
Il y avait cette patiente que pour des raisons de confidentialité nous appellerons Mathilde. Je l’ai rencontrée alors que j’étais civiliste dans une institution spécialisée en addictologie.
Je vous partage ici la période de ma vie professionnelle que je préfère. Car avant de devenir accompagnant spirituel, j’ai dû effectuer mon service civil. J’ai d’abord été affecté à un foyer de réadaptation en psychiatrie comme éducateur auxiliaire pendant 6 mois, puis comme travailleur à la ferme dans l’institution où résidait Mathilde: une maison d’accompagnement pour personnes dépendantes à l’alcool. Lors de l’entretien d’affectation, on m’a présenté l’établissement et on m’a laissé le choix entre différents ateliers : la ferme, l’intendance, la cuisine, la menuiserie et la poterie. Comme j’avais envie de découvrir quelque chose de nouveau, j’ai profité de travailler pendant trois mois à l’atelier ferme, d’autant plus que le responsable était un ami. Durant cette période, sous la responsabilité des trois fermiers et avec les résidents de l’institution, je me suis principalement occupé de l’entretien des porcs, des vaches et de la serre. Ponctuellement, j’étais envoyé avec un résident dont j’avais la charge, pour effectuer des tâches spécifiques.
Mathilde était résidente depuis plusieurs années déjà. Une petite dame d’une soixantaine d’année, gaie, joyeuse et qui s’est montrée sympathique dès notre première rencontre. Le travail était occupationnel et chaque résident, en concertation avec le responsable des ateliers, choisissait son activité. Mathilde avait choisi la ferme. Notre première tâche effectuée ensemble était simple : nous avions été envoyés dans une remorque située au-dessus de l’étable pour y trier les patates restantes issues de la dernière récolte. Mathilde et moi avions passé plusieurs jours à trier nos pommes de terre et à rire. Je n’étais à l’époque « que » civiliste, et jouissais donc d’un lien beaucoup plus familier avec les résidents que le personnel de l’institution. Après avoir trié nos patates, et voyant que nous étions productifs ensemble, le responsable de la ferme nous a envoyé dans les champs pour traiter le rumex (une mauvaise herbe). On nous a montré comment préparer des boilles en plastiques avec du produit pour ensuite aller gicler les plants. Alors pendant plusieurs jours, nous nous sommes baladés sur tout le domaine aspergeant les plants dans un premier temps, puis les coupant une fois secs.
Mathilde s’est beaucoup livrée pendant ces moments. Et tout naturellement je lui ai aussi parlé de moi. Après mon affectation à la ferme, j’ai effectué deux autres passages dans cette institution comme civiliste : à l’intendance et à la poterie. Lors de ce dernier passage, Mathilde et moi nous sommes à nouveau retrouvés ensemble à travailler la glaise. Nous avons beaucoup ri… un peu trop pour quelques autres résidents. C’était une femme qui avait développé un rapport à la vie très simple (certains disaient même, à tort, simplet). Oh elle avait eu des problèmes d’alcool, mais avait une vraie volonté de s’en sortir : sa motivation résidait dans ses enfants et ses petits-enfants avec qui elle voulait passer le plus de temps possible avant de mourir. Et ils la soutenait tous profondément dans son cheminement. Elle était chanceuse car beaucoup de familles de résidents n’étaient pas présentes pendant leur cheminement.
Alors que j’arrivais au bout de mon service civil, l’institution a mis au concours le poste d’accompagnant spirituel laissé vacant. Plusieurs collègues se sont approchés de moi en me disant qu’ils me voyaient bien travailler ici et à ce poste. Je n’avais aucun prérequis, mais j’ai tout de même postulé. Sans permis de conduire, sans formation de base ni expérience dans l’accompagnement spirituel à proprement parler, j’imaginais bien que je ne serais pas pris. Je me suis trompé : j’ai été engagé par le directeur, qui a décelé chez moi quelque chose que je ne voyais pas. Ainsi, après plusieurs mois de travail en atelier comme civiliste, j’étais devenu accompagnant spirituel.
