Chroniques d’un désaffilié : la labélisation

Venons-en aux anecdotes que je voulais vous raconter : ce qui se passe au quotidien dans la vie de paroisse, mais que la plupart des paroissiens ne voient pas et n’entendent pas. Ils ne le voient pas et ne l’entendent pas, parce que les responsables mettent une attention particulière à ne pas laisser apparaître de « pierres d’achoppement » pour les fidèles, qui pourraient les détourner de leur foi. Ne pas parler ouvertement des controverses est une injonction que j’ai reçue tant de la part d’autres responsables qu’en formation. Un bon leader prend soin de son troupeau, et pour en prendre soin, il ne faut pas le mettre en face de la réalité. C’est probablement de cette dynamique qu’est née ma surprise quand je suis passé de paroissien à responsable, quand je suis passé de l’autre côté du rideau. Et cela fut confirmé par un collègue qui m’a très rapidement dit qu’une fois passé de l’autre côté, on voyait vraiment le pire de l’Eglise.

Par où commencer sinon par l’aspect central de la communauté : le culte. Si je devais décrire un culte évangélique standard tel que je les vivais à l’époque, je dirais qu’il y a deux aspects principaux que sont la prédication et la louange. Le reste, c’est un peu de l’habillage. La louange, c’est la partie musicale du culte, mais qui n’a pas pour seule vocation que d’animer. Bien plus, c’est un moment où le croyant vit une intimité avec le divin, mais en groupe. C’est le moment d’adoration collective par le prisme de chants scandant la grandeur de la divinité et la dévotion à son endroit. Si la prédication est la partie plus intellectuelle du culte, la louange est son pendant émotionnel. L’émotion, dans la louange est un levier utilisé parfois à dessein. Non seulement dans la manipulation des émotions, mais également permettant de dire, comme vous allez le voir, qui est dans le droit chemin ou non ; qui est dans la morale juste ou non.

Ma première expérience comme conducteur de louange

J’ai été musicien en église pendant la quasi-totalité de mon passage dans le milieu évangélique. J’ai accompagné plusieurs conducteurs de louange comme bassiste, et je l’ai moi-même conduite à de nombreuses reprises comme guitariste/chanteur. J’ai joué dans de tout petits groupes de maisons réunissant quelques personnes comme dans de grands évènements inter-églises en rassemblant plusieurs centaines. J’étais parfois seul en scène, et parfois intégré dans des groupes comprenant jusqu’à huit musiciens. Dans ce parcours, plusieurs expériences m’ont particulièrement marqué. Celle que je retiens aujourd’hui est relative à la toute première fois ou j’ai pris la responsabilité de la louange.

Voilà quelques mois que je m’étais converti et je n’avais jusqu’alors qu’accompagné d’autres musiciens. Je n’avais jamais moi-même conduit un moment de louange. Je recevais le mardi la liste des chants à jouer et ma tâche se limitait à les apprendre pour le dimanche suivant. Cette fois-ci, j’avais choisi mes chants : six chants parmi les cantiques connus de l’assemblée. Je les avais appris par cœur, j’avais trouvé une personne pour faire défiler les paroles afin que l’assemblée puisse me suivre. Comme je ne voulais ni être seul sur scène, car j’étais encore trop mal assuré, ni ne voulais diriger un groupe avec trop de musiciens pour ma première fois, j’ai demandé à une personne de la paroisse de m’accompagner. Je m’étais alors approchée d’une femme, un peu plus âgée que moi, qui chantait plutôt bien et avec qui j’avais un bon sentiment.

