité. Et, la fin de l’histoire de Jésus nous montre bien qu’elle n’a pas pour finalité le bien-être et le plaisir. Tous nous disent une chose similaire pourtant : j’ai été celui que je suis, et aujourd’hui je suis qui je suis. C’est ce que nous dit ici le voyage initiatique de cette créature : j’ai été moi, dans ce va-et-vient entre ma singularité, mon être profond, et dans mon rapport aux autres en ce qu’ils sont un reflet de qui je suis autant déformé soit-il. Ce va-et-vient incessant continue inlassablement de me fonder dans qui je suis au présent.      

 » Je ne savais pas qui (ou ce que) j’étais, ou ce qu’avait pu être ce qui m’entourait ; mais, tandis que j’avançais, je ne pouvais m’empêcher de prendre conscience d’une sorte de mémoire latente et effrayante, et mon chemin ne s’était pas fait au hasard.« 

Le château dans lequel gît la créature est semblable au ventre du poisson dans lequel attendait Jonas avant d’entrer dans l’altérité. Le seul signe offert à ceux qui décident de se maintenir dans l’ignorance du soi, de la nouveauté de vie. C’est l’exemple de Jonas qui vit dans le ventre du poisson, de la créature qui vit dans son château. Ce signe est synonyme d’une vie dans l’obscurité de sa propre intériorité. Tel le château, le ventre du poisson se veut dépourvu de miroir, n’offrant qu’un retour à soi mortifère tant il est déconnecté de toute altérité. C’est le passage par lequel même le personnage de Jésus dut passer avant son élévation : il lui fallut passer, comme Jonas dans le ventre du poisson, par le ventre de la terre. Ce n’est qu’après ce passage, et seulement après qu’il put être élevé. Ainsi, ce retour à soi et cet enfermement n’est mortifère qu’en ce qu’il devient définitif. N’est-ce pas là une compréhension de l’idée de péché : la coupure de la relation à soi, à l’autre ? Non pas comme telle, mais en ce qu’elle devient définitive. Ainsi le péché n’est plus quelque chose que l’on commet, mais un état dans lequel on demeure : n’est-ce pas finalement cet état prolongé de stase, déconnecté de soi par l’absence totale de reflet, déconnecté de l’autre ? Le péché n’est plus moral, il devient relationnel. De ce fait, il sort d’une compréhension purement morale et religieuse.

Sommes-nous condamnés à nous voir comme la créature se voit dans le regard de l’autre : effrayante ? L’effroi n’est-il pas une question de référentiel ? Enfin, le rejet de l’altérité ne dénote-t-il pas d’une absence de lien à soi ? Oui car dans ces relations que nous choisissons de couper ou non, lorsqu’il est question de l’autre, nous sommes toujours deux pour le moins. Que dire alors des convives : que l’élévation d’un être provoquera la peur des autres, moins autodéterminé, moins congruents ? À titre personnel, je serais tenté de répondre par l’affirmative, même si l’on risque de sombrer dans la psychologie de comptoir. En revanche, si l’autre nous fait miroir à travers son regard, l’autodétermination agit, elle aussi, comme un miroir. Prendre peur est une chose. Avoir conscience de sa peur et de ce qui la nourrit en est une autre. Encore faut-il que l’autre soit prêt à se mirer à son tour dans le miroir de l’altérité. La peur serait-elle donc un indice que l’autre serait dans le ventre du poisson à son tour ?


[1] Cf : le mythe de Cthulhu. La rencontre avec Cthulhu peut symboliser à mes yeux l’idée d’être face à son soi profond, à ce qui constitue notre essence commune d’humain (en tant que groupe) ainsi qu’à ce qui fait notre singularité (en tant que personne). Une rencontre qui peut mener à la folie.

4 commentaires

  1. […] Si problème il y a, il ne vient à mon sens pas du progressisme, de la rationalisation du monde, de la désacralisation en soi, mais bien plutôt de l’individualisme et de la perte de communs. C’est la perte de commun qui a induit la perte de sacré. En effet, la désacralisation et le délitement des institutions religieuses ont fait que le socle religieux commun à toute la société occidental s’est progressivement effiloché. Ce n’est pas un problème en soi. En revanche, ce qui est problématique, c’est que le commun perdu n’a pas été remplacé. Pire, ce sont tous les aspects de la société qui se sont individualisés. Si je suis pour la liberté de chacun, et pour que chacun puisse manifester le sacré là où il le souhaite effectivement, je pense qu’il faut remplacer le commun religieux que nous avons perdu par un autre commun. Quant à moi, c’est un constat que je fais de manière beaucoup plus large. Tout au long de notre évolution, nous avons rejeté des modèles, à juste titre, et j’en suis heureux. Le modèle patriarcal, le modèle religiocentré/théocratique, etc. Mais comme je le disais, nous n’avons pas remplacé ces modèles par de nouveaux, structurant. Et si je suis pour les libertés individuelles, je ne pense pas que « chacun fait ce qu’il veut indépendamment de tout modèle » soit un projet collectif viable. Le problème est que l’on est passé d’un collectif qui annule les individus à un individualisme qui nie trop le collectif, sans trouver un équilibre entre les deux. […]

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