C’est alors que les questionnements ont commencé à émerger : j’étais passé de l’autre côté de la barrière. Si avant je n’étais « que » civiliste, aujourd’hui j’étais devenu un membre de l’équipe. Et la plupart des résidents me connaissaient déjà, Mathilde compris. Surtout Mathilde. Je dois bien confesser que j’appréhendais mes débuts. À tort : les liens que j’avais tissé avec les résidents, Mathilde en figure de proue, sont la matrice qui ont fait de moi l’accompagnant que je suis devenu.
Quand je suis arrivé pour mon premier jour, j’ai croisé Mathilde qui remontait de son petit déjeuner. « Eh ben mon petit Jérôme, ça fait plaisir de vous voir ici, qu’est-ce que vous faites là, vous revenez comme civiliste ? » qu’elle me dit. « Non je suis le nouvel accompagnant spirituel, je commence aujourd’hui Mathilde ». Elle est restée quelques secondes figées, le temps de réaliser. Puis sans rien dire, elle s’est approchée de moi et m’a prise dans ses bras. Après un instant elle m’a regardé et avant de remonter dans sa chambre m’a dit : « eh ben je suis bien heureuse, c’est une journée qui commence bien ! À tout à l’heure ! »
J’ai eu la chance d’accompagner Mathilde pendant cinq années. Elle fréquentait assidûment le groupe de parole hebdomadaire, et nous nous voyions toutes les semaines. Le weekend, elle sortait de temps en temps chez ses enfants. Et la semaine suivante, me racontait rayonnante les moments qu’elle avait passé avec ses petits-enfants. Il n’y avait que cela qui comptait. Il n’y avait que cela qui donnait du sens à sa vie. Mathilde a été une grande inspiration dans le lien que j’ai moi-même développé avec mes enfants et avec le travail.
Les années ont passé, et pour des raisons indépendantes de ma volonté, j’ai dû changer de poste. Une fois que j’ai trouvé l’emploi dans lequel je suis encore au moment où j’écris cette chronique, j’ai dû dire au revoir à cette institution qui m’avait mis le pied à l’étrier et pour laquelle j’ai une affection particulière. Je suis resté ami avec plusieurs anciens collègues du service infirmier avec qui j’ai passé des moments inoubliables. Le jour de mon départ, Mathilde m’a serré dans ses bras une deuxième fois et m’a sobrement dit « vous allez nous manquer ici. En tout cas à moi ! ».
Il y a quelques temps alors que j’allais faire les commissions à la Coop de mon village et que j’avais le nez dans les salades, j’ai entendu une voix crier derrière moi : « eh mais c’est le petit Jérôme ! ». C’était Mathilde. Elle ne m’avait pas oublié, et moi non plus. « J’ai une grande nouvelle à vous annoncer. Vous savez que ça fait des années que j’espère pouvoir sortir de l’institution. Eh bien ça y est, je vais avoir un chez moi. Mon curateur et mon référent sont d’accord. Je vais aller dans un appartement protégé. » Notre effusion de joie commune a fait peur à mon voisin de salades. Mais je dois bien avouer que j’ai ressenti à ce moment-là un bonheur assez intense en apprenant que tous les efforts de Mathilde allaient être enfin récompensés. Elle allait pouvoir passer encore plus de temps avec ses enfants et ses petits-enfants. « Vous viendrez boire le café hein mon petit ? Ça me ferait drôlement plaisir ». Je n’ai pu que répondre par l’affirmative.
Pour toutes nos rencontres et tous nos partages, merci Mathilde. Bon vent, et à bientôt pour un nouveau café !
je suis très émue . avez d’autre nouvelles de Malthilde ?
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Je vais en prendre prochainement!
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Génial . Je vous souhaite beaucoup de bons moments et de bonheur a vous 2
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