Avant cette fameuse première fois, j’ai eu un entretien avec l’officière (la pasteure à l’Armée du Salut). Elle m’a demandé si j’avais pensé à trouver une personne pour faire défiler les paroles, ce que j’ai confirmé. Je lui expliquai que j’avais aussi sollicité Martine (prénom d’emprunt) pour m’accompagner au chant. À l’évocation de ce prénom, la pasteure a mis son véto net. Martine ne pouvait selon elle pas chanter et monter sur la scène de l’église : il fallait que je le fasse seul ou que je trouve quelqu’un d’autre. Étonné par sa réaction, je lui ai demandé pourquoi ? Sa réponse fut très claire : « Martine vit en concubinage et n’est pas mariée. Quand tu montes sur l’estrade, tu es un modèle pour les paroissiens, et je ne veux pas d’un modèle qui prône la vie en concubinage. » Il est utile ici de préciser que le milieu évangélique dans sa grande majorité a une morale sexuelle très stricte et prône l’abstinence totale avant le mariage. L’officière d’ajouter : « lorsqu’elle sera mariée, elle sera en règle avec Dieu et là, elle pourra chanter sur l’estrade. »

Cette question de qui peut ou ne peut pas monter sur l’estrade, j’y ai été confronté à plusieurs reprises et dans plusieurs églises. Alors que j’accompagnais une amie pour jouer dans une église évangélique apostolique, le pasteur s’est approché de moi et m’a posé quelques questions avant de valider ma présence sur la scène. Il voulait savoir si j’étais baptisé tout d’abord. Puisque dans le règlement de leur église, seules les personnes baptisées ou en voie de l’être prenaient des responsabilités et/ou montaient sur l’estrade. Selon eux, seul le baptême professant était le signe, non d’une sorte de pureté morale, mais de démarche visant à suivre le Christ, et donc par extension la morale évangélique dominante. Il m’a ensuite demandé si j’étais, je cite, « en ordre avec Dieu ». Comprendre : as-tu une vie spirituelle active, t’es-tu repenti de tes péchés et est-ce que ta morale est conforme à celle que l’on attend d’un chrétien évangélique. Bien sûr, si j’étais engagé dans une relation non abstinente hors mariage ou que si je fumais, par exemple, je n’aurais pas pu monter sur scène. Bref, ici aussi, lorsque j’ai demandé la raison de ces questions, il m’a répondu que ceux qui montent sur scène sont des modèles et qu’à ce titre, il voulait s’assurer que n’importe qui ne foulait pas les planches de l’estrade de son église.

Je me suis toujours senti mal à l’aise vis-à-vis de cette idée de modèle. J’ai intégré le milieu évangélique, car au-delà de la foi et de la croyance, on m’avait vendu l’idée d’un endroit où chacun pouvait être tel qu’il était et tel qu’il le désirait, tout en se confrontant à l’autre dans ce qu’il est de plus profond. Cette individuation dans le cadre d’une microsociété collectiviste me semblait annihiler l’idée même de « modèle ». La désillusion a eu lieu lorsque j’ai compris que je ne devais/ne pouvais pas être tel que j’étais, mais tel que le milieu le demandait, tel que la doxa l’édictait indépendamment de moi et des réflexions et remises en question que j’apportais. Il y avait un modèle à suivre, une morale établie sur la sexualité, sur la gestion de mon argent, sur les œuvres que je regardais/écoutait, sur l’expression de certaines émotions et l’étouffement d’autres (la joie, surtout la joie « dans le Seigneur » étant valorisée, la colère et la tristesse largement mise sous le tapis) et plus globalement sur tout ce que je faisais. Dans ce « faire » il y avait un modèle à suivre dans les mots que j’utilisais, dans ma manière de me vêtir, etc… Et toute remise en question que j’apportais par le prisme de milieux externe à l’église et à la foi, par le prisme « du monde » était bottée en touche puisque cela venait justement du monde et que ce n’était « pas chrétien. » Cela se matérialise dans cette prise de parole d’une paroissienne à mon endroit : « Jérôme, tu es un diamant, tu es précieux. Mais tu es brut, et tu dois te laisser tailler pour prendre une belle forme. » Mon sentiment alors, était que tous étaient taillés dans le même moule et que l’individuation n’existait pas. À l’image de Martine qui souhaitait chanter pour exprimer quelque chose de sa dévotion, à sa manière, et à qui l’on a refusé l’accès à l’estrade puisqu’elle ne rentrait pas dans les cases morales, qu’elle n’était pas un bon modèle. Les personnes ne sont pas libérées dans un statut de sujets, mais sont transformées en objets. Je me sentais, et sentais mes compagnons comme objets d’une morale, d’une doxa ; d’une uniformisation de l’être et du faire.

Alors, rien de nouveau sous le soleil me dira-t-on : c’est pareil partout. Néanmoins, il est question ici d’un lieu qui prétend prendre des distances avec les valeurs du « monde ». Un lieu qui prétend vivre dans l’amour et l’acceptation inconditionnelle de l’autre en se calquant sur le modèle d’un Jésus qui n’est finalement plus scandé que véritablement vécu. Un lieu où il y a eu tromperie sur la marchandise, publicité mensongère et où je me suis senti très rapidement objet.

Le prisme de la consommation

Il y a donc à mes yeux un rapport au monde problématique en ce qu’il transforme des sujets en objets : c’est celui de la consommation. Je questionne cet évènement par ce prisme-là, et c’est à dessein que j’ai utilisé le terme de marchandise. Parce que le problème ici, au-delà du modèle véhiculé et de l’écran de fumée qu’est l’élitisme moral, c’est la manière dont on consomme la louange, la prédication ou de manière plus large la foi. À plusieurs reprises, il m’a été donné d’être témoin de phrases du type : « ce matin, je vais au culte parce que la louange va me faire du bien », « Quand il conduit la louange, j’aime aller, car avec lui cela me plait », « je préfère une louange dépouillée et sobre ». Au-delà de la louange, cela questionne le lien à la religion de manière générale : pourquoi aller au culte ? Pourquoi choisir telle communauté plutôt qu’une autre ? Là aussi, j’ai entendu un florilège de réponses possibles : « Je préfère telle église parce qu’elle me correspond mieux dans son expression de foi », « je vais au culte ce matin pour me faire du bien », « la prédication était moyenne par rapport à d’habitude ce matin ». Toutes ces affirmations ont façonné ma manière d’être à ce que je faisais sur la scène en ce que cela a induit mon rapport à la transcendance dans une dynamique de consommation. Et cela se matérialise dans les interactions que j’avais avec les personnes au début de mon activité de musicien d’église : plutôt que des encouragements à trouver mon style, ma manière de faire, j’ai reçu des injonctions sur comment je devais faire pour mieux faire. « N’utilise pas tels mots », « ce genre de chants, ça ne passe pas ici », « Tu devrais ajouter dans ton moment plus de silences/prières/etc… ». Je devais délivrer un produit qui conviendrait au plus grand nombre. En un sens, c’est logique: un musicien, un prédicateur se met au service de la communauté. Mais être au service ne signifie pas quitter sa condition de sujet. En réalité, très rapidement, je suis devenu l’objet d’un modèle. L’objet du rapport consommateur à la foi de mes compagnons. Cette objectification m’a fait me sentir inexistant comme personne sujette. Et cela se retrouve dans la dialectique : les croyants sont à disposition, sont des outils pour Dieu qui les « utilise » comme il l’entend. Cette posture consommatrice est illustrée par une émission qui existait à l’époque sur une chaîne de télévision régionale qui s’appelait « une église cinq étoiles ». Le principe était simple : à l’image d’un dîner presque parfait, des inconnus étaient lâchés dans une église de Suisse romande et notaient les différents aspects du culte. L’accueil, la louange, la prédication, l’ambiance, etc.… étaient passés au crible des goûts des participants et l’église recevait une note moyenne à la fin de l’émission.

Ce qu’a fait en réalité l’officière de l’Armée du Salut qui m’a empêché de convier une chanteuse pour une raison morale, c’est de soigner le packaging du produit dont elle était responsable, sans en questionner le bien-fondé. Je vous renvoie aussi à ma chronique précédente où l’on peut lire mon professeur faisant la même chose en tentant d’édicter un modèle de responsable. En choisissant qui vient ou ne vient pas sur scène, on labellise la louange ou la prédication, on la rend « consommable » pour le consommateur évangélique. Ce qui est mis en place, c’est un système de management qui gère la bonne labellisations de la marchandise. Ainsi, il faut des musiciens dévoués à la forme que l’on souhaite donner à la louange. La labellisation accorde la légitimité à celui qui chante de transmettre une expérience divine, et au consommateur l’espérance que ce qu’il consomme est sain(t). Les personnes refusées ne sont pas considérées comme suffisamment bonnes à consommer : dans une église apostolique que j’ai fréquentée à quelques reprises, certains musiciens étaient mis de côté simplement car ils n’étaient pas « vendeurs ». Pas besoin d’aller jusqu’à l’élitisme moral : l’aspect physique, la timidité, les divergences musicales, voire théologiques suffisaient à barrer la route à certains. Si l’agroalimentaire transforme les matières premières pour en faire des produits standardisés, on refaçonne ici les êtres humains et les intériorités pour qu’ils correspondent à un modèle donné, promu et garanti par les responsables en place.

C’est hypocrite tant ces modèles sont des chimères en ce que si chacun était honnête et disait le réel de sa vie, alors beaucoup ne seraient probablement plus labellisés. Pendant que je dînais avec un des responsables d’une église après y avoir prêché, celui-ci a spontanément usé d’un langage disons fleuri. Sa femme lui dit sans détour, mais avec gentillesse : « Arrête de t’énerver comme ça et de parler comme ça. » Avant de se tourner vers moi et de me dire : « parfois à la maison pour qu’il se calme je lui dis que s’il continue j’en parlerai à l’église. Ça le calme directement. » Il semble, en effet, que pour beaucoup de croyants, se laisser voir tel qu’ils sont par leurs coreligionnaires serait insupportable. Comme pour tout packaging, il y a ce que l’on voit et il y a le réel que l’on ne voit pas. Ainsi, de la même manière que l’on est choqué d’apprendre que les lasagnes que l’on a achetées contenaient du cheval alors que l’étiquette mentionnait « bœuf », on sera choqué d’apprendre que tel musicien ou tel prédicateur a commis tel ou tel acte. Un jour une paroissienne, me parlant d’un conducteur de louange ayant officié pendant plusieurs années et qui trompait sa femme depuis à peu près autant de temps me dit : « tu te rends compte, j’ai été conduite dans l’adoration de Dieu par un homme qui trompait sa femme… comment être sûr que ça n’a pas eu d’influence sur moi ? ». Comprendre : est-ce que c’est vraiment pour Dieu qu’il chantait, ou pour le Diable de manière déguisée !? Autrement dit : la louange n’était pas labellisée, j’ai mangé du bœuf alors que je croyais manger du cheval.

Cette idée de packaging, je l’ai aussi rencontrée lorsque je travaillais dans le canton de Vaud dans un poste pastoral. J’avais été engagé à temps partiel pour m’occuper de la jeunesse notamment. J’avais également la charge de la prédication lors du culte dominical une à deux fois par mois, en plus de permanences au bureau pour l’aide sociale. C’était mon premier poste pastoral, et je dois bien avouer qu’à l’époque, j’étais quelque peu naïf. Naïf, car durant toute mon expérience évangélique comme paroissien, on n’a jamais cessé de me dire de venir « tel que j’étais », que Dieu m’acceptait et m’aimait comme j’étais. On m’a ressassé en long et en large que la personnalité et l’authenticité de chacun était une vertu. Mais, une fois que vous êtes passés de l’autre côté du rideau, c’est une autre histoire.

En effet, j’entamais mon premier mandat de responsable (c’était avant mon passage au centre de formation). Pétri de « venez comme vous êtes » et donc certes un peu naïf, il faut bien l’avouer, je me suis rendu à ma première prédication en shorts, t-shirt, baskets et casquette. Je crois me rappeler que le haut devait être un maillot de l’équipe de France de Rugby. Quoi qu’il en soit, j’ai présidé le culte et prêché dans cette tenue. Évidemment, la divisionnaire (la responsable romande de l’Armée du Salut), ma cheffe, était présente pour me superviser ce jour. Après le culte, elle m’a pris à part pour débriefer. J’ai eu droit à des éloges quant à ma prédication et je me sentais en confiance. Mais : « en revanche, la tenue, ça ne va pas. Nous allons te fournir des habits avec l’écusson de l’Armée du Salut. Je te demanderai d’enlever cette casquette et de mettre des baskets en meilleur état. Il y a potentiellement des personnes que cela dérange que tu sois habillé comme ça. » J’étais entré dans le processus de labellisation. J’ai fermé les yeux sur la plupart des objections que j’avais. J’ai néanmoins osé demander si l’habit avec l’écusson de l’Armée du Salut était obligatoire. Sa réponse : « quand tu travailles à la Coop, tu ne mets pas un uniforme de la Migros. Eh bien ici, c’est la même chose, on fait la promotion de l’Armée jusque sur nos corps. » Et, d’ajouter que si avant je n’avais pas de responsabilités, aujourd’hui, j’en avais. À ce titre, mon apparence faisait partie intégrante de cette responsabilité (principe que je conteste aujourd’hui encore pour une fonction telle que celle que j’exerçais) : « Jésus t’aime comme tu es, mais il t’aime trop pour te laisser comme ça », avait-elle ajouté.

Ainsi, l’apparence morale des modèles qui montent sur l’estrade comme leur apparence physique était utilisée comme packaging afin de vendre le produit « Armée du Salut », et plus largement le produit évangélique qu’est finalement le salut. « Lorsque tu es à l’extérieur, cet écusson est un excellent moyen de témoigner et de rendre visible l’institution. Je suis en uniforme (d’officier), et l’on me pose souvent des questions. Ça me permet de témoigner, mais aussi de faire un peu de pub si l’on peut dire », m’expliquait-on. Plus loin même allait le responsable national adjoint de l’Armée du Salut de l’époque qui me disait alors qu’il insistait pour que je devienne sinon officier, au moins soldat : « Et si tu ne souhaites pas devenir soldat maintenant, tu peux appliquer l’engagement de soldat pour au moins déjà promouvoir la doctrine. » L’institution avait besoin d’individus objets : des personnes remplaçables, interchangeables, qui n’ont que pour seule vocation que d’être des hommes-sandwichs, des affiches de publicité.

Ironie du sort, l’expérience me montra heureusement que toute cette démarche de packaging était une chimère lorsque l’on revenait à l’échelle humaine. J’ai, en effet, donné ma dernière prédication dans cette communauté en plein milieu de l’été. Il faisait une chaleur caniculaire, et mes proches savent que je ne supporte pas les températures qui dépassent 25 degrés. J’avais suivi les consignes de la divisionnaire et m’était habillé correctement : chaussures fermées, jeans long, t-shirt avec l’écusson Armée du Salut. À cause de la chaleur, j’avais remonté mon pantalon jusqu’au-dessus de mes genoux, et j’utilisais ma casquette comme un éventail. Soudain, je fus surpris par la personne qui présidait le culte qui m’appelait à monter sur l’estrade pour donner la prédication. Pris au dépourvu et dégoulinant de sueur, j’ai machinalement mis ma casquette sur ma tête, et n’ai pas remis en place mon pantalon. Je suis monté tout débraillé sur la scène et c’est seulement une fois arrivé au lutrin qui faisait office de pupitre que je m’apercevais que, selon les critères de ma cheffe, je n’étais absolument pas présentable. Confus, je balbutiais quelques excuses au micro et commençais à me rhabiller. C’est à ce moment-là qu’une personne de l’assemblée a pris la parole sur un ton un peu énervé, m’a dit devant tous : « C’est bon Jérôme, arrête, on te connait. Tu n’as pas besoin de te déguiser avec nous. » Après le culte, plusieurs paroissiens se sont approchés de moi et m’ont effectivement confirmé qu’ils ne comprenaient pas pourquoi je m’habillais ainsi pour le culte, alors qu’en dehors, j’avais l’air d’être une autre personne. L’un d’entre eux, pourtant à cheval sur ses tenues vestimentaires m’a dit ceci : « Évidemment que je préfèrerais te voir en uniforme de l’Armée du Salut. Les shorts ça ne me plait pas, mais en même temps, c’est toi et c’est ok ainsi. » Ils avaient l’impression que je jouais un rôle. Je leur ai rétorqué que c’étaient les consignes de ma cheffe. « Eh bien ces consignes sont idiotes. »

La morale de cette histoire, c’est qu’en l’occurrence, les personnes se fichaient totalement du packaging. Que je sois soldat, officier ou non les importait peu. Que je sois en habits du dimanche ou non également. Ce que ma cheffe jugeait comme un impondérable a plus mis les personnes en colère plus que cela ne les a rassurées. Finalement, la seule personne que cela a « potentiellement dérangé » c’est elle. Outre le fait qu’une église devrait justement être le lieu où l’on apprend à se concentrer sur le fond et non sur la forme, cela montre à quel point l’inverse peut déranger lorsque c’est visible. Pas étonnant qu’on lisse tout et pratique la politique de la poussière sous le tapis dans ces conditions. Le parallèle avec la société marchande et le monde de l’agro-alimentaire continue de me sauter aux yeux : d’abord, il y a un décalage entre ce que certains responsables de produit décident et les attentes/besoins réels des paroissiens/consommateurs. En même temps, comme pour le secteur de l’agro-alimentaire, si les consommateurs avaient réellement conscience de ce qui se passe derrière le rideau, probablement ne consommeraient-ils pas autant sans broncher tant les problèmes sont légion.

La marchandisation de la spiritualité

Plusieurs choses continuent d’illustrer cette marchandisation de la spiritualité, et ce rapport entretenu avec la foi et l’expression de foi. Je citerais pour commencer l’importance croissante du management dans le milieu d’église : lorsque je travaillais à l’Armée du Salut, nous gérions la paroisse avec du « management by objectives ». La formation d’officiers que j’ai suivie était vue par le prisme du leadership et de l’influence. Nous décortiquions la Bible et certains modèles tels que Moïse et Abraham pour tirer de leurs récits des principes de leadership et de management dits universels. Nous lisions des livres comme « les 21 lois irréfutables de l’influence », « 40 jours motivés par l’essentiel », ou « les x secrets de l’intimité avec Dieu », avec des principes clés en main que nous étions appelés à appliquer comme autant de méthodes miraculeuses pour la croissance (en nombre) de l’église. Les formateurs des diverses formations que j’ai suivies étaient souvent présentés comme pertinents car ils avaient fait grandir la quantité de leurs fidèles. Nous étions ainsi appelés à prendre exemple sur leurs méthodes : ce n’étaient plus des modèles de foi, mais de réussite commerciale. Réussite devenue le nouveau critère d’une foi juste puisque garante de la bénédiction de Dieu. Un exemple encore que je trouve flagrant : l’institut biblique IBETO d’Orvin a changé de nom pour s’appeler aujourd’hui « Start Up Ministries » et s’est délocalisé pour rejoindre la ville d’Yverdon.

L’un des aspects qui caractérise la religion évangélique, c’est sa volonté verbalisée de se mettre en opposition au monde séculier en proposant des biens spirituels concurrentiels (voir : les travaux du sociologue Jorg Stolz). Pour autant, le label « Jésus » ou « chrétien » ne rend pas meilleur un produit. M’est avis qu’une sortie de ce rapport marchand, de cette posture compétitive face au monde proposerait une religion avec beaucoup moins de dérives. Mon hypothèse est la suivante : bien plus que de se dissocier du monde, l’évangélisme joue le jeu de l’idéologie marchande. Je le qualifie personnellement de « religion du capital. » Jésus se fâche contre les marchands du temple, et plutôt que de suivre son exemple, les chrétiens tombent bien souvent dans l’écueil de redresser les tables et de les regarnir de marchandises.

La question de la possession

Enfin, cette grille de lecture permet de remettre en question une notion propre à la religion : celle de la possession. Qui possède qui/quoi et qui est possédé par qui/quoi ? On peut en l’occurrence se demander si la possession comprise dans une optique spirituelle est finalement si loin de cette notion comprise dans son sens littéral commun.

L’objectification des individus fait que j’ai vraiment vécu ma désillusion de manière très violente. Le fait de voir comment les responsables font de sujets potentiels des objets éloigne considérablement d’un idéal ou des individus sujets se confrontent dans un contexte collectiviste. Un ancien compagnon toujours évangélique, lorsque je lui parlais de cela, me disait que pour lui qui fut élevé comme ça, ça ne le choquait pas, avant d’ajouter de lui-même : « mais peut-être comme un enfant qui est élevé dans la violence ne se rend pas compte de la violence qu’il subit. » Et bien sûr, pour beaucoup de mes anciens compagnons, cette remise en question n’avait pas lieu d’être simplement parce que cela questionnait un modèle qu’ils avaient toujours connu ainsi, et qu’ils ne souhaitaient pas changer. Dans un sens, je peux le comprendre. Mais, si c’est une communauté que l’on désire construire, alors il faut aussi tenir compte de ceux qui décident de se construire hors de ce modèle, et les accepter pour ce qu’ils sont. Ceci est valable pour l’Église et en dehors. Il y a peut-être des questions à se poser en termes de possession : est-il mieux et plus responsable de « posséder » une personne « objectifiée » qui va dans le sens du modèle dominant, ou est-il mieux pour la communauté et pour les individus de permettre à chacun de se développer comme sujet dans le sens qu’il prendra, quand bien même cela va à contresens des modèles en place ? Je ne pense pas qu’en l’occurrence l’uniformisation apporte la liberté, bien au contraire.

Et bien plus que la possession, tout cela pose la question du consentement. Cela pose la question du consentement dans le choix laissé ou non aux personnes d’être ce qu’elles sont, et de faire leurs choix de vie : est-il bien raisonnable de dire à une personne que si elle souhaite chanter sur l’estrade, elle devrait se marier pour être en règle avec Dieu ? Cette question du consentement est à mettre en lien avec mon vécu personnel à ce moment précis. Parce que je m’étais converti à l’évangélisme pour une raison simple : au-delà de la croyance et de la foi, il y a l’aspect social et la reconnaissance que j’en tirais. J’étais un jeune adulte, un peu perdu dans son mal-être, qui avait passé sa vie à slalomer entre les attentes des personnes sans réellement savoir quelles étaient les miennes. Du jour au lendemain, je me suis retrouvé catapulté dans un milieu qui au premier abord ne m’a rien imposé, tout en me donnant des responsabilités grandissantes et une reconnaissance. Si j’ai vécu ce refus de pouvoir chanter avec Martine comme violent, c’est parce que celui-ci me mettait en face d’un choix impossible à faire : soit j’allais au bout de ma conviction et je ne chantais moi-même pas à ce culte, soit je me pliais au modèle, induisant la perte de mon statut de sujet pour adopter celui d’objet dudit modèle. Dis comme cela, le choix parait évident. Mais, c’est faire abstraction de mon contexte d’alors : je ne pouvais pas me résigner à tourner le dos à un modèle, aussi mortifère soit-il, pour revenir au mal-être initial. Bien plus, le milieu dans lequel j’étais s’est figé autour de moi et a répondu à des besoins qui transformaient un mal-être en quelque chose de positif. Une fois ces besoins comblés, une fois que j’étais « bloqué », s’est construit autour de moi le modèle me transformant en objet. Sur le moment, je n’avais pas les armes pour faire face. J’ai décidé de me « laisser posséder ». J’ai laissé l’image que j’avais et/ou devait avoir de moi, se faire modeler par le regard de l’autre. Ce choix a des conséquences, puisqu’en prenant cette voie, par extension, j’ai acté que Martine aussi devenait l’objet du modèle en place, mais en la plaçant, même indirectement, dans une position d’anathème. La mise en cause est infinie ici, puisque chaque choix pris par chaque partie induit des postures. Raison pour laquelle, la posture originelle de l’institution qui édicte des modèles doit à mon sens être questionnée en profondeur. Et s’il est ici question de mon expérience évangélique, il va de soi que je n’arrête pas ce questionnement à ce milieu. Je le considère de manière plus globale, y compris dans ma posture face à la société marchande.

Dans la prochaine chronique, qui sera sensiblement plus courte, je vous raconterai la fin des rapports avec ma cheffe la divisionnaire, et comment notre dernier entretien fut révélateur de la puissance de la doxa et sa potentialité à détruire l’altérité. Par la suite, je reviendrai sur la question de la soumission à l’autorité, et comment celle-ci est instrumentalisée à dessein par certains responsables.